« Dans les rues de toutes les grandes villes d’Egypte, celles et ceux qui descendent dans la rue ne sont pas tous des frères musulmans», écrit Tariq Ramadan sur son site (in « Egypte : de si gros mensonges»).
Par Majid Kamil
On peut ne pas adhérer à l’idéologie des frères musulmans, la rejeter totalement (ce qui est le cas de l’auteur de ces lignes), et dans le même temps, considérer que ce qui se passe aujourd’hui en Egypte porte un rude coup à la renaissance démocratique arabe, voire sert, à terme, les intérêts des intégristes.
Certes, nul ne peut, ni ne doit, parler à la place des Egyptiens. Ils ont bravé la mort pour renverser le pouvoir de Moubarak. Ils sont de nouveau montés au front, si l’on peut dire, pour défendre leur liberté. Mais le combat qu’ils mènent dépasse les frontières de l’Egypte. Il nous concerne tous et il aura des conséquences majeures sur l’avenir de nos enfants. A ce titre nous ne pouvons pas, nous ne devons pas, nous en désintéresser, ou le traiter à la légère.
Comme le souligne le politologue Gilles Képel, « aujourd’hui, après un an et plus au pouvoir, il y a eu une réaction contre les Frères musulmans, causée à la fois par leur incompétence au gouvernement et aussi par les projets que leurs prêtaient leurs adversaires : noyauter les Etats pour ne plus les lâcher » (« Hunffington post », 19/08/2013).
Face à cette situation grave, la résistance du peuple égyptien, notamment sa jeunesse, de nouveau mobilisé, nous a inspiré respect et admiration. Cette résistance aurait elle fait plier le président Morsi ? On ne le saura jamais et cela est regrettable. Ainsi, s’il est vrai que des dizaines de millions de pétitionnaires avaient signé un appel réclamant le départ du président, s’il est vrai que des milliers de personnes occupaient les grandes places d’Egypte, et en particulier l’emblématique place Tahrir, s’il est vrai que le peuple était las de l’incompétence de Morsi, alors l’intervention de l’armée était inopportune.
En effet, comment ne pas voir que le coup de force militaire donne des arguments politiques aux «frères» qui, autrement, et sous la pression populaire, seraient tombés submergés par leurs carences, ou auraient été contraints à des compromis profonds. Au lieu de cela, une occasion en or leur a été offerte de se poser en victimes d’un complot international et, ironie (amère) de l’histoire, en défenseur de la légalité démocratique.
Situation inquiétante car «les deux moitiés antagonistes de l’Egypte sont capables de se bloquer l’une l’autre et il est à craindre qu’aucune ne soit à même d’imposer sa volonté dans un contexte de polarisation où l’armée n’a pas hésité à faire l’usage de ses armes pendant une semaine où probablement un millier de personnes ont été tuées » (G. Képel, article cité). Le professeur Jean Marcou note que « le bilan d’une répression (638 morts officiellement) qui a tourné au bain de sang, s’est approché en quelques heures de celui résultant des 3 semaines de révolution qui, en janvier-février 2011, ont renversé le régime d’Hosni Moubarak (évalué à 890 morts ». (« Huffington post » 18/08/2013).
La révolution arabe est partie de la Tunisie. Nous aurions donc intérêt à regarder de nouveau, avec attention, ce qui se passe dans ce pays, qui ne cesse décidément de nous surprendre. En réponse aux crimes, le peuple s’est mobilisé, a manifesté, est resté vigilant, toujours dans la dignité et le respect de certaines règles. La puissante centrale syndicale UGTT négocie avec les responsables du parti Ennahda qui, quoi qu’on dise, font des concessions, non par plaisir, mais sous la contrainte. On peut oser le pari que Ennahda pliera, comme elle a d’ailleurs commencé à le faire. Par leur mobilisation, leur détermination, mais aussi leur pragmatisme, les tunisiens sont en train d’installer les véritables fondations de la démocratie dans leur pays. Prions pour qu’ils réussissent.
« La révolution n’est pas un diner de gala et on ne s’y rend pas avec des gants blancs » disait Mao. Certes, mais la démocratie c’est d’abord un comportement civilisé (et quelques fois il faut accepter d’être civilisé pour deux). L’histoire récente nous apprend que les révolutions qui ont réussies sont le fruit de compromis. Alain Gresh rappelle que, tirant les leçons du coup d’état de Pinochet contre le président Allende au Chili, le secrétaire général du parti communiste italien, Enrico Berlinguer, proposa à la démocratie chrétienne ce qu’il appela un «compromis historique». Il fut violemment dénoncé par l’extrême gauche qui scandait alors « Au Chili, le compromis se fait avec les armes» (voir le « blog diplo » d’Alain Gresh, 01/04/2013). La patience, la détermination, ainsi que l’indispensable vigilance ont payés. Le Chili est redevenu une démocratie, et la démocratie italienne doit beaucoup à Enrico Berlinguer.
Est-il encore possible de trouver un compromis historique en Egypte ? Rien ne doit être épargné pour essayer d’y parvenir. Comme l’écrit le journaliste Edwy Plénel, dans un article d’une grande justesse, « les idéologues du choc des civilisations, qui essentialisent les identités, les cultures et les religions n’ont que faire des incertitudes et des précautions d’une pensée complexe de cette crise multiforme » Or, « (……) toutes ces sociétés bougent en profondeur ». (« Médiapart.fr 18/08/2013). Et d’ajouter (constat, qui, au delà de l’Egypte, s’applique à tout le monde arabe) : « (…) l’une des données de la crise égyptienne, sous sa confusion indécidable, n’est elle pas l’expression directe d’une société définitivement sortie de sa résignation, au point qu’elle s’est massivement retournée contre l’exercice du pouvoir par les frères musulmans après le leur avoir sans conteste confié »
Cette nouvelle réalité historique, majeure, ne peut se développer et s’approfondir que dans le cadre d’un projet politique, économique, culturel, respectueux de tous et de chacun et (surtout) de chacune. Et non dans la violence et la répression. Pour y parvenir, plus que de savoir raison garder, il faut pouvoir raison retrouver. Et vite.