L’économie verte est fondée sur l’hypothèse que le progrès social et économique doit être réalisé de manière qui n’épuisera pas les ressources naturelles limitées de la terre et qui tiendra compte des préoccupations concernant le manque de ressources naturelles, la destruction de l’environnement et le changement climatique.
Par Carlos Lopes, secrétaire exécutif de la CEA
Ce concept est l’aboutissement d’une vaste réflexion, discussion et analyse qui remontent aux années 80. Lors de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable de 2012 à Rio de Janeiro, l’économie verte a été confirmée comme étant l’un des outils pour la conservation, l’amélioration et la reconstitution du capital naturel, considéré comme un atout économique essentiel donnant naissance à de nouvelles activités économiques et une réelle opportunité de changement social.
Depuis les années 30, la mesure la plus utilisée pour évaluer le progrès économique d’un pays est le produit intérieur brut (PIB), une mesure à la fois de la consommation et de la production au sein d’un pays. Cette mesure est loin d’inclure les contributions à l’économie du capital naturel et celles des écosystèmes qui sont réellement nécessaires à la croissance. Des études ont montré que lorsque la croissance du PIB est ajustée pour tenir compte de la perte réelle du capital naturel, dans la plupart des cas, la croissance devient en fait plus faible et même parfois négative.
Par exemple, si l’on mesure les économies de la Chine, des États-Unis, du Brésil et d’Afrique du Sud en fonction du PIB, on constate qu’elles ont augmenté de 422 % , 37 % , 31 % et 24 % respectivement entre 1990 et 2008. Cependant, si l’on fait une évaluation en utilisant l’indice globale de richesses [1]sur la base des calculs du PNUE et de l’Université des Nations Unies, l’économie chinoise et brésilienne n’ont augmenté que de 45 % et 18 % respectivement, celle des États-Unis n’a augmenté que de 13 % , tandis que celle de l’Afrique du Sud a en fait diminué de 1 %. Ainsi, alors que l’exploitation des ressources naturelles peut générer des avantages économiques à court terme, l’épuisement des ressources va diminuer le potentiel de croissance et de développement économique à long terme.
Nous avons besoin d’un système de valorisation des ressources pour établir un lien entre les préoccupations économiques, les ressources naturelles, les écosystèmes et le capital humain dans le cadre de la planification du développement. Bien que la quantification du coût des dommages écologiques et environnementaux puisse être difficile, une vraie mesure de la transformation doit être capable de coûter aux pays si des ressources sont perdues.
L’écologisation de l’Afrique n’est pas un leurre
Le temps est venu pour l’Afrique de passer à l’économie verte. Les ressources naturelles sont l’épine dorsale de la récente croissance économique du continent, parmi les plus solides au monde. En 2011, par exemple, les matières premières et produits semi-transformés ont représenté environ 80 % des produits africains d’exportation, contre 60 % au Brésil, 40 % en Inde et 14 % en Chine. Les produits agricoles, le bois, les métaux et les minerais, et les hydrocarbures combinés ont représenté environ 35 % de la croissance de l’Afrique depuis 2000[2]. Ils fournissent la base de subsistance de millions de personnes qui dépendent de la fertilité des sols, de la forêt, de la pêche et d’autres ressources de la nature pour survivre. Les ressources naturelles soutiennent aussi beaucoup l’industrie du tourisme et des services associés.
Nous sommes à un moment où la plus grande partie du monde a déjà été industrialisée. Maintenant c’est le tour de l’Afrique. Mais il nous faut admettre que ce n’est pas facile d’être un retardataire. La transformation structurelle de l’Afrique pour s’orienter vers des activités ayant davantage de valeur ajoutée et d’emplois modernes est étroitement liée à un secteur solide des ressources naturelles. Cela ne va pas sans poser de problèmes. Depuis le début de la révolution industrielle il y a plus de deux siècles, l’industrialisation a été l’un des principaux contributeurs à la dégradation de l’environnement et au réchauffement climatique. La prospérité a été acquise au prix de la régénération de l’environnement, malgré d’énormes gains socioéconomiques. L’Afrique a été un fournisseur de matières premières, lesquelles ont influencé les progrès dans d’autres parties du monde. Le paradoxe de l’Afrique est d’être une des régions qui nuit le moins possible à la planète, avec des émissions de CO2 par habitant inférieur à une tonne par an, mais de n’en retirer aucun bénéfice, son bilan étant assez mauvais. Mais il n’est plus acceptable d’être à la queue du peloton. L’Afrique ne représente que 2,4 % des émissions mondiales et pourtant la détérioration du climat en pourcentage du PIB est plus élevée en Afrique que partout ailleurs dans le monde.
Les bonnes nouvelles sont que l’Afrique peut apporter des solutions au changement climatique tout en s’industrialisant ! Pour ce faire, il faut que certaines conditions essentielles soient remplies, comme l’acceptation mondiale du principe des responsabilités communes mais différenciées. Ceux qui sont le plus responsable des émissions de gaz à effet de serre, et ont le plus de capacité d’agir, doivent réduire leurs émissions en premier. L’Afrique a besoin qu’on lui rende justice au plan climatique pour qu’elle puisse obtenir au moins un peu d’aide extérieure dans son processus d’industrialisation. Mais l’Afrique a aussi une variété de possibilités nouvelles qui lui sont propres. D’ici à 2050, la jeunesse du continent constituera plus d’un quart de la population active du monde. Cela représente un avantage énorme et un capital potentiel de ressources humaines non moins énorme. Arrivant tard à un stade précoce de l’industrialisation, l’Afrique a en fait l’avantage de pouvoir brûler les étapes des préférences technologiques et avoir recours à des technologies qui sont propres, efficaces et économes en ressources, ce qui permettraient d’atténuer le gaspillage et l’épuisement des ressources. Bien que les exigences technologiques et financières de l’industrialisation verte soient considérables, la réaffectation des investissements dans l’économie verte se traduira par une croissance économique plus rapide.
Potentiel de renouvellement urbain
L’urbanisation en Afrique se développe à un taux qui est plus de deux fois celui de la croissance urbaine mondiale qui atteint 3,7 % par an[3]. C’est une occasion rare et historique d’industrialisation rapide. L’Afrique devrait bénéficier de l’expansion rapide de ses villes comme l’Asie l’a fait. Sous réserve que de bonnes politiques publiques soient en place, associer prospérité et densité se traduira par des économies d’échelle. Des villes denses et compacts peuvent permettre de réduire les émissions par habitant par mètre carré, offrant une plus grande accessibilité en termes d’infrastructures et de services de base. Cela à son tour, peut attirer de nouveaux talents et des investissements privés[4].
Soixante-deux % de tous les citadins en Afrique vivent dans des taudis, comparé à 24 % en Asie ou à 43 % en Amérique latine. Entre 2005 et 2010, la population totale des villes africaines a augmenté de 17,3 millions et les projections indiquent que, entre 2010 et 2050, les populations combinées des villes africaines vont tripler et atteindre 1,2 milliard de personnes. Cependant, contrairement aux pays urbanisés très tôt, l’urbanisation de l’Afrique se produit à des niveaux de faible revenu et avec d’énormes lacunes dans les infrastructures, en particulier l’énergie et les transports. C’est là que sont les opportunités.
Le changement climatique fournit aux villes une incitation pour améliorer l’aménagement urbain et la prestation de services. L’urbanisation a déjà donné un coup de pouce à l’industrialisation ; 40 % de la population de l’Afrique qui vit désormais dans les villes produit 80 % de son PIB. Le continent devrait être urbanisé à 50 % d’ici à 2030, d’où un potentiel de croissance économique formidable. ONU-Habitat prévoit qu’en 2050, 20 villes africaines seront parmi les 100 plus grandes villes du monde. Par exemple Kinshasa passera à 35 millions d’habitants, Lagos à 33. De nouvelles villes vont vraisemblablement émerger à mesure que l’industrialisation et le commerce interrégional généreront une plus grande activité. Les villes sont donc indispensables pour tirer les avantages d’une économie verte et générer des possibilités d’emploi, l’accès aux services sociaux pour le bien-être des personnes, réduire l’épuisement des ressources et la dégradation de l’écosystème humain.
Facteur déterminant : L’énergie
Répondre aux besoins énergétiques du continent et à la croissance future ne sera possible que si le secteur de l’énergie est beaucoup plus vaste. À l’heure actuelle, la production d’électricité n’est pas fiable dans les pays africains, ce qui entrave le développement du secteur manufacturier. Des données suggèrent que les entreprises industrielles subissent en moyenne 56 jours par année de pannes de courant, ce qui correspond à une perte de 6 % du chiffre d’affaires. Cela ralentit les investissements.
Les enjeux énergétiques sont la norme dans de grandes parties de l’Afrique rurale également. Si les tendances actuelles se poursuivent, près de 600 millions de personnes vivant dans les zones rurales n’auront toujours pas accès à l’électricité en 2030, et un nombre encore plus grand ne disposera pas d’ustensiles de cuisine propres. On estime[5] que d’ici à 2030, un milliard de personnes en Afrique dépendront de la biomasse comme source d’énergie principale. C’est inquiétant étant donné que les feux à ciel ouvert sont largement utilisés pour la cuisson des aliments et continueront d’avoir des répercussions graves sur la santé en particulier pour les femmes et les enfants de moins de cinq ans, sous la forme de pollution de l’air intérieur et de maladies respiratoires comme la pneumonie.
Le vaste secteur agricole et l’économie rurale de l’Afrique jouent un rôle essentiel dans la croissance économique du continent. Amener l’électricité aux communautés isolées est essentiel pour donner un coup de pouce aux entreprises et aux industries. Par exemple l’Ouganda, qui avait le taux d’électrification le plus bas du monde avec seulement 2 % de la population rurale ayant accès à l’électricité, va, grâce à un seul investissement, la centrale hydroélectrique de 250 MW de Bujagali, satisfaire la moitié de ses besoins énergétiques tout en créant plus de 3 000 emplois.
Les Africains consomment actuellement seulement un quart de l’énergie moyenne mondiale par habitant et utilisent un mélange d’énergie hydraulique, de combustibles fossiles et de biomasse. Le potentiel énergétique renouvelable de l’Afrique est sensiblement plus grand que la consommation d’énergie actuelle et projetée du continent. Actuellement, seulement 5 % du potentiel hydroélectrique total de l’Afrique est exploité. L’Afrique, avec 900 TWh supplémentaires sur 20 ans, pourrait fournir un accès à l’électricité à tous. Cela correspond à une année de consommation électrique mondiale supplémentaire. Avec la baisse progressive des coûts de la technologie, l’Afrique a la possibilité de capitaliser en utilisant ses abondantes ressources renouvelables, par exemple, l’énergie géothermique ou les ressources solaires thermiques pour le chauffage et les combustibles bio et l’électrification à base d’énergies renouvelables pour les transports publics urbains. En mer, l’accès aux ressources de la haute mer, notamment la fracturation hydraulique pour obtenir le gaz de schiste ou des hydrates de méthane à partir de fonds marins, peuvent bénéficier d’une exploitation plus mesurée, vu l’importance du potentiel d’énergies renouvelables.
L’économie bleue
La masse océanique de l’Afrique est beaucoup plus grande que sa masse terrestre. L’écosystème et les ressources marines, ainsi que l’économie développée de l’industrie maritime, que l’on appelle l’économie bleue, sont essentiels pour promouvoir les intérêts socioéconomiques de l’Afrique. Le potentiel de ses ressources océaniques offre donc une occasion unique pour la transformation de l’Afrique. En particulier, il offre à six petits États insulaires en développement (PEID) et à des pays côtiers africains l’occasion d’élargir leur base de ressources traditionnellement considérée comme étroite.
Les conséquences du changement climatique et l’élévation du niveau de la mer ont exposé les PEID et les pays côtiers à des dommages à la fois irréversibles et mettant la vie en péril. Les émissions de dioxyde de carbone annuel combiné (CO2) de tous les PEID représentent moins de 1 % des émissions mondiales. Les PEID sont victimes d’une plus vulnérabilité disproportionnellement grande étant donné que à coté des pêches marines, certains secteurs économiques plus traditionnels comme la navigation, la production d’énergie et la fabrication sont concentrés autour des zones côtières. En outre, le changement climatique et la dégradation de l’environnement menacent la diversité des écosystèmes et celle des ressources marins. Des données de la FAO montrent que 75 % des stocks mondiaux de poissons sont totalement exploités ou surexploités et que la chimie des océans est en train de changer à une vitesse et à un niveau inconnus depuis 60 millions d’années.
En adoptant un paradigme vert et en utilisant des technologies propres telles que la réfrigération plus écologique, la gestion améliorée des déchets dans la manipulation, la transformation et le transport du poisson, il est possible d’inverser la santé écologique et la baisse de la productivité économique des écosystèmes marins et côtiers. Par exemple, les fonds marins fournissent actuellement 32 % de l’offre mondiale d’hydrocarbures et attire un plus grand nombre d’explorations. Les nouvelles frontières du développement des ressources marines progressent, de la bio prospection à l’exploitation des ressources minérales des fonds marins, à celle du vaste potentiel pour la production « d’énergie bleue » renouvelable à partir du vent, des vagues, des marées, des sources thermales et de la biomasse. En outre, l’aquaculture est également en train de devenir un contributeur alimentaire à croissance rapide en fournissant 47 % de la consommation mondiale de poisson.
Dans le domaine du tourisme, par exemple, le PIB de l’Afrique du Sud, du Cap-Vert, des Comores, du Kenya, de Madagascar, de Maurice, du Mozambique, des Seychelles et de la Tanzanie est largement tributaire des stratégies de « l’économie bleue ». Une industrie touristique bien développée dans la région des Caraïbes attire un revenu de 1,9 milliard de dollars des activités de croisière, ce qui est nouveau en Afrique.
Améliorer l’accès aux investissements verts dans les ressources marines et côtières et renforcer la coopération internationale dans la gestion de ces écosystèmes transfrontières, sont essentiels si l’on veut passer à une économie verte efficace, à faible intensité de carbone. Il s’agit par exemple, d’optimiser les avantages à tirer d’accords de pêche ou de l’extraction pétrolière ou minière et de faire en sorte que les intérêts de l’Afrique se reflètent dans les mécanismes internationaux de gouvernance de l’océan.
L’écologie doit être plus qu’un slogan. Le concept doit faire partie de l’ambition de l’Afrique aux fins d’une transformation qui doit emprunter des voies différentes de celles que les autres ont empruntées jusqu’à maintenant.
NB: Retrouver cet article dans le blog de Carlos Lopès: La Course du Guépard
[1] Cet indice vise à montrer le véritable état de la richesse des nations et de la soutenabilité de leur croissance, en plus du PIB.
[2] Perspectives économiques en Afrique 2013.
[3] ONU-Habitat, 2010.
[4] Glaeser, 2011.
[5] Rapport sur les perspectives énergétiques mondiales pour 2010, Agence internationale de l’énergie.