Le directeur général de Prudential a reçu hier soir le Grand Prix de l’Economie organisé par « Les Echos » et Radio Classique, en partenariat avec Freshfields Bruckhaus Deringer.
Sorti major de l’Ecole des mines de Paris, Tidjane Thiam se souvient : « Tous mes copains avaient des entretiens d’embauche sauf moi. » Le directeur de l’Ecole lui donne alors ce conseil : « Va voir chez les Anglo-Saxons ! » Trois ans plus tôt, le 14 juillet 1983, ce géant d’un mètre quatre-vingt-treize défile fièrement sur les Champs-Elysées. Sa grande taille lui vaut de marcher au premier rang de sa promo de l’X, lui, le premier Ivoirien de l’histoire à avoir été admis dans ce temple de l’élitisme républicain. « Ma mère est là, profondément émue de voir le plus jeune de ses sept enfants porter cet uniforme si symbolique de l’idée qu’elle se fait de la France », confiera-t-il plus tard. Mais l’idée et les principes sont une chose, la réalité de la société française en est une autre. Alors que l’on s’arrache les jeunes X-Mines comme lui, le jeune Franco-Ivoirien se heurte à l’étroitesse d’esprit des employeurs et au poids des préjugés à l’égard de ces« Français à trait d’union » : « En dix ans, je n’ai jamais été appelé par un chasseur de têtes. » Un de ses camarades d’école, devenu lui-même recruteur, avoue qu’il a cessé de présenter son dossier à ses clients français, lassé d’enregistrer à chaque fois des refus ! A vingt-quatre ans, Tidjane Thiam rejoint donc McKinsey, la firme de conseil américaine.
Africain dans le regard des autres, victime du « plafond de verre », il tient pourtant comme personne « les fils de plusieurs cultures », selon le mot de Jean-Claude Trichet. Il n’y a pas plus attaché que lui à l’héritage de la République française, aux valeurs de la Révolution, au principe de méritocratie. Héritage que portait déjà son père, scolarisé de force par les colons, à la fois combattant de l’indépendance aux côtés de Félix Houphouët-Boigny et amoureux éperdu du pays des Lumières. Un père dont Tidjane Thiam décrit les sentiments dans un texte poignant, « Qu’est-ce qu’être français », le jour où celui-ci reçut les insignes de chevalier de la Légion d’honneur. Emu aux larmes en entendant « La Marseillaise », cet homme qui avait lutté jadis pour la Côte d’Ivoire indépendante « resta jusqu’au bout fier de porter cette décoration, symbole de l’honneur retrouvé d’un Africain si français ».
Compagnon de lutte d’Houphouët-Boigny jusqu’à l’indépendance en 1960, son père est arrêté et emprisonné sous un prétexte fallacieux en septembre 1963. Le président ivoirien voit des complots partout, surtout parmi ses proches. Il traite même le père de Tidjane, qui a épousé une de ses nièces, de « Brutus » ! Journaliste, fondateur de la télévision ivoirienne puis bref ministre de l’Information, il est libéré deux ans plus tard. Tidjane a quatre ans. « Je jouais dans la cour de la maison. Une voiture est arrivée. Un homme en est sorti, c’était mon père. Le premier souvenir que j’ai de lui date de ce jour-là. » S’il a libéré ce « faux Brutus », Houphouët tient néanmoins à l’éloigner. L’ex-ministre est nommé ambassadeur au Maroc. Il y restera jusqu’en 1978, année du retour de la famille à Abidjan. « Mon père était extraordinairement têtu. Il avait été victime d’une injustice et il tenait absolument à ce qu’elle soit réparée. Il voulait être réhabilité exactement dans les mêmes fonctions que lorsque nous avions dû quitter Abidjan douze ans plus tôt, c’est-à-dire ministre de l’Information. C’était une question de principe. Et il a fini par l’obtenir… »
Parti pour une carrière dans les affaires, Tidjane Thiam, alors consultant chez McKinsey, décline une offre de Goldman Sachs pour revenir dans son pays, répondant à l’appel du successeur de Dia Houphouët, Henri Konan Bédié. « C’était un job passionnant. Je dirigeais une structure en charge de construire les infrastructures. Je rapportais directement au président. Il fallait construire des routes, des centrales électriques, des écoles, des hôpitaux, etc. » Le jeune X-Mines devient ministre du Plan et du Développement. Mais, à Noël 1999, alors qu’il se trouve en visite aux Etats-Unis, le président Bédié est renversé par un coup d’Etat. La plupart des ministres sont arrêtés. Tidjane Thiam décide de revenir à Abidjan, où il est placé à son tour en résidence surveillée. Le général Robert Gueï, qui a pris le pouvoir, lui propose de le rejoindre, ce qu’il refuse, préférant quitter le pays.
Alors que ses copains de l’X, Frédéric Oudéa, Jean-Laurent Bonnafé, Alexandre de Juniac et les autres connaissent une carrière brillante au sein de grands groupes français, l’intuition du directeur de l’Ecole des mines se vérifie : Tidjane Thiam est repéré par Aviva, un assureur britannique, dont il devient le patron pour l’Europe. Il développe les opérations de l’assureur dans les pays d’Europe de l’Est, s’attaque au prometteur marché turc, porte Aviva au rang de numéro un de l’assurance en Pologne. Mais, à l’été 2007, la nomination d’un nouveau CEO chez Aviva éloigne ses chances d’atteindre le sommet. Il quitte alors le groupe et se retrouve… chez lui, sans emploi.« On m’avait imposé une période de six mois pendant laquelle je n’avais pas le droit de retravailler dans le secteur », confie-t-il (1). « De septembre 2007 à mars 2008, j’étais donc à la maison et j’ai vu plus de monde que jamais dans ma carrière. Ca m’a permis de prendre le pouls de l’économie. J’ai alors acquis la conviction que nous allions vers des difficultés majeures. »
L’un des rares à prévoir le cataclysme financier de 2008
A Londres, ses origines ne sont pas un handicap. A un détail près. Le « chairman » de Lloyd’s, le vénérable marché de l’assurance fondé dans un café londonien en 1688, le prévient : « votre problème à la City ne sera pas que vous êtes noir, c’est que vous êtes français ! » Le « Français » est un rationnel têtu comme son père. Le monde va connaître tôt ou tard une crise financière majeure, Tidjane Thiam en est convaincu. Lorsqu’il est recruté par Prudential en mars 2008 comme directeur financier, il prend alors tout le monde à contre-pied. « Prudential avait pour projet de distribuer 7 milliards de livres sterling que nous avions accumulées au fil de notre histoire. C’est moi qui devais en être chargé », dit-il. Le nouvel arrivé s’y oppose. Chez « Pru », comme on surnomme l’assureur dans la City, on est stupéfait de l’audace du nouveau directeur financier. Mais Tidjane Thiam ne se démonte pas et convainc le conseil d’administration de revenir sur son projet. Nous sommes en mai 2008. « J’ai expliqué au board que si nous éliminions ce « coussin financier », nous serions exposés directement aux mouvements de marché. Avec le recul, on voit bien que si nous avions mis en oeuvre ce projet, nous ne serions pas là. » Quatre mois plus tard, c’est la faillite de Lehman Brothers… Tidjane Thiam est l’un des rares à avoir vu venir le cataclysme financier. Un an plus tard, le board le choisit pour diriger l’assureur. Il devient le premier patron noir d’un groupe du FTSE 100.
Il va alors très vite se trouver à l’origine d’un des plus grands raids financiers qu’ait jamais connus la City. Sa proie s’appelle AIA, il s’agit de la branche asiatique – et saine – du géant américain de l’assurance AIG, alors au bord de la faillite. Tous les groupes financiers du monde sont encore ébranlés par la crise financière, qui est loin d’être terminée. Mais une affaire comme AIA est une occasion en or. En mettant la main dessus, Prudential deviendrait immédiatement un leader mondial de l’assurance. Mais, pour y arriver, il faut lancer une OPA gigantesque à 35 milliards de dollars.
Tidjane Thiam a conscience de l’énormité de ce qu’il demande à son conseil d’administration et à ses actionnaires. N’est-ce pas un risque financier inconsidéré ? Le nouveau CEO de Prudential saura-t-il gérer le mastodonte issu de cette fusion géante ? A la City, certains analystes montent au créneau contre le projet. Une partie de la presse britannique aussi. On s’inquiète des visées pharaoniques de Prudential. Le vénérable assureur ne se met-il pas en danger ? Même les tabloïds s’en mêlent, troublant le jeu par des ragots.
Mais Tidjane Thiam convainc le conseil : l’acquisition d’AIA est bien l’opération du siècle. C’était le joyau de l’empire déchu d’AIG et l’occasion de l’acheter à ce prix ne se représenterait jamais. Soutenu par ses administrateurs, le patron de « Pru » négocie le deal et ne vit plus que dans l’avion entre Hong Kong, Londres et New York. Mais ce sont les actionnaires de Prudential qui, in fine, feront échouer l’opération. A 35 milliards de dollars, Prudential avait l’accord d’AIG. Trop cher, ont-ils jugé. Trois ans plus tard, l’ex-pépite asiatique de l’assureur américain vaut plus de 60 milliards de dollars ! De quoi avoir quelques regrets…
Cet échec a convaincu Tidjane Thiam d’accélérer le basculement de son groupe vers l’Asie, en pleine croissance. Le vieil assureur britannique est devenu en quelques années un acteur majeur dans les pays émergents. Il réalise désormais plus de 30 % de son activité en Asie contre moins de 10 % lorsque Tidjane Thiam en a pris la tête, pour un volume d’affaires qui a lui-même triplé. L’Asie représente aujourd’hui les deux tiers de ses profits et son ancrage dans des pays à forte croissance lui vaut d’être devenu l’assureur britannique le mieux valorisé en Bourse.
Aujourd’hui, Tidjane Thiam regarde d’autres marchés émergents, y compris en Afrique, où certains pays comme le Ghana commencent à devenir attractifs. « Notre métier consiste à financer l’économie à long terme, c’est ce qui est passionnant », dit-il. « Il n’y a rien de plus stupide que d’opposer la finance à l’économie réelle. Nous faisons partie de l’économie réelle. »
Nicolas Barré
Nicolas Barré Directeur de la rédaction, « Les Echos ».
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