L’histoire témoigne de la ténacité de la jeunesse africaine. Certaines des figures les plus célèbres de la lutte pour l’indépendance de l’Afrique ont commencé leur militantisme politique en tant que jeunes adultes. À l’âge de 37 ans, Kwame Nkrumah était profondément impliqué dans la planification du Congrès panafricain de 1945, tenu à Manchester.
Par Carlos Lopes*
Abdul Nasser Gamal, à 35 ans, était un colonel de l’armée égyptienne et est devenu président à 38 ans. À 27 ans, Frantz Fanon a écrit son premier livre, applaudi par les critiques du monde entier. D’autres dirigeants comme Nelson Mandela, Patrice Lumumba et Modibo Keita ont tous été, dans leur jeunesse, des penseurs et artisans du changement, reconnus pour leurs contributions. En effet, mon mentor, Amilcar Cabral, à 26 ans, avait fondé plusieurs mouvements d’étudiants défendant la cause de la libération des colonies portugaises en Afrique. À son décès à l’âge de 46 ans, il avait obtenu plus de résultats que beaucoup l’espace de plusieurs vies. Il ne s’agit là que de quelques exemples de dirigeants africains du XXe siècle qui, au cours de leur jeunesse, ont été et continuent d’être une source d’inspiration pour les Africains et le monde en général.
En comparaison, comment les jeunes leaders africains d’aujourd’hui soutiennent-ils le processus de transformation de l’Afrique? Notre jeunesse a encore du mal à faire entendre sa voix dans toutes les sphères d’influence. Par exemple, l’âge moyen actuel des dirigeants africains est le triple de l’âge médian de la population africaine. Les dirigeants africains semblent moins disposés aujourd’hui à créer de l’espace pour des engagements politiques. En Afrique du Nord, par exemple, sur une période de plus de 40 ans, les dirigeants n’ont pas réussi à développer des systèmes politiques ouverts et pluralistes, limitant ainsi les perspectives de participation des citoyens – en particulier, celle des jeunes – à la vie civile ou politique. Aux yeux des analystes, c’est là l’un des échecs systémiques à l’origine de la vague de soulèvements politiques, principalement menés par des jeunes, hommes et femmes, sans emploi.
Environ 54% des jeunes Africains sont actuellement au chômage et plus des trois quarts sont considérés comme pauvres. Dans de nombreux pays africains, le secteur non structuré de l’économie est le plus grand pourvoyeur d’emplois pour les jeunes. Par exemple, en République démocratique du Congo, 96,2 % des jeunes travailleurs seraient dans le secteur informel; au Cameroun, cette proportion serait de 88,6 % et en Zambie de 99 %. En Afrique, on constate que le chômage des jeunes tend à augmenter en fonction du niveau atteint dans l’enseignement supérieur.
Au Maroc, par exemple, le BIT estime que le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans, en 2004, était de 7,7 % chez les travailleurs n’ayant aucun diplôme, de 28,1 % chez les bacheliers et de 61,2 % chez les titulaires d’un diplôme universitaire ou d’études supérieurs. Bien que les niveaux d’étude scolaire augmentent, l’Afrique tend à être la traîne par rapport au reste du monde.
Cette situation est préoccupante et, au regard des grandes tendances démographiques actuelles, elle est même anachronique. La population de l’Afrique croît plus rapidement que celle de toute autre région. Non seulement, elle augmente en nombre, mais qui plus est, elle est de plus en plus jeune. En 2010, 20,4 % des Africains appartenaient au groupe des 15- 24 ans. Il ressort de nouvelles projections que d’ici 2020, 3 Africains sur 4 auront en moyenne une vingtaine d’années. On estime également que d’ici à 2100, 10 des 20 nations les plus peuplées au monde seront en Afrique (Éthiopie, Malawi, Niger, Nigéria, République démocratique du Congo, Soudan, Tanzanie et Ouganda).
Alors que la population africaine est de plus en plus jeune, l’ironie est que le reste du monde vieillit de plus en plus. L’Union européenne, le Japon, la Chine et plusieurs autres pays dans les Amériques affichent des niveaux extrêmement bas de fécondité, ce qui a de graves répercussions sur l’offre de main-d’œuvre actuelle. Par exemple, l’offre de main-d’œuvre en Chine et dans l’UE est en baisse – après avoir atteint un sommet en 2010 – et on s’attend à ce que la population japonaise baisse d’environ un tiers au cours des cinquante prochaines années, avec près de 40 % de la population âgés de 65 ans ou plus. La plupart des pays d’Amérique latine devrait eux aussi afficher la même tendance.
La réalité incontournable est qu’il y a de plus en plus un déséquilibre dans le système démographique du monde, ce qui a des effets indirects sur les structures des marchés et les structures sociales: une Afrique plus jeune avec un excès de main-d’œuvre face à un monde vieillissant qui connaît une pénurie de main-d’œuvre. Une Afrique plus jeune regorgeant de jeunes créatifs, ingénieux et de plus en plus instruits face à un monde vieillissant ayant besoin d’innovation et de nouvelles idées.
Comment l’Europe, le Japon, la Chine et les autres pays envisagent-ils de combler le vide qui se dessine dans leurs sociétés au fur et à mesure que le fossé en matière de compétences, de force, de main-d’œuvre et de créativité créé par le vieillissement de leur société se creuse et influe sur leur mode de vie? Les générations actuelles de personnes âgées dans les pays développés peuvent jouir d’une retraite relativement confortable, principalement en raison d’un système de protection sociale efficace, reposant sur les épaules d’une importante population active plus jeune. Dans quelle mesure ces pays peuvent-ils maintenir le contrat de protection sociale passé avec les générations âgées sans renégocier un nouveau contrat avec les régions du monde où une main-d’œuvre sera en mesure d’assurer la subsistance des générations futures?
Il conviendra de corriger cette asymétrie démographique et géographique, notamment en appelant à un nouvel ordre social mondial qui tienne compte des préoccupations d’équité intergénérationnelle et intercontinentale. L’Afrique étant le continent détenteur de ce capital jeunesse, comment peut-elle « conclure un marché » avec le reste du monde pour exploiter le potentiel considérable que représente ce dividende démographique?
Il y a trois cents ans, naissait Jean-Jacques Rousseau, considéré comme l’un des plus célèbres philosophes des Lumières. Son ouvrage de référence, « Du contrat social » nous offre un point de départ pour cette discussion. Rousseau a examiné la possibilité d’équilibrer les relations entre l’homme et la nature. Il a également exploré la possibilité de créer une société fondée sur les principes d’égalité, de liberté et de gouvernance participative. L’idée d’un contrat social était importante en ce sens que l’auteur visait à lutter contre les profondes inégalités structurelles qui prévalaient au XVIIIe siècle et à promouvoir les idéaux d’égalité et de droits de l’homme.
Le XXIe siècle est différent de celui des Lumières. Différents défis se présentent, notamment des dysfonctionnements paralysants et l’effondrement d’un système économique qui nous font remettre en cause les modèles économiques actuels, l’augmentation en nombre, l’intensité et l’impact des crises environnementales et sociales qui transcendent les frontières nationales et continentales et nécessitent des mesures collectives mondiales. Ces nouveaux défis soulignent, aujourd’hui plus que jamais, la nécessité de mettre en œuvre d’autres modèles de développement et une nouvelle justice intergénérationnelle, dans lesquels les besoins des générations futures déterminent les activités de la génération actuelle.
À l’instar du Contrat social de Rousseau, nous devons établir un nouveau contrat social qui repose sur les principes initiaux et va au-delà. Il faudra à cet effet relever les défis actuels, tels que la création d’un système de redistribution qui soit «solidaire» et contribue à améliorer à la fois l’équité intragénérationnelle et intergénérationnelle, et mettre en place de nouvelles institutions de nature à sortir les populations de la pauvreté.
C’est là le véritable défi du XXIe siècle, et le capital jeunesse de l’Afrique ne saurait être exclu de l’équation. La jeunesse africaine semble bien être à la hauteur. Les acteurs actuels de changement, comme Ashish Thakkar, le plus jeune milliardaire africain, Ondjaki, l’écrivain angolais de renom, Bethlehem Tilahuan, PDG éthiopienne de la société « Sole Rebel Shoes », Saheed Adepoju, du Nigéria, inventeur de la première tablette Android et Didier Drogba, le célèbre footballeur ivoirien, continuent de viser plus haut dans leurs domaines d’expertise. D’autres jeunes Africains talentueux comme le Kényan Ory Okolloh, inventeur du logiciel Ushahidi, le Sud-africain, Fred Swaniker, qui détecte et hisse aux sommets les jeunes talents, le Ghanéen Anas Aremeyaw Anas, journaliste d’investigation, dont le travail dans l’ombre sur la corruption et les violations des droits de l’homme a conduit à un changement de politique sur le continent, ou H-Kayne, le groupe marocain de hip hop, sont en train de changer les choses. En effet, le rôle du jeune Tunisien Mohammed Bouazizi dans la révolution en Afrique du Nord a été qualifié par l’universitaire Larbi Sadiki d’événement qui a « changé le cours de l’histoire politique arabe ». Ces jeunes, à l’image de leurs prédécesseurs, continuent de repousser les frontières de la science et de la technologie, de l’entreprenariat et des affaires, des arts et de la musique, et de changer le paysage politique de leur temps, grâce à des moyens comme les médias sociaux ou les mouvements civils.
Un nouveau contrat social est-il utopique? Notre intérêt collectif est fortement enraciné dans notre capacité d’initier la réponse comportementale qui garantira que, tout en gardant à l’esprit une approche de partage des risques, nous soyons également disposés à multiplier des opportunités qui constitueront des filets de sécurité pour notre génération et les suivantes. L’Afrique a été décrite comme le continent en plein essor. Elle devient peu à peu une puissance économique potentielle, enregistrant une augmentation significative des PIB nationaux. Un nouveau contrat social, qui maintiendra les taux de croissance stables et équitables et inspirera une nouvelle confiance dans la jeunesse, permettra au continent de poursuivre activement sa « course accélérée » vers un développement axé sur la transformation.
Carlos Lopes est le Secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique.