Il suffit d’ouvrir un magazine ou un journal à grand tirage pour en apprendre sur les innovations qui déferlent sur l’Afrique, du M-Pesa, service de transfert d’argent par téléphone mobile inventé au Kenya et qui a révolutionné les pratiques bancaires en Afrique, au Square Kilometer Array, le plus grand et le plus puissant radiotélescope jamais construit au monde, qu’abrite l’Afrique du Sud.
On est bien loin d’un sentiment largement répandu! Ces réalisations africaines constituent-elles une surprise? Pas vraiment! L’Afrique a la science et l’innovation de pointe dans le sang depuis l’antiquité. Mais ses réalisations lui ont rarement été attribuées ou simplement portées sur la place publique. Elles vont d’équations algébriques formulées il y a environ 35 000 ans par le génie des bâtisseurs des pyramides, au savoir astronomique extraordinaire du peuple Dogon en passant par les chefs-d’œuvre architecturaux de Tombouctou ou du Grand Zimbabwe.
Faire progresser le programme de l’Afrique sur la science, la technologie et l’innovation (STI) et l’appliquer effectivement à la transformation économique constitue le nouveau défi du continent. Selon le Rapport de l’UNESCO sur la science 2010, la recherche-développement (R-D) en Afrique attire encore moins de fonds publics que les secteurs militaire, éducatif ou sanitaire. Une enquête menée en 2012 par l’UA/NEPAD dans 19 pays africains montre que seuls le Malawi, l’Ouganda et l’Afrique du Sud investissent plus de 1% de leur PIB dans la R-D, contre de 0,2% à 0,5% pour les autres. Le rapport précité de l’UNESCO souligne que l’Afrique ne consacre que 0,3% du PIB en moyenne à la R-D. C’est sept fois moins que l’investissement réalisé dans les pays industrialisés.
Le continent n’a enregistré que 0,6% des demandes mondiales de brevets, contre 51% en Asie. Il ne consacre que 0,4% des dépenses intérieures brutes à la R-D, contre 1,6% pour l’Asie. Si les innovations se multiplient, leur valeur, leur qualité, leur pertinence et leur impact sont éclipsés par l’insuffisance des investissements dans la production et la commercialisation du savoir. La situation est d’autant plus délicate qu’il y a une pénurie de scientifiques et d’ingénieurs hautement qualifiés. En 2007, on ne comptait que 164 chercheurs pour un million d’Africains, contre une moyenne mondiale de 1081. En dépit de ce retard sur le reste du monde, on assiste à un engouement suscité par l’adoption rapide des nouvelles technologies et la multiplication des pôle d’innovation peu coûteux, qui contribuent à faire avancer le programme de transformation du continent.
Des pays africains comme le Kenya, le Rwanda, le Maroc, le Nigéria ou l’Afrique du Sud, ont les moyens de décoller à l’instar de pionniers de la technologie comme la Chine, la République de Corée ou le Brésil, au cours de précédentes révolutions technologiques. La montée de la Chine, par exemple, a eu lieu en seulement trois décennies, grâce aux réformes introduites par Deng Xiaoping qui ont permis d’affranchir plus de 400 millions de personnes de la pauvreté. Le principal ingrédient de ce succès a été la création de nombreuses zones économiques spéciales et de leurs groupements industriels. En seulement quinze ans d’existence, les groupements contribuaient pour la moitié de la production industrielle brute de haute technologie de la Chine et un tiers des exportations de la même catégorie. Aujourd’hui, la Chine est la deuxième économie du monde. Si d’autres pays ont réussi, l’Afrique devrait avoir pour ambition de faire de même. Le continent montre déjà des potentialités et des possibilités pour ce faire.
Pourquoi maintenant ?
Sur le plan de la croissance économique, l’Afrique fait bonne figure. La prédominance accrue de la paix, l’amélioration de la gouvernance et la forte demande intérieure ont rétabli la confiance des investisseurs. L’investissement étranger direct (IED) augmente plus rapidement que dans les autres régions du monde. Le continent profite aussi de la crise de la zone euro ou de l’augmentation des coûts unitaires chinois, par exemple, pour améliorer sa compétitivité et diversifier ses exportations vers de nouveaux marchés tels que les BRICS. Cela, ajouté à l’augmentation des recettes provenant des exportations de matières premières, permet aux gouvernements africains d’allouer davantage de fonds aux activités en matière de STI et de commencer à sortir du piège de la faible valeur ajoutée. Certains pays investissent déjà dans les secteurs innovants des énergies renouvelables et propres; grâce à ses ressources abondantes et inexploitées en énergies renouvelables, l’Afrique a les moyens de passer rapidement à un nouveau modèle techno-économique propre. La prise de conscience croissante de l’impact de la dégradation environnementale et des changements climatiques a permis l’émergence de nouvelles priorités de R-D, telles que les technologies d’énergie propre ou la bioagriculture. D’après l’Institut de l’énergie de la Commission européenne, 0,3% de l’ensoleillement des déserts du Sahara et du Moyen-Orient pourrait satisfaire la totalité des besoins énergétiques de l’Europe.
L’évolution démographique de l’Afrique, notamment l’urbanisation rapide, offre des possibilités, à condition de faire un usage approprié du dividende démographique dans les stratégies de développement. D’après les prévisions, dans moins de trois générations, 41% de la jeunesse mondiale sera africaine. En 2050, ces jeunes représenteront plus d’un quart de la main-d’œuvre mondiale. Une comparaison peut être établie avec les marchés émergents d’Asie, dont 40% de la croissance économique rapide enregistrée entre 1965 et 1990 est attribuable à une augmentation de la population en âge de travailler. La jeunesse africaine, rompue à l’utilisation des technologies numériques, pourrait aider à accélérer l’industrialisation. Selon les prévisions, d’ici à 2030, 50% des Africains vivront dans des villes. De grands groupes de population vivant à proximité les uns des autres permettent des économies d’échelle et une interaction plus étroite de personnes compétentes et qualifiées qui partagent leurs connaissances et leurs innovations. Les villes africaines génèrent déjà près de 55% du PIB total du continent. Grâce à une croissance plus forte, les pays africains pourraient rivaliser avec les pays développés où les villes génèrent environ 90% du PIB. Les possibilités de croissance économique, de réduction de la pauvreté, de développement humain et d’innovation sont considérables.
Le secteur informel africain, souvent critiqué, est justement un des environnements les plus inventifs. C’est un terrain fertile pour une innovation économe et pour des entrepreneurs tenaces capables de transformer littéralement des déchets en trésor : des instruments divers aux tondeuses à gazon, des pompes à eau à tous les outils dont on peut avoir besoin dans cet environnement. Les technologues de cette économie informelle représentent un énorme réservoir de talents autochtones que l’Afrique doit associer à son processus d’industrialisation. Le secteur informel représente une part très importante de l’économie. Il a toujours été associé à la pauvreté croissante et à de mauvaises conditions d’emploi. Il attire maintenant des investissements de la part d’entrepreneurs qui cherchent à réduire les coûts salariaux, les pensions de retraite et autres prestations sociales. Organiser le secteur informel et reconnaître qu’il joue un rôle d’activité rentable contribueront à mieux exploiter le potentiel de STI de l’Afrique ainsi qu’à le faire reconnaître et à l’enregistrer officiellement.
La démocratisation des TIC offre à l’Afrique des possibilités de sauter l’étape de l’industrialisation et combler le fossé technologique. L’Afrique contourne déjà les étapes traditionnelles grâce à des outils tels que les technologies sans fil, la bande passante satellitaire et les technologies mobiles peu coûteuses qui exigent des infrastructures physiques relativement légères et à peu de frais. Ecobank a bâti une plate-forme de transactions financières qui couvre actuellement trente-cinq pays, tandis qu’Airtel est numéro un mondial en matière d’application de tarifs communs pour l’utilisation de la téléphonie et de données, dans 18 pays. Le continent est bien placé pour absorber, adapter et exploiter les vastes quantités de connaissances scientifiques et techniques déjà disponibles dans le monde afin de résoudre ses propres problèmes socioéconomiques, qui vont de l’agriculture à la santé en passant par l’environnement. L’intégration économique régionale permettrait d’aller plus loin. Sans une forte intégration, la petite taille des marchés de la plupart des pays restera un handicap. L’Afrique devrait adopter le concept de locomotives en vertu duquel des pôles principaux devront entraîner tous les autres.
Les espoirs de l’Afrique en matière de STI
L’Afrique est actuellement le deuxième marché de téléphonie mobile dans le monde. Le taux de pénétration du mobile est passé de 1% en 2000 à 54% en 2012, soit un nombre d’utilisateurs de téléphones mobiles supérieur à celui des États-Unis, de l’Inde ou de l’Europe. L’Afrique a usé de son génie propre pour élargir le domaine d’utilisation du téléphone mobile. La téléphonie mobile et les initiatives électroniques sont en train de révolutionner tout un ensemble de secteurs. Elles aident par exemple les agents de soins de santé à toucher des bénéficiaires dans des zones reculées ; elles permettent aussi l’accès instantané des agriculteurs aux informations sur les marchés ainsi que l’organisation de salles de classe virtuelles et l’observation des élections. On assiste à un essor continu d’applications personnalisées développées par des Africains, au nombre desquelles figurent des innovations comme Mafuta-go, Afritab et le smartphone VMK elikia. Ces innovations sont mues par le souci de trouver un équilibre qualité-prix tenant compte du faible pouvoir d’achat sur le continent. Il existe actuellement 90 projets bénéficiant d’appui spécial, appelés « pôles » et destinés à stimuler l’innovation, l’esprit d’entreprise et les infrastructures de R-D. Il s’agit de pôles d’innovation, de pôles technologiques, de parcs scientifiques et technologiques, d’incubateurs et d’accélérateurs installés dans plus de 20 pays africains. De nouveaux incubateurs poussent toutes les deux semaines. Les exemples en sont iLab du Libéria, Co-CreationHub du Nigéria, qui se concentrent sur l’utilisation du capital social et de la technologie, et des incubateurs de TIC au Sénégal. L’Afrique aura bientôt aussi des villes technologiques comme celle de Konzo, au Kenya, appelée aujourd’hui, et à juste titre, la Silicon Savannah. De grandes sociétés informatiques comme IBM, Samsung, Google, PwC, Nokia/Siemens ou Huawei ont installé des laboratoires ou ont leur siège africain au Kenya.
Le Parc de scientifique et technologique de l’Afrique du Sud couvre des secteurs comme les technologies de l’information, les biosciences et les technologies vertes. L’exploitation minière industrielle est l’un des nombreux domaines d’intervention de l’Innovation Hub du Botswana. Autre exemple : la recherche agricole et les biosciences, qui sont les domaines d’intervention du Pôle de l’Institut international de recherche sur l’élevage d’Afrique orientale et centrale (ILRI-BecA). Des investissements existent aussi dans les nanotechnologies, les produits pharmaceutiques et les nouveaux matériaux.
Le continent procède également à l’essai de technologies sophistiquées. Au nombre des exemples figurent: Joule, une voiture électrique; Ahrlac, le premier avion de type chasseur qui sera fabriqué et monté en Afrique; LifanX-60, une voiture de sport conçue pour l’Afrique, actuellement assemblée en Éthiopie; ainsi qu’une industrie aérospatiale en plein essor au Maroc et en Tunisie. À l’instar de Toyota, lors de sa création, certaines de ces ambitions passent inaperçues. Mais il s’agit d’un commencement qui peut s’avérer essentiel pour maîtriser la courbe d’innovation.
La création d’industries scientifiques, innovantes et de pointe attire des ressources humaines qualifiées. Certains éléments laissent penser que plusieurs des économies à forte croissance d’Afrique telles que le Nigéria, l’Afrique du Sud et le Ghana, ont considérablement intensifié la rétention des travailleurs instruits. La prochaine phase consistera à faire revenir les membres qualifiés de la diaspora. Des similitudes peuvent être établies avec la création de parcs scientifiques dans plusieurs pays d’Asie, notamment l’Inde, qui a déclenché le retour d’anciens migrants techniciens et chercheurs formés à l’étranger en raison de l’histoire de l’évolution du marché.
Pourquoi les Africains doivent-ils continuer de se rendre à l’extérieur pour la recherche et la formation alors que des innovations sophistiquées voient le jour sur le continent? Il existe une forte corrélation entre la valeur du système d’enseignement supérieur d’un pays et sa capacité générale d’innovation. Selon le Recueil de données mondiales sur l’éducation2011 de l’UNESCO, l’enseignement secondaire en Afrique a connu un développement considérable ces dernières années, mais reste toujours à la traîne de toutes les autres régions du monde. Un grand fossé demeure s’agissant de la qualité de l’enseignement dispensé. Peu d’universités africaines offrent des formations et des programmes de recherche sanctionnés par des diplômes supérieurs qui tiennent compte des besoins de connaissance de l’économie, sans oublier que le coût général de l’enseignement supérieur est prohibitif.
Et maintenant?
Premièrement, des mesures telles que l’amélioration de la formation des ressources humaines pour leur permettre d’acquérir des compétences techniques, par exemple, ainsi que la promotion des liens entre entreprises et instituts d’enseignement et de recherche s’avèrent indispensables pour hisser l’Afrique aux niveaux supérieurs des chaînes de valeurs mondiales. Des enseignements peuvent être tirés du succès enregistré par le Brésil ces quatre dernières décennies. Environ 80 % des premières universités brésiliennes possèdent au moins un incubateur, et plusieurs œuvrent à la création de parcs scientifiques et technologiques, établissant des liens plus étroits entre le monde universitaire et celui du travail.
Deuxièmement, les progrès de l’Afrique en matière de science, technologie et innovation doivent s’apprécier dans un cadre plus réglementé qu’ont connu les autres continents lorsqu’ils faisaient leur bond rapide. Les droits de propriété intellectuelle ont tellement évolué qu’aujourd’hui ils sont tout sauf conviviaux pour les nouveaux auteurs. Il ne suffit plus de protéger les systèmes de savoir autochtones, les pratiques, les innovations et les technologies. Une ambition beaucoup plus audacieuse s’avère nécessaire pour hisser l’Afrique dans les chaînes de valeurs mondiales et lancer le continent dans l’acquisition de nouvelles technologies.
Troisièmement, un certain nombre de conditions détermineront si l’Afrique peut réaliser une révolution technologique. Au nombre de celles-ci figurent le financement adéquat, le renforcement des liens avec les institutions universitaires et de recherche; l’accès à des ressources humaines qualifiées; et l’accès à une infrastructure fiable, notamment la communication, l’énergie et le transport. Sans infrastructure adéquate, de nouveaux développements technologiques et scientifiques sont tout simplement impossibles.
Quatrièmement, les problèmes de l’Afrique ne sont pas exceptionnels. Pour soutenir la concurrence, participer à l’économie mondiale et y être reconnu comme un acteur à part entière en Afrique, il conviendra d’accorder une place de choix à la science, à la technologie et à l’innovation dans les plans nationaux de développement sur le continent et de parvenir à améliorer l’investissement en faveur de la recherche-développement, ainsi que l’efficacité et la cohérence des politiques. Les institutions mondiales de financement et les organismes de développement bilatéral doivent également mettre au point des stratégies plus exhaustives pour intégrer la science, la technologie et l’innovation dans leurs efforts de développement. Le succès de la Chine peut être attribué à la priorité accordée dans sa stratégie nationale de développement aux politiques visant à améliorer les perspectives de croissance à long terme, notamment les politiques en matière de technologie, de développement institutionnel et du capital humain.
En conclusion, pour saisir les occasions qui s’offrent à elle et faire fond sur les progrès remarquables qu’elle a accomplis jusqu’ici, l’Afrique se doit d’aller au-delà de la somme totale de ses capacités individuelles. Elle doit certes s’appuyer sur les capacités existantes, les atouts et les compétences de ses populations ainsi que de ses institutions, mais surtout, elle ne connaîtra le succès que si, et seulement si, elle réalise son intégration.
Tiré du blog de Carlos Lopes, Secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique