«Nous vivons l’automne du capitalisme mais pas encore le printemps des peuples»
Le penseur Samir Amin, auteur de la théorie de la déconnexion et de l’échange inégal, nous a reçu à la mi-juin. Professeur honoraire, directeur du Forum du Tiers Monde à Dakar et auteur de nombreux livres traduits en plusieurs langues, ce franco-égyptien né en 1931 fait partie des économistes du Sud qui ont bouleversé la pensée économique dans les années 60 et 70. Sur les soi-disant progrès de l’Afrique émergente, le penseur pose un regard lucide et prudent. Pour celui qui juge le bilan des indépendances plutôt satisfaisant comparé à la colonisation, l’Afrique doit sortir du schéma colonial qui le prédestine au rôle de fournisseur de matières premières.
Au début des années 70, votre essai intitulé «L’échange inégal et la loi de la valeur» provoque d’importants remous dans l’analyse économique du développement. Sommes-nous encore, aujourd’hui en Afrique, dans l’échange inégal ?
Je commencerai d’abord par m’interroger sur la place de l’Afrique dans le système capitaliste. Ce système s’est constitué dès l’origine par la construction simultanée de centres dominants et de périphéries dominées. Dans les centres, la tendance qui commande l’évolution dans la longue durée est au rapprochement des structures économiques et sociales ; et aujourd’hui on peut parler du centre – au singulier – et de l’impérialisme collectif de la triade constituée par les USA, l’Europe et le Japon. Par contre, les périphéries se sont toujours conjuguées au pluriel. Car leur définition est simplement négative : ce sont les pays qui ne sont pas devenus des centres. A chaque étape du déploiement du capitalisme, toujours mondialisé, chacune des périphéries remplissait des fonctions qui lui étaient particulières. Du 16e au 18e siècle, la nouvelle Amérique coloniale constituait la périphérie majeure du capitalisme mondial de l’époque. De grandes régions d’Afrique constituaient alors une périphérie de la périphérie, celle qui fournissait les esclaves. L’Afrique a donc été intégrée très tôt dans le système mondial, avant le monde arabe et l’empire Ottoman, avant la Chine ; mais elle a été intégrée de la manière la plus destructive qu’on puisse imaginer: par la traite négrière (une ponction démographique destructrice à l’extrême). Ce choc violent a entrainé la décomposition des Etats en Afrique au profit de seigneurs de guerre travaillant pour la collecte des esclaves. Par la suite, à partir de 1880, l’Afrique a été intégralement colonisée: encore une fois par une forme de globalisation d’une violence extrême, niant la souveraineté des peuples et permettant aux métropoles de tirer profit de l’exploitation de leurs colonies, terme utilisé dans la langue de l’époque.
Alors, est-ce qu’aujourd’hui, les indépendances négociées ont changé les rapports entre la périphérie Afrique et le centre ?
Permettez-moi d’insister sur un point : les indépendances n’ont pas été offertes sur un plateau d’argent. Elles ont été conquises par l’émergence et la montée des mouvements de libération nationale, comme le RDA (Rassemblement démocratique africain), créé en 1946, par les luttes que ces mouvements ont conduites allant, lorsqu’il le fallait, jusqu’aux guerres de libération que ces mouvements ont été amenés à conduire, comme la guerre d’Algérie et celles menées dans les colonies portugaises et au Zimbabwe. L’entêtement colonial, s’il avait persisté aurait conduit à la généralisation de la guerre de libération, amorcée au Cameroun par l’UPC (Union des populations du Cameroun) en 1955 et au Kenya. Les puissances coloniales ont alors compris qu’il leur fallait prendre les devants d’une certaine manière. Cela a donné des indépendances négociées, concédant des marges d’indépendance limitées. 1960 se situe dans l’époque de Bandoeng. Je fais référence ici à la conférence de Bandoeng qui réunissait les principales nations qui avaient reconquis leur indépendance et les mouvements de libération des autres peuples d’Afrique et d’Asie, engagés dans la lutte pour y parvenir. En cela, Bandoeng était un projet de non alignement sur la mondialisation de l’époque. C’était le rejet du néocolonialisme auquel les peuples concernés entendaient mettre un terme par la construction d’alternatives nationales capables de faire avancer des programmes de développement authentiques qui, par leur nature même, entraient en conflit avec les logiques du néocolonialisme.
Quelle était donc la logique néocoloniale à l’époque ?
La logique néocoloniale s’employait à maintenir l’Afrique dans son rôle de fournisseur de produits agricoles
et de produits miniers. Cette spécialisation constituait le fondement de l’échange inégal de l’époque, assis sur la surexploitation du travail des paysans d’une part et le pillage des ressources minières et pétrolières d’autre part. N’oubliez pas que durant les «trente glorieuses » (de 1945 à 1975), le pétrole était presque gratuit. Le non alignement, qui s’opposait à ce mode d’insertion dans la mondialisation de l’époque ne constituait pas un avatar de la guerre froide comme le prétend -on en Occident. Le non alignement, en remettant en question ces formes de pillage impérialiste, a bénéficié à l’ensemble des pays d’Asie et d’Afrique.
Sans le non alignement, le Gabon par exemple n’aurait jamais été capable de capter à son bénéfice la rente pétrolière. L’OPEP qui regroupe les pays producteurs de pétrole n’aurait jamais vu le jour sans le non alignement. Certes, maintenant cette page est tournée. Les régimes nationaux populaires ont à leur actif de grandes réalisations qui ont transformé le visage de l’Afrique, pour le meilleur. Mais ces avancées se sont essoufflées. Pour aller plus loin il fallait s’engager sur la route de l’industrialisation, ce que les régimes africains en question n’ont pas pu faire, pour de nombreuses raisons.
Finalement, quel jugement global portez-vous sur les 50 ans d’indépendance de l’Afrique ?
Il y a eu des transformations gigantesques. Le bilan des 50 années d’indépendance ne peut pas être considéré comme négatif. En 1960, il y avait neuf congolais (dans l’ex Congo belge) qui avaient fait des études supérieures, dont trois prélats ! Trente ans après, même avec un régime odieux comme pouvait l’être celui de Mobutu, leur nombre se compte par centaines de milliers. Ainsi, le pire régime africain a fait cent fois mieux que la belle colonisation belge. Mais cette Afrique indépendante, de 1960 à nos jours, n’est pas véritablement rentrée dans l’industrialisation.
Justement, pourquoi l’Afrique ne s’est-elle pas industrialisée?
Une conjonction de raisons l’explique. D’abord la faiblesse des mouvements de libération, elle-même en rapport direct avec les ravages de la nuit coloniale. Cette faiblesse s’est traduite par des déséquilibres au profit de candidats à la constitution d’une nouvelle «élite» dirigeante. A l’époque, il suffisait d’avoir un petit diplôme pour aspirer à des fonctions aux sommets de l’Etat. Ceci a favorisé la stratégie impérialiste encourageant l’émiettement et empêchant la naissance de grands États. Pour notre région, il y avait l’AOF (Afrique Occidentale Française) et le grand Mali qui ont échoué. Deuxième conjonction défavorable : le système d’aide au développement qui avait pour fonction de maintenir l’Afrique dans sa fonction exclusive de fournisseur de produits agricoles et miniers. Tout cela a retardé jusqu’à ce jour l’entrée de l’Afrique dans l’ère industrielle. Lorsque la Banque Mondiale parle du «réveil du lion africain», elle nous délivre un diplôme de complaisance décerné afin que le lion continue à dormir. Dans le système de la mondialisation en place, la fonction de l’Afrique est plus que jamais d’ouvrir au pillage ses grandes ressources minières, son pétrole et son gaz, ses terres arables, ses forêts, ses richesses en eau. L’Afrique est importante pour l’impérialisme ; mais pas les peuples africains. L’Afrique aurait été beaucoup plus utile à l’impérialisme sans sa population. Le sort réservé à notre continent est tout simplement odieux. Encore une fois : l’intégration dans la mondialisation dans ses formes prédatrices maximales n’est pas souhaitable. Le produit de cette forme de mondialisation est tout simplement la destruction des Etats et des sociétés du continent. En témoigne la décomposition de certains États comme la Somalie, le Sud Soudan, la République centrafricaine, les menaces qui pèsent sur le Mali et les autres pays du Sahel.
Comment l’Afrique doit-elle agir pour sortir de cette logique de fournisseur de matières premières?
Il faut un renouvellement du projet national démocratique engageant la société sur la route de l’industrialisation, du progrès social et de la démocratisation de la gestion de la société dans toutes ses dimensions. Une route longue et difficile. En d’autres termes, il s’agit du renouvellement du Non alignement. A Alger, lors de la 17e conférence ministérielle des pays non alignés, tenue fin mai, on a senti
les premiers frémissements de cette consciente renaissante.
Le printemps arabe fait-il partie des renouveaux des mouvements sociaux que vous évoquiez tout à l’heure?
Nous vivons l’automne du capitalisme mais pas encore le printemps des peuples. Le centre du système – la triade impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon) – est entré dans une phase de crise systémique profonde. En réponse à cette crise, la stratégie des USA et de leurs alliés subalternes européens et japonais est de pallier leurs défaillances par le contrôle militaire de la planète. On ne pourra parler de printemps des peuples que lorsque nous serons parvenus à mettre en déroute les politiques du néo-libéralisme mondialisé et les interventions de l’impérialisme collectif de la triade pour en perpétuer le système. Nous en sommes encore loin et, sur ce plan, la situation du monde arabe n’est pas meilleure que celle des pays de l’Afrique subsaharienne. Néanmoins on voit se dessiner les contours d’une seconde vague de «réveil du Sud» qui se manifeste par la consolidation des acquis des nouveaux pays véritablement émergents. Pour que l’Afrique rejoigne ce peloton de pays émergents, il faut que les mouvements de mobilisation populaire et de protestation contre les effets dévastateurs de la mondialisation néo libérale parviennent à s’unir sur des objectifs stratégiques communs. Ces mouvements ne doivent pas tomber dans les illusions passéistes du style «retour aux sources religieuses ou pseudo ethniques» qui cassent les nations.
Pour finir, comment jugez-vous l’Afrique de la période allant de 2000 à 2012, qualifiée de période de forte croissance ?
A mon avis, il n y a eu aucune avancée en Afrique au cours de la période concernée par votre question. Pas même en Afrique du Sud, où pourtant on était en droit d’espérer beaucoup après la chute du système odieux de l’apartheid. Les diplômes qui nous ont été décernés par la Banque Mondiale concernant les années 2000 sont des diplômes de complaisance destinés à jeter de la poudre aux yeux. Souvenez-vous qu’en décembre 2010, la Banque Mondiale faisait l’éloge des «progrès »réalisés en Tunisie et en Egypte, des pays qu’elle jugeait engagés sur la voie royale de l’émergence ! Mais il y a peut-être une prise de conscience qui se dessine. Une autre voie de développement est possible, axée sur l’intensification des rapports entre partenaires du Sud. J’en donnerai ici un petit exemple : l’accord passé entre le Sénégal et la Mauritanie pour la commercialisation du gaz. La Mauritanie accepte de vendre son gaz au Sénégal et au Mali au prix de sa production sans plus. C’est un exemple à suivre.
Nos ressources doivent servir en priorité notre engagement dans la voie de l’industrialisation et contribuer à la construction de systèmes productifs nationaux et régionaux intégrés, cohérents, efficaces et autonomes. Nos politiques de développement doivent intégrer dans leur vision perspective l’objectif de la souveraineté alimentaire. Les terres arables de notre continent doivent servir cet objectif.
Elles ne doivent pas être gaspillées une fois encore au bénéfice de l’exportation de nouveaux produits demandés par le centre impérialiste, comme les agrocarburants.
Propos recueillis par Adama Wade