« Le Maroc peut jouer le rôle de point focal entre les pays du Golfe et l’Afrique en terme d’investissements mais, à mon avis il doit avoir une vision plus ambitieuse car l’Afrique a réussi naturellement à attirer elle-même les pays du Golfe et d’autres par son potentiel »
C’est ce que déclare en substance Carlos Lopes, Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (UNECA). Entretien.
Propos recueillis par Dia El Haj Ibrahima à Rabat
Le Maroc vient d’élaborer le plan d’accélération industrielle pour la vision 2014-2020. Quid des autres pays africains ?
Le débat sur l’industrialisation a beaucoup évolué. Aujourd’hui, nous sommes très contents de voir qu’un certain nombre de pays africains mettent en place de bonnes politiques d’industrialisation. Je vous dis par exemple que le Nigéria vient d’approuver sa politique de transformation, avec des éléments semblables à ceux contenus dans la vision marocaine. Dans le cas du Nigéria, l’Etat lui-même possède des moyens considérables qui étaient mal utilisés. Il y a environ 5 mois, le pays a promulgué une stratégie nationale cohérente prônant une transformation du Nigéria en puissance industrielle. Cela va demander des réformes considérables au niveau structurel. La forte volonté politique sur cet engagement économique est de bon augure.
Quelles sont les spécificités du plan industriel nigérian ?
Ce qui est intéressant dans le cas du Nigéria, c’est que cette réforme est basée sur l’appui du secteur privé, notamment sur l’appui des grands investisseurs nigérians qui sont aujourd’hui parmi les géants du monde et de l’Afrique en particulier. C’est l’exemple d’Aliko Dangoté qu’on a l’habitude de surnommer le roi du ciment en Afrique. Il est présent dans plus de 20 pays du continent. C’est aujourd’hui un modèle. Actuellement, il est entrain de construire au Nigeria ce qui sera la plus grande raffinerie en Afrique. Ces installations règleront le problème du pétrole raffiné au Nigéria et dans la sous région. Ce projet permettra de créer de la valeur ajoutée du fait que la production pétrolière Nigériane, essentiellement en brut, était destinée à l’export. La réduction du coût global de l’énergie qui résulterait de ce méga-projet encouragera le développement d’autres industries.
En plus du Nigeria, le Kenya a aussi adopté une politique de réforme dans l’industrialisation, il y a quatre mois. Le Sénégal dans son plan de Sénégal émergent met en avant la politique de transformation locale et donc de l’industrialisation. Nous avons l’Éthiopie qui est aujourd’hui un pays connu pour avoir réussi une politique assez cohérente dans son plan de croissance et de transformation. C’est un pays qui est entrain de capter des investisseurs potentiels asiatiques et d’autres qui couvrent la transformation de produits locaux comme la peau. Vous avez des pays qui ont depuis longtemps une bonne et longue tradition industrielle. C’est le cas de l’Afrique du Sud, de l’Ile Maurice et de certains pays d’Afrique du Nord.
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S’agissant du Maroc, nous sommes très contents de le voir décider d’accélérer sa politique d’industrialisation avec la formulation de nouvelles stratégies beaucoup plus ambitieuses et qui visent à augmenter de 14 à 23% la part des industries dans le PIB. Il y a une volonté politique d’augmenter la part des produits manufacturés dans l’économie. Mais, il faudra aussi souligner, pour être honnête avec vous que, si on regarde de près les tendances de ces dix dernières années, la part de l’industrie dans la composition de l’économie marocaine a chuté. Il importe de dire que la croissance n’a pas été encore ressentie dans l’augmentation de la contribution industrielle. Cependant, j’ai la conviction que ça va changer.
Le poids de la dette des pays Africains ne constitue-t-il pas un frein à l’accélération de cette industrialisation et au développement économique du continent ?
Non, pas du tout, puisque le rapport de la dette au PNB tourne autour de 20%. Le poids de la dette des pays Africains est très raisonnable et la démonstration c’est qu’il y a une dizaine de pays Africains qui ont pu financer avec succès leurs propres marchés sans faire recourt aux institutions financières internationales. Globalement, il faut dire qu’il y a une demande qui dépasse de loin l’offre d’Eurobonds émis par les différents pays: c’est le cas de la Zambie. Les partenaires internationaux apprécient le profil de l’Afrique du point de vue de ses données macroéconomiques. Dans la plupart des pays africains à forte croissance, le déficit public est de moins de 3%, soit le pourcentage qu’ambitionne l’Union Européenne. L’inflation, qui reste élevée par rapport à d’autres régions du monde, est sous contrôle. Quant aux réserves de change, elles ont atteint un niveau historique. La création de cinq fonds souverains est aussi un phénomène nouveau à saluer. Je peux dire que nous ne sommes pas au même niveau que la Chine mais sans doute on est mieux que beaucoup d’autres régions du monde.
Quelle est votre vision des relations économiques du Maroc avec les pays d’Afrique subsaharienne?
Il y a pas mal d’entreprises Marocaines qui avaient l’Europe comme marché potentiel. Depuis la crise, elles ont souffert et ont dû se replier pour se réorienter vers l’Afrique subsaharienne. Il y avait toute une liste de pays qui avaient plus de relations commerciales assez poussées avec l’Europe qu’avec l’Afrique. C’est l’exemple de l’Afrique du Sud, de l’Ile Maurice, du Cap vert et de certains pays du Maghreb comme la Tunisie et le Maroc. La crise a permis à beaucoup d’entrepreneurs Marocains de découvrir d’énormes potentialités existantes en Afrique. Les échanges entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne sont entrain d’augmenter. Ces échanges et transactions ont été facilités par l’installation des banques marocaines dans ces zones et, sans doute,par la qualité de services qu’elles offrent.
Ces banques marocaines non seulement permettent de renforcer le financement du secteur privé mais, aussi, témoignent aux entreprises marocaines de la réalité du terrain en terme de climat des affaires dans ces pays parfois dits à haut risque. Haut risque parce que parfois on a besoin du temps pour comprendre le fonctionnement du marché et des affaires. Le Maroc peut jouer ce rôle de point focal entre les pays du Golf et l’Afrique.
A mon avis, le royaume doit avoir une vision plus ambitieuse car aujourd’hui l’Afrique a réussi, naturellement, à attirer elle-même les pays du Golf et d’autres par son potentiel de ressources naturelles énormes et variées dans le domaines des énergies renouvelables, de l’agriculture, des mines et du pétrole. L’Afrique attire aussi par ses immenses besoins, notamment en infrastructure et en logistique. Vu que les pays du Golfe ont des capacités financières énormes par rapport au Maroc pour exploiter les différentes opportunités en Afrique, je pense que le Maroc doit se positionner stratégiquement pour être ce filtre incontournable entre cles différentes parties.
Propos recueillis par Dia El Hadj Ibrahima
Envoyé spécial à Rabat