Avocate au barreau du Cameroun où elle a exercé pendant 20 ans et au barreau du Val d’Oise , Arlète Tonye est l’auteur des ouvrages de référence dans le domaine de la finance en général. Ses occupations quotidiennes en droit des financements et dans l’ingénierie financière ne l’ont pas coupée de la «dure réalité » politique, économique et sociale de l’Afrique en général. C’est par une œuvre romanesque que l’auteur de plusieurs essais a voulu saisir la réalité du «retour au pays natal» dans un univers dévasté par les programmes d’ajustement structurels, univers où la bourgeoisie des affaires assiste avec inquiétude à la paupérisation de son luxueux quartiers d’affaires, enfermé maintenant par les bidonvilles. Financial Afrik vous propose en plusieurs épisodes, les morceaux choisis de cette œuvre vivante, indispensable à lire avant de rentrer au pays.
Episode II: « La philosophie musclée de monsieur le ministre face à une banque en faillite »
Dans l’épisode I intitulé « la banque demande à ses clients d’écouter la radio », a jeune avocate Doris avait assisté à l’histoire d’un emprunt obligataire lancé par l’Etat via une banque d’investissement lancé par l’Etat via une banque d’investissement. Quand cette institution renommée tombe en faillite, les petits épargnants se voient proposés un étrange deal: « écoutez la radio, un communiqué sera annoncé ». Dans l’épisode II, Doris, embarquée par le directeur de l’institution en faillite, assiste à une inédite envolée ministérielle.
– Duncan Davezies, se présenta-t-il d’une voix de crooner, alors que leurs regards se rencontraient. Il lui tendit sa carte de visite.
– Doris Boum, répliqua-t-elle.
– Je ne vous demande pas comment vous allez, observa-t-il sans concession à ses traits fatigués.
– J’apprécie votre perspicacité, répondit-elle en lui désignant le couloir qui menait à son bureau.Au moins irons-nous droit à l’essentiel.
– Je suis désolé de débarquer sans prévenir,s’excusa-t-il.
– Puisque vous êtes là, se résigna-t-elle en l’invitant à s’asseoir.
Il sortit une feuille d’une poche de sa veste, la déplia et la tendit à Maître Boum qui la reconnut :
– C’est le courrier que je vous ai adressé,remarqua-t-elle.
– Une demande d’explications vous voulez dire, rectifia-t-il.
– À laquelle vous n’avez pourtant pas cru devoir répondre, dans ce cas.
– J’abhorre ces échanges épistolaires. Je préfère un entretien franc.
– Et sans trace. Un rendez-vous, c’est quand même ce qu’il y a de plus courtois.
– Ça ôte du naturel à l’exercice.
– De l’exercice, j’en ai eu plus que ma dose aujourd’hui, ce n’est vraiment pas le jour, comme vous l’avez brillamment relevé. Il faudra prendre rendez-vous, à moins que vous ne soyez porteur du chèque de mes clients. Comme surprise, ça me conviendrait mieux.
– Pour un avocat de votre niveau, je crains fort que pareil optimisme tienne de la faute professionnelle.
– La flagornerie n’est pas de bon conseil, si nous gagnions du temps ?
– D’accord. Oubliez cette affaire, ce sera plus simple.
– Pardon ? s’étrangla Doris.
– Vous m’avez fort bien entendu.
– J’en ai bien peur. Il ne s’agit pas de moi. Tout ce que mes clients vous demandent, c’est le remboursement de leur argent conformément aux bul-letins de souscription.
– Alors, laissez-nous mener les choses à notre façon.
– Il n’y a qu’une façon de faire en matière de contrat : la façon convenue par les parties.
– Sauf qu’en l’espèce, il y en a une qui est plus forte que l’autre.
– Elle n’était pas si forte quand elle en voulait à ses sous.
– La roue a tourné
– C’est bien pour cela que le droit existe, pour combattre la force, les prédateurs dans votre genre.
– Tout de suite les grands mots, lâcha Duncan Davezies, désabusé en levant les bras. Le monde que vous décrivez n’existe pas. Vous êtes une femme intelligente, j’essaie seulement de vous dire de faire preuve de patience et de déférence.
Déjà tendue, Doris fulmina :
– À l’égard de l’État ? Il ne manquerait plus queça ! C’est sûrement très déférent de sa part de ne pas payer ses dettes à des pauvres hères qui ont eula naïveté de lui faire confiance ! Six mois de mépris, ça se traduit comment en langage d’État ?
– Je vous aurais prévenue.
– Vous savez que ça correspond à un article du code pénal, ce que vous faîtes?
– Alors, vous allez mettre l’État en prison ?
– Puisque l’État, c’est vous, sachez que ce n’est pas un bouclier.
– Ça y ressemble pourtant férocement par ici.
– Pour votre information, ça se fissure.
– Puisque vous tenez aux rendez-vous, passez donc me voir demain à dix heures, concéda Duncan, vaincu. Le café sera encore chaud.
– Je bois du thé.
– Charmant bureau.
Duncan Davezies quitta la pièce d’un pas léger après avoir abîmé l’humeur de Doris. Le commetaire de Duncan la fit reconsidérer son bureau.
Comme elle adorait les grands espaces, c’était unegrande pièce, éclairée par deux grandes baies vitréesouvertes sur un balcon au troisième étage d’unimmeuble ancien. Si les lignes droites étaient occupées par une grande bibliothèque et un bureauen demi-cercle tout aussi grand et moderne, le resten’était que fantaisie. L’ensemble était coloré de nuances de gris et de bordeaux, rehaussé par quelques œuvres d’art africain. Voyant sa plante verte flétrir dans un angle, elle chercha une bouteille d’eau et l’arrosa. De sympathiques stores italiens la protégeaient du soleil envahissant. Un splitdiscret et silencieux rafraîchissait la pièce. Un brin déconcertée par cette brève et inopportune apparition, Doris consulta sa montre. Constatant son retard, elle prit son sac, éteignit la lumière et sortit.
À quarante ans, Doris était divorcée et mère de deux enfants, Yann, un adolescent de treize ans et Iris, une petite fille de huit ans. Ils vivaient dansune banlieue cossue de la ville, à laquelle ne ressemblaient pas les routes qui y menaient. La perspective du trajet cahoteux à subir avant de rejoindre ses pénates accrut son agacement. Heureusement, la présence de Noëlle, une nièce d’une vingtaine d’années atténuait son sentiment de culpabilité, lorsqu’elle manquait leurs devoirs ou l’heure du coucher.
Ce soir-là, elle arriva juste à temps. Yann s’était émancipé du rituel du coucher mais consentait encore à lui faire la bise. Iris glissait dans ses draps quand sa maman entra dans sa chambre :
– J’ai bien cru que je ne te verrais pas ce soir, lui reprocha-t-elle.
– J’étais à l’audience, ma puce.
– Je n’aime pas les audiences.
– Pourquoi ?
– Quand tu y es, tu ne penses plus à nous.
– Ce n’est pas vrai, répondit Doris, le cœur serré. Rien ne sera jamais plus important que vous, la rassura-t-elle en lui déposant une bise sur le front. Voyant sa mère soucieuse, Iris s’enhardit :
– Tu as l’air fatiguée.
– Ça a été très dur aujourd’hui.
– C’était quoi, l’histoire ?
– Une maman qui ne peut pas embrasser sa fille le soir parce qu’elle est en prison.
– Depuis longtemps ?
– Presque dix ans.
– Plus vieux que moi ! C’est long, hein, mesura la gamine.
– En effet.
– Dans ce cas, j’ai de la chance alors, reconnut l’enfant.
– Tu peux le dire. Bonne nuit et fais de beaux rêves.
– Bonne nuit, maman.
– Maman, entendit-elle encore alors qu’elle éteignait la lumière, tu ne nous quitteras jamais n’est-ce pas ?
– Jamais, ma chérie.
– Promis ?
– Promis.
Peinée au sortir de la chambre de sa fille, Doris se coula un bain. Elle avait besoin de se délasser, de défaire les nœuds qui l’engourdissaient. Elle se dévêtit, enivrée par les effluves floraux émis par la mousse montante. Puis, lentement, elle entra dans la cuve chaude et se détendit. Un pur moment de bonheur, que ce bain purificateur et relaxant. Avec toute la faune qu’elle affrontait les jours d’audience, notamment lors des séances criminelles marquées d’une forte affluence compacte, son bain prenait des allures de baptême adventiste, avec immersion complète et renaissance.
Armée d’ungant de toilette d’une extrême douceur, Doris pritle temps de déboucher tous ses pores obstrués par les désagréables alluvions de la journée. Elle appréciait particulièrement ces moments de quiétude, où elle pouvait écouter le silence, ces nuits où ne résonnaient plus dans la maison les puériles jérémiades de son ex-mari. Des soirs comme celui-là, elle se demandait comment elle avait pu mener une existence chahutée auprès d’un mari fumeur invétéré et alcoolique. Elle réalisa soudain que depuis quelques temps, elle pouvait évoquer son passé sans souffrance et se souvenir des instants les pluspénibles de son mariage sans amertume. Comment avait-elle pu se tromper à ce point ?
Tout avait pourtant si bien commencé. Une belle rencontre par une belle après-midi ensoleillée, une longue amitié qui avait glissé vers un sentiment plus tendre au fil des ans à la faveur d’une complicité intellectuelle et artistique. Un mariage, deux beaux enfants en bonne santé puis l’ennui, invité par le chômage du mari. Attaché de direction d’une entreprise coloniale à la fin de ses études, Yves avait été l’une des premières victimes de la crise. C’était un ancien camarade de faculté qu’elle avait retrouvé à son retour au pays. L’amitié mua en amour et Doris épousa Yves malgré le fait qu’il fût sans emploi, croyant en lui. Mais aucune entreprise ne voulut l’embaucher à son niveau deresponsabilité et l’orgueil d’Yves le rendit allergique à tout emploi subalterne. Miné par son échec, attendant tout de Doris, Yves n’assuma aucuneresponsabilité en dix ans de mariage, si ce n’est celle de faire des enfants. Encore qu’ils étaient arrivés comme un cadeau, sans autre effort de sapart qu’un plaisir accidentellement fertile. Pour autant, il en était aussi fier que d’un trophée décroché de haute lutte. À moins que cette lutte ne se soit résumée à un investissement affectif, jalousement revendiqué en son temps. Insidieusement, Yves sombra dans l’alcool.
Comme l’alcool ne résolvait aucun problème, vinrent les scènes de ménage transportées au cabinet de Doris, dont les clients étaient devenus des amants, statut également attribué aux confrères d’une amitié assidue.
Le ton monta, comme la violence, crescendo, jusqu’aux coups de poing. À ce moment, Doris trouva la force de mettre son mari à la porte avec armes et bagages. Sous l’émotion de ce souvenir, le crin doux du gant de toilette étala l’abondante mousse sur la peau nacrée de Doris. Glissant sur la peau sans aspérité, il fit un parcours agréablement lent avant que Doris n’émerge de l’eau savonneuse pour se rincer d’un jet de douche. Enveloppée dans une spongieuse robe de bain, elle se sécha, enfila un pyjama et s’autorisa un repas frugal : du cœur de laitue mouillé de vinaigre balsamique, un morceau de pain, du fromage et un verre de vin.
Exténuée pour prétendre à plus, elle ne tarda pas à saluer son lit.
Le matin, elle mettait un point d’honneur à accompagner elle-même ses enfants à l’école. C’était le moment privilégié de la journée, celui où l’air de rien, elle instaurait ou rappelait quelques règles, glanait des informations sur l’intimité débutante de son fils et se renseignait sur les amitiés de sa fille.
Parfois, les sujets de conversation s’avéraient plus sérieux, comme ce jour-là, le sida. Toute fière de montrer qu’elle en savait autant que sa mère et son frère sur le thème, Iris suivait une émission à la radio. À la question d’un journaliste qui interrogeait un groupe d’élèves sur les modes de transmission du sida, sa voix fluette fusa :
– Ce sont des gens qui se mélangent, se mélangent et n’arrêtent pas de se mélanger. À la fin, ilsattrapent le sida.
Jusqu’à son arrivée à l’école, Iris eut du mal à comprendre pourquoi les grands étaient morts de rire.
– C’est vrai ou pas ? s’étonna-t-elle
– Si, si, hoqueta Doris.
– Ben, alors ? demanda-t-elle avec gravité en haussant les épaules d’incompréhension.
Une demi-heure plus tard, Doris retrouva son train quotidien. Penchée sur le parapheur ouvert, elle s’arma de son stylo dont elle adorait la bille. Elle roulait sans effort et avec grâce sur le papier.
À neuf heures, le soleil éclaboussait déjà la matinée d’une égayante clarté et Doris fit le pari de la confiance à cette journée souriante. Le droit financier n’était pas une matière connue des prétoires et rien ne présageait d’une possible évolution. Certes, une loi spécifique enrichissait de temps en tempsl’arsenal législatif, révélant les projets du gouvernement. Mais elle n’était accompagnée d’aucune mesure de formation du personnel judiciaire, l’expérience de ce dernier se limitait aux divorces, recouvrements de créances ou, pour les plus « chanceux », aux détournements de deniers publics. Aussi pouvait-on légitimement s’interroger sur pareille négligence. Signifiait-elle que leurs cerveaux étaient inaccessibles aux méandres de cette législation ou que l’effort budgétaire et logistique requis pour la formation continue était découra- geant ?
Lors de ces interrogations, se ravivait son incompréhension de ces gouvernements qui préféraient les mercenaires occidentaux à leurs élites orphelines. Pourtant, de consultations en études et autres séminaires, rien n’améliorait l’ordinaire du commun des bipèdes. Prise par d’autres priorités,Doris avait renoncé à y réfléchir. Sa propre compétence avait mis du temps à être reconnue. Le tour des autres viendrait sûrement. Préférant lar-gement l’activité de conseil juridique à celle du contentieux judiciaire, Doris évoluait surtout dans les arcanes de la haute administration et les antichambres luxueuses de salles de conseils d’administration grâce à de récents frémissements législatifs.
En effet, depuis quelques mois, de nouvelles lois laissaient entrevoir les pistes que l’État voulait explorer. De même, conseillées par les cabinetsinternationaux, les grandes entreprises osaient de nouveaux partenariats. Doris était sollicitée, tant par l’État qui se résolvait à l’aventure de projets ambitieux, que par les entreprises en quête de soutien pour financer leur croissance. De temps à autre, elle revenait à des sujets plus prosaïquescomme l’assassinat de la veille, histoire de ne pas perdre contact avec la réalité. Sa réalité de l’heure, c’était le recouvrement d’un emprunt que l’État avait contracté auprès d’un large public notoirement composé de paysans. Sa famille en faisait partie et cette affaire prenait un tour de plus en plus sombre comme en témoignaient les larmes de Christine. De quoi s’agissait-il ?
Sept ans plus tôt, les caisses vides, incapable de payer les retraites des fonctionnaires, l’État avait lancé un emprunt à un taux assez attractif poursusciter l’intérêt du public. Publicité et promesses mirifiques firent le reste et le niveau des souscriptions dépassa ses espérances. Problème, l’emprunt était venu à échéance depuis six mois dans un silence bruyant. Non seulement, les créanciers n’avaient pas été remboursés, mais le gouvernement ne communiquait même pas sur ce retard.
Ceux qui avaient eu le courage d’oser s’informer dans les couloirs de l’administration s’étaient entendus répondre qu’il fallait attendre. Selon laformule consacrée : « Ça va venir ». C’est ce que lui avaient rapporté les créanciers incrédules qui, inquiets de cette réponse d’autocrate, lui avaientconfié la défense de leurs intérêts. Il s’agissait d’une centaine de paysans regroupés en une coopérative, qui avaient cru faire un placement judicieux. Doris avait donc adressé à la Compagnie nationale d’investissement, qui avait contracté l’emprunt au nom de l’État et à la Caisse centrale des Dépôts, qui l’avait garanti, une mise en demeure de payer en bonne et due forme. Un mois plus tard, pour toute réponse, elle recevait la visite inattendue de Duncan Davezies, le directeur général de la Caisse centrale des Dépôts qui, sous la menace, ne lui recommandait rien d’autre qu’un silence patient etcourtois. Elle ne pouvait pas se résoudre à croire les autorités publiques capables de pareil cynisme. Il s’était forcément passé quelque chose, dont la visite de Christine dessinait les inquiétants contours. L’œil sur son poignet, Doris nota avec satisfaction qu’elle était à l’heure à son rendez-vous. Au huitième étage de l’immeuble de verre qui abritait le siège de la Banque publique, une question existentielle taraudait Duncan : comment avait-il pu en arriver là ? Il avait commencé sa carrière comme inspecteur des Finances dans la haute administration française. Bien que sa compétence l’eût rapidement placé sous l’aile protectrice de ses patrons, il ne se sentit jamais à l’aise dans des procédures strictes et une hiérarchie pesante.
Comment se fait-il que vous ayez été nommé administrateur provisoire alors que c’est vous qui avez plombé labanque ?
Pour s’en affranchir, il obtint des missions en Afrique. Il s’y plut tellement qu’il y resta et commença une carrière dans la banque. Dans le cadre d’expériences sous-régionales, il participa au redressement de diverses banques appelées à l’époque banques de développement en raison de l’importante implication étatique dans leur gestion. En reconnaissance des services rendus, il fut nommé à la tête dela Caisse centrale des Dépôts, la banque la plus importante du pays. Seule ombre au tableau, sa vie privée. Son épouse qui, n’avait supporté ni la chaleur, ni les mœurs africaines, était rentrée à Paris, où elle avait demandé et obtenu le divorce.
Alors, pris par ses obligations professionnelles qui se révélèrent autant de défis, Duncan Davezies se contentait d’aventures sans lendemain lorsque soncorps lui réclamait des comptes. Il en était là de ses réflexions, lorsque fut annoncée Doris Boum. Quelques minutes plus tard, ils se serrèrent la main.
Immédiatement, elle fut frappée par le ton inhabituel de la pièce, un mariage de vert foncé et de vert clair. Ce n’était pas souvent qu’elle s’asseyait dans des fauteuils aussi profonds et moelleux de cuir vert. Aurait-il voulu accorder le décor à ses yeux qu’il n’aurait pas fait autrement. Immense, la pièce était claire et lumineuse. Elle culminait au dernier étage d’un prétentieux immeuble de verre baigné par la lumière du jour. Au fond de la salle se trouvait le bureau du patron entouré de bahuts et autres rangements. En face de lui, un salon seprêtait à tous les usages. L’attrayante couleur du ciel contrastait avec la lourde gravité de l’heure.
– Le thé de Madame est avancé, dit Duncan en faisant le service.
– Merci.
Puis, il prit un document sur sa table, le tendit à Doris en la rejoignant au salon où il s’assit en face d’elle. Dès la première ligne, le sang de Doris se glaça. Elle leva vers lui un regard soupçonneux, à la recherche d’un démenti :
– Ne me dîtes pas que vous êtes surprise, remarqua Duncan.
– Entre les rumeurs et la réalité, essaya-t-elle.
– Parfois, les rumeurs sont la réalité.
– Si vous le dîtes
– Je peux toujours trouver des justifications techniques mais à vous je ne peux parler que clairement : la banque est en faillite.
– Félicitations. Et maintenant ?
– À vous de voir : soit vous me faîtes la guerre, soit vous devenez mon alliée.
– Vous ne manquez pas d’air. Et pourquoi, vous aiderais-je ?
– Venez voir, l’invita-t-il en se levant.
Docile, Doris le suivit, alors qu’il lui faisait de la place devant la vitre. Les deux rues, qui formaient l’angle droit où se nichait la banque, étaient noires de monde. Compacte, silencieuse, disciplinée, la foule attendait, brandissant une pancarte sur laquelle était inscrite sa réclamation, claire et nette :« Rendez nous notre argent ». Dans un soupir d’impuissance, Doris regagna sa place :
– C’est parmi eux que je devrais être, vous savez.
– Peut-être mais en attendant, c’est dans mon bureau que vous vous trouvez.
– Pour une bonne raison, j’espère. Comment se fait-il que vous ayez été nommé administrateur provisoire alors que c’est vous qui avez plombé la banque ?
– Ça, c’est de la politique, esquiva-t-il
– Avec un « p » acrobatique, railla-t-elle. Vous avez la carte du parti ?
– Membre d’honneur, dit-il fièrement
– Ce n’est pas banal, reconnut-elle. Tout de même, quel revirement ! Hier, vous me menaciez des pires représailles et aujourd’hui, je suis le bon samaritain ?
– J’ai peut-être eu tort.
– À quel moment ?
– Si seulement je le savais !
– Quand la nouvelle sera-t-elle rendue publique ?
– Au journal de dix-sept heures.
– Que comptez-vous faire ?
– Je n’en ai pas la moindre idée. Ce n’était pas prévu.
– Vous devriez quand même leur parler, si vous ne voulez pas rester calfeutré ici toute la journée.
– Pour leur dire quoi ?
– Que vous êtes désolé et que vous n’allez pas les laisser tomber, par exemple
– Une banque qui fait des excuses aux clients, ça existe ?
– Rien ne l’interdit, en tous cas. Vous êtes la seule profession que les gens paient pour faire commerce de leur argent. Un peu d’humilité vous écorcherait-elle les lèvres ?
– Je n’ai pas envie de me faire lyncher.
– Ah quand même ! Vous le mériteriez pourtant.
– C’est votre heure de gloire, profitez-en.
– Je ne vois pas quel plaisir il y a à se réjouir du malheur des autres.
– Encore heureux que j’aie un parking souterrain, reprit-il après quelques secondes de silence.
– Il n’a pas de sortie, ce parking ? ironisa Doris.
En colère, Duncan, peu soucieux de la présence de Doris, manifesta son impuissance en frappant du poing sur le bureau et en jurant. Doris crut qu’ilallait briser le plateau en verre. Pendant un gros quart d’heure, il tourna en rond dans son bureau comme un ours en cage sous l’œil attentif de Doris, curieuse d’assister au dénouement de l’incontournable affrontement. Soudain, il se saisit du téléphone et déclara :
– Il n’y a qu’une seule solution, la police.
– Vous plaisantez ?
– Pas le ministre en tous cas.
– À votre place, je me méfierais. De toute façon,je n’assisterai pas à cela.
Doris n’attendit pas la suite et se leva sous le regard torve de Duncan Davezies qu’elle n’approuvait pas du tout :
– Et le thé ?
– Très joli, le samovar.
Tardivement informé d’une réunion dans les services du Premier ministre, Duncan tomba du lit pour prendre la route nationale qui menait vers lacité souveraine. Pendant près de trois heures, il traversa des contrées endormies sous l’épaisse frondaison de la forêt tropicale. Dispersés dans la nature brute, les villages surgissaient brutalement de la forêt au détour d’un virage pour offrir au voyageur un alignement de cases en terre battue.
Parfois, ils étaient annoncés par une vieille esse qui portait pendant des heures le cadavre d’un gibier à vendre. Le pauvre animal gisait au-dessus de régimes de plantains ou de tas de fruits blets qui coloraient un instable comptoir en bois. Puis, des heures plus tard, il finissait en sauce soit en ville, soit dans l’un des innombrables débits de boissons disséminés sur le parcours qui peuplaient les cimetières du pays. Tout au long de cette route sinueuse, l’antique architecture des gares et des églises entretenait la mémoire des colons.
Sous la menace de l’aurore grise, Duncan croisa les doigts pour arriver avant que n’éclatât l’orage imminent. Ce ciel bas l’épouvantait et n’augurait pas d’échanges sereins. Poursuivi par le grondement du tonnerre, il entra dans la ville à l’heure officielle de l’ouverture des bureaux. Mais connaissant les habitudes des ronds-de-cuir désinhibés et autres tire-au-flanc décontractés, il prit le temps d’un petit-déjeuner dans le confort ouaté de l’hôtel le plus huppé de la capitale. La réunion commença avec deux heures de retard. Y prenaient part le secrétaire général auprès des services du Premier ministre, le ministre des Finances, Jean Manga, le directeur de la Compagnie nationale d’Investis-sement et Duncan Davezies.
– L’heure est grave, commença le secrétaire général mais l’État est prêt à mettre la main au pot.
– Pourquoi avoir alors attendu la faillite de la banque ? demanda Duncan
– Quelle faillite ? Il n’y a pas de faillite parce qu’il ne peut pas y avoir de faillite. Ce mot doit être proscrit de votre vocabulaire.
– Parlant de ça, ne jouez pas avec les mots, Excellence. Vous savez très bien ce qu’il en est. Et, il est de mon pouvoir de déclarer la faillite d’un instant à l’autre. D’ailleurs, je dois à la vérité de le faire.
– Et au gouvernement de ne pas le faire. C’est justement pour nous assurer que vous n’en ferez rien que vous avez été convoqué.
Duncan se sentit dans la peau d’un vulgaire lad mais s’entêta :
– Donnez-moi une bonne raison de ne pas le faire.
– Votre nomination.
– La première ou la deuxième ?
– C’est le même lot.
Subitement, des éclairs fendirent le ciel et les murs du bureau frais, traversèrent le costume rayé de Duncan et lui brûlèrent la peau. L’orgueil deDuncan, son principal soutien, ne lui fut d’aucun secours à cet instant. Il fut le premier à reconnaître que les compromissions recuites dont il s’était rendu complice l’avaient affaibli. Sans une bienveillance grassement récompensée, les pertes de la banque n’auraient certainement pas atteint les abysses avérés.
– Tout ce qu’on vous demande, c’est d’attendre la proposition de l’État.
– Surtout, prenez votre temps, je vous rappelle que mon mandat n’est que de trois mois.
– Nous en sommes conscients.
– Très bien, dans ce cas au moins, je n’aurai pas perdu ma journée, ironisa-t-il.
– Ne prenez aucune initiative sans m’en référer Davezies, lui recommanda le ministre.
– Je regrette, Excellence, c’est exactement ce que me réclame mon mandat, des initiatives pour redresser la banque, résista Duncan. Il y a mêmeun nom pour cela : la restructuration.
– Ça, c’est la théorie. La pratique attend de vous que vous exécutiez des ordres, gronda le ministre.
– Sûrement pas ceux du gouvernement, en tous cas.
Interloqué par tant d’outrecuidance, le ministre le considéra un instant avant de reprendre :
– Monsieur…, hem.
– Davezies.
– Y a-t-il quelque chose que je devrais comprendre ?
– Excellence, les temps ont changé. Cette crise devrait peut-être nous servir de leçon pour que nous nous adaptions aux normes internationales de gestion.
– Parce que, pour vous, la crise n’est pas internationale ?
– Peut-être mais est-il international de chasser les clients à la matraque ?
– Vous auriez préféré une émeute ? Ils ont même eu de la chance. Je connais d’autres endroits où ils auraient pu être tués. Estimez-vous heureux et allez attendre qu’on vous dise ce que vous aurez à faire. La Commission Bancaire n’est pas indépendante. Pas encore. Et si vous n’êtes pas d’accord, je peux également vous suggérer un nom : démission à moins que vous n’en préfériez un autre :révocation.
La séance n’avait pas duré vingt minutes et Duncan n’en revenait pas d’avoir pris le risque dela route pour être tancé comme un sous-fifre devant témoins. À l’extérieur, il desserra sa cravate et chercha du réconfort dans le spectacle de la nature. Du balcon du ministère, il embrassa la ville vallonnée arrosée par la pluie qui avait commencé pendant qu’il se faisait réprimander.
Lire l’épisode prochain le vendredi 28 juin