Après avoir adopté une nouvelle constitution pour la République Tunisienne, l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) s’est chargée d’établir un nouveau code électoral en vue d’organiser les élections présidentielles et parlementaires dans les plus brefs délais.
Par Amir Mastouri*
Les discussions qui ont eu lieu au sujet de ce code ont suscité le débat autour d’une question sur laquelle les politiciens tunisiens ne se sont jamais mis d’accord : interdire ou pas les figures du régime déchu de se présenter aux prochaines élections.
L’opposition d’Ennahda, est-elle innocente ?
Les dirigeants du parti islamiste modéré Ennahda n’ont pas caché leur opposition à l’adoption d’un article visant à exclure les Rcdistes. En effet, Rached Ghannouchi a publiquement annoncé la position officielle de son parti sur le sujet. De même, Amer Laarayedh a déclaré qu’Ennahda est bel et bien contre les châtiments collectifs.
Zied Ladhari, porte-parole du mouvement Ennahdha, a indiqué sur les ondes de Mosaïque FM que « son parti n’avait pas de position arrêtée sur la question, ajoutant qu’il oeuvrerait à l’établissement d’une loi juste et consensuelle ». »
A priori, Ennahda est vraiment loin de faire dans la tolérance et la réconciliation. En réalité, les islamistes modérés de Tunisie veulent en priorité redorer leur image salie depuis janvier 2013 du fait de l’instabilité sécuritaire et de la décadence économique qui ont caractérisé leur règne. Par ailleurs, une bonne partie de Tunisiens se sont sentis menacés dans leurs libertés individuelles, suite au laxisme des autorités et à l’impunité des extrémistes.
Pragmatique, Ennahda a refusé de faire passer un article dont il ne va pas profiter. Au contraire, il pourrait gagner du terrain par rapport à ses principaux adversaires politiques Nidaa Tounès et Al-Jabha Chaabia à travers sa position concernant l’exclusion électorale des Rcdistes.
Fort de sa puissante administration, le RCD était un parti parfaitement organisé. Les Rcdistes demeurent des gens très expérimentés. Ils ont été témoins de plusieurs élections. De ce fait, ils connaissent profondément les zones rurales ainsi que les besoins des électeurs qui y vivent.
En réalité, beaucoup de Tunisiens commencent à regretter l’ancien régime. Ils éprouvent une certaine nostalgie à laquelle plusieurs explications sont possibles. C’est essentiellement l’effondrement économique ayant affaibli la classe moyenne, qui suscite cette envie de ramener au pouvoir les figures de l’ancien régime. Aujourd’hui, Ennahda essaie de bénéficier de ce qui reste du régime déchu afin de limiter cette nostalgie naissante chez les électeurs. C’est de bonne guerre !
Les partis de l’opposition unis contre l’exclusion
Dans une interview accordée à Nessma TV, Béji Cais Sebssi, président de Nidaa Tounès, a menacé de boycotter les prochaines élections si la loi d’immunisation de la révolution est adoptée par la constituante. Ahmed Nejib Chebbi, quant-à lui, a réitéré la position de son parti Al-Joumhoury dénonçant toute tentative d’exclusion non approuvée par la justice. En outre, Hamma Hammami, porte-parole d’Al-Jabha Al-Châbeya a déclaré que son front ne reconnaît que la justice transitionnelle comme étant un processus de condamnation et de réconciliation. Aussi, il se demande pourquoi la loi d’immunisation politique de la révolution n’a pas intégré les gouverneurs, les délégués et les responsables régionaux du RCD ?
En somme, les partis formant le Front du Salut refusent toute forme d’exclusion à condition qu’elle ne soit approuvée par la justice. Tout est négociable pour une opposition qui en a marre de l’être depuis trop longtemps.
Il semble que l’opposition voulait éviter des querelles gratuites avec des hommes d’affaires et des politiciens liés à Ben Ali et qui forment déjà un lobby puissant et trop influent dans les milieux économiques et médiatiques.
Les alliés d’Ennahda disent le contraire
Certains membres de l’ANC ont exprimé leur attachement à l’exclusion, dont Azad Badi qui a menacé d’interrompre les travaux de l’ANC si cette loi n’était pas votée. Ettakatol, CPR et Wafa, fervents partisans de l’exclusion politique des Rcdistes, jouent leurs dernières cartes afin de gagner des voix. Selon eux, la révolution est faite pour que toutes les figures de l’ancien régime soient emprisonnées ou écartées de la vie politique post-révolutionnaire. Il n’en demeure pas moins vrai qu’ils font du marketing pour un discours pseudo-révolutionnaire tout à fait romantique.
Ils disent que tous ceux qui ont collaboré avec Ben Ali sont coupables et que pour bâtir une République nouvelle, il faudrait les interdire de se présenter aux prochaines élections.
Incessamment promise, l’exclusion des figures de l’ancien régime demeure un discours populiste destiné à la populace. C’est une propagande plutôt qu’une véritable volonté de condamner ceux qui ont volé la caisse de l’Etat tunisien sous le règne de Ben Ali.
Bon nombre de dirigeants du RCD, dissous le 9 mars 2011, tentent de revenir sur la scène politique et prétendent pouvoir retrouver le pouvoir. Mais, et même si la responsabilité juridique a été écartée par les tribunaux, la responsabilité politique demeure à assumer.
Tout aurait été réglé dans les normes si la justice transitionnelle avait été appliquée. C’est justement le retard dans l’application de ce processus facilitant la transition démocratique qui a permis le retour de ceux qui ont été balayés par le peuple tunisien dès le 17 décembre 2011.
Certes, les deux camps précités sont clairement opposés l’un à l’autre. Leurs visions sont entièrement différentes et leurs propositions semblent parfaitement paradoxales. Toutefois, leurs positions mettent à nu le caractère politicien des uns et des autres. Ici, les principes et les valeurs ont cédé la place aux calculs politiques. Des solutions seraient possibles en faisant des concessions. On pourrait par exemple admettre les candidatures de ceux blanchis par la justice tout en informant les électeurs qu’ils appartenaient au parti du Président déchu.
En somme, ce projet de loi pourrait être plus respectueux des droits de l’Homme et plus équilibré qu’une éventuelle loi d’exclusion. Mise à part la responsabilité politique de certains acteurs dans l’ère dictatoriale, une loi d’exclusion politiquement instrumentalisée est considérée par une bonne partie des Tunisiens comme une manière d’infantiliser le peuple et de le mettre sous tutelle, l’empêchant de choisir ou le jugeant inapte à être l’acteur de son destin.
Amir Mastouri est activiste tunisien, étudiant-chercheur en Droit à l’Université Toulouse I Capitole.
Publié en collaboration avec Libre Afrique