«Quand le lézard (qui n’a pas de griffes) entre dans le mur, c’est que le mur était lézardé » (Houpheït Boigny)
Il est judicieux, en cette période spéciale de fin d’année, de se poser des questions sur cette sorte de tectonique silencieuse des plaques qui agite le continent dans ses versants économique et politique. Nous avons d’une part un Maghreb central (Algérie, Maroc, Tunisie) qui constitue l’une des zones les plus développées du continent africain. En témoigne l’écart grandissant des écarts de PIB. L’algérien est virtuellement 14 fois mieux loti que son voisin du Niger (PIB par habitant), le marocain 2 à trois fois plus riche que le sénégalais.
Adama Wade
De l’autre côté, nous avons, depuis quelques années, l’Afrique de l’Est (Kenya, Rwanda, Ouganda), quasi-autosuffisante, qui avance dans les domaines de l’intégration par des chemins de fer communs, des projets communs d’énergie et une monnaie unique.
A l’inverse de ces deux ensembles, nous avons deux zones, l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) qui nous inquiètent pour diverses raisons. D’abord par la fragilité des Etats constituant ces deux ensembles. L’effondrement-restauration du Mali, l’affaissement de la Centrafrique sont deux exemples visibles de la fragilité de ces Etats face aux menaces extérieures. Pourquoi ces deux Etats (le Mali et la RCA) se sont-ils effondrés comme des châteaux de cartes ?
Comme le disait Houpheït Boigny, «quand le lézard (qui n’a pas de griffes) entre dans le mur, c’est que le mur était lézardé ». Ces différents Etats s’étaient fissurés à la longue, leurs soit disant performances économique et démocratique empêchant les observateurs, mains et pieds liés aux grilles d’analyses classiques (calculs de PIB notamment), de saisir la réalité des choses. Faut-il encore continuer à soutenir que le Mali (en zone UEMOA) et la RCA (en zone CEMAC) étaient des cas isolés comme le furent autrefois la Côte d’Ivoire, la Sierra Leone, le Liberia et la Guinée Bissau, divers pays de la zone traversés par des guerres civiles depuis 1990?
Nous sommes d’avis contraire et pensons que ces crises, nées d’abord de l’intérieur, sont l’expression la plus visible de l’échec économique, social et politique de l’Etat post-colonial en Afrique de l’Ouest et du Centre. Actuellement, nous nous gargarisons de l’expérience démocratique sénégalaise et de son Etat présenté comme le plus stable de la région.
C’est à peine que nous remarquons que la nation de Senghor s’est auto-amputée plusieurs fois sans anesthésie dans les années 90. Ainsi, les industries chimiques du Sénégal (Les ICS) ont été cédées à un groupe indien sans qu’il y ait eu, au terme du processus, transferts de compétence et de technologie. La Sonacos (oléagineux, huile d’arachide), «bradée» au groupe Jaber il y a quelques années dans le cadre d’un processus de privatisation encouragé, menace aujourd’hui de fermer.
Bref, l’Etat sénégalais n’a pas fait de la privatisation une occasion de créer des champions locaux comme ce fut le cas au Maroc depuis les années 70 (marocanisation) et 90 (vague de cession à des privés). Sans dénier quelques beaux succès de ce processus de privatisation à la sénégalaise (dans les télécoms par exemple), il est permis de se demander de la solidité d’un Etat incapable de maîtriser l’énergie, l’eau, l’assainissement et l’agriculture. Comment un tel Etat s’en sortira-t-il ne disposant pas, comme on l’a vu dans les Etats actionnaires des pays émergents, d’un tissu de banques publiques capables de traduire son «Plan émergence » en actes concrets?
Le Roi Mohammed VI du Maroc n’aurait jamais pu traduire sa vision de développement du Maroc enclenchée en l’an 2000 s’il ne disposait pas d’un tissu solide de banques marocaines (BMCE-Bank, Attijariwafa Bank et BCP) doublé de groupes industriels puissants, pouvant construire plus de 150 km de routes par an (Autoroutes du Maroc), faire doubler la capacité litière du pays pour passer de 2 millions à 10 millions de touristes, construire 200 000 logements par an ?
Il est temps que le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Mali se posent des questions de souveraineté. Comment pourrez-vous asseoir les bases de nations fortes sans vecteurs de transformation économique entre vos mains, sans un tissu industriel décisif et sans des banques pilotées au niveau local ? Si, comme le disent certains de nos cadres, le plus important c’est de disposer de sociétés de droits sénégalais, maliens ou gabonais, il n’en demeure pas moins que ces filiales, dont les centres de commandement sont à l’extérieur, pèsent très peu dans les décisions stratégiques. Pire, souvent elles changent de main sans que l’Etat-hôte ne puisse donner son avis (rappelez –vous du quiproquo entre Areva et l’infortuné François Bozizé quand celui-ci découvrit à la faveur d’une annonce de presse qu’Uramin avait cédé la mine de Bakouma à Areva) ?
Bref, nous pensons que la théorie classique du développement a minoré le rôle de l’Etat fort conducteur de l’économie. A l’heure où l’on parle de transformation de l’Afrique, n’est-il pas temps pour nos économistes de sortir de la prison intellectuelle où l’ont enfermés Masters et MBA pour contribuer au développement de leurs pays par des réflexions nourries de l’expérience du terrain ?
Compte tenu de la petitesse des pays constituant les deux ensembles UEMOA et CEMAC, il est clair que tout processus de développement économique véritable ne peut se faire sans l’intégration et la formation des grands ensembles. Prise à part, la Côte d’Ivoire ne sera ni plus ni moins qu’une ex colonie juteuse dont le PIB ne constitue même pas la moitié du chiffre d’affaires de Toyota. La Guinée Bissau a une puissance énergétique inférieure à la petite bourgade marocaine de Mohammedia. Le budget du Sénégal égale la valorisation de la firme canadienne BlackBerry.
Vous voyez bien la vanité de ces Etats pris individuellement. La mondialisation milite plutôt pour la formation des grands ensembles politiques et économiques (Union Economique Européenne, USA, Fédération de Russie, Chine, Inde, Brésil) qui sont devenus de facto les acteurs des relations internationales.
Ces agrégats politiques s’accompagnent, sur le plan économique, de la naissance des grands champions qui gèrent des dominations sur plusieurs frontières (Microsoft, Yahoo, Boeing, Airbus, Barclays, Citigroup) et faisant plus de résultats nets que la plupart de nos pays. Comment ces puissances économiques fortes ne pourront pas être tentées, de temps en temps, de chasser un président têtu pour le remplacer par un pantin au nom de la défense de leurs intérêts ? Seule solution pour contrer cette éventualité : l’unité ou, à défaut, l’intégration rationnelle. Or comment l’Etat déficitaire, asphyxié, peut-il trouver assez d’arguments pour prêcher l’unité ? Nous assisterons plutôt, dans les cas du Mali et de la RCA, confrontés à l’effondrement de l’autorité centrale, à un réflexe identitaire et au repli sur nos organisations tribales ou religieuses. Le réveil des micro-nationalismes périphériques n’est-il pas l’expression de cette faillite latente de nos Etats ?
2 commentaires
Adama, je te remercie pour cet article bien à propos. Dans un style sans détours, tu interpelles chacun de nous (gouvernant et gouvernant) sur la situation difficile de nos deux zones. Et c’est l’une des raisons essentielles pour lesquelles nous avons créé, ensemble et avec d’autres, le think tank « Club Madiba ». Pour la question centrale : Que deviendront l’UEMOA et la CEMAC en 2014 ? Ce que certains économistes et même des natifs du continent se plaisent à désigner sous le vocable de « ventre mou » de l’Afrique ou « Afrique subsaharienne » ou « Afrique noire » ou tout uniment « Afrique » est tenu en tenaille (au propre comme au figuré)entre les deux extrémités du continent, septentrionale et australe. Oui on écrit bien UEMOA et CEMAC. Mais avons-nous tous la même signification de ces acronymes? UEMOA (Union des Etats les MOins Avancés de l’Afrique) et CEMAC (Communauté des Etats les Moins Avancés du Continent). Voilà au moins une réalité partagée. Certes, les pères de l’indépendance ont lutté pour notre indépendance politique. Ils l’ont réussie. Nous, notre génération, avons une mission: réussir notre indépendance économique. Après plus d’un demi-siècle c’est la désolation. Et nous en sommes tous fautifs. Et on peine à entretenir l’espoir au regard de la triste réalité que vivent nos populations. Et je peux te dire Adama, de plus en plus des intellectuels africains se libèrent de leur « peur » pour contribuer à nourrir la réflexion et à participer à l’action. Même si on n’a pas encore atteint la taille critique. Et cet engagement doit demeurer en temps de « vaches maigres » mais aussi et surtout lorsque « le génie sort de la bouteille ». Dans les tous prochains jours, je me ferai le devoir de répondre à ta dizaine de questions tout en espérant que les fidèles lecteurs de Financial Afrik et de tous les sites qui ont partagé cet article en fassent de même. Avant, ils auront à découvrir et à échanger sur une partie essentielle de ma réaction : le volet financier et bancaire à la une du prochain numéro de Financial Afrik: Comment bomber le torse, la sueur sur le front et « les yeux dans les yeux » (pour reprendre une fameuse formule en vogue dans l’Hexagone) lorsque l’essentiel de nos programmes socio-économiques est financé par l’extérieur ?
Très enrichissant article!