Economiste, Chercheur et homme de médias, Siré SY dirige Africa WorldWide Group, cabinet conseil en géostratégie et en géoéconomie, basé à Dakar avec un bureau à Casablanca. Nous l’avons interpellé sur le Sénégal émergent.
Vous êtes économiste, chercheur et homme de médias. Quelle analyse faites-vous aujourd’hui de la situation économique du Sénégal comparée à la Côte d’Ivoire et du au Maroc, deux pays que vous connaissez bien?
Globalement, la situation économique du Sénégal, en attendant de voir ce que la mise en œuvre du Plan Sénégal Emergent va donner sur le terrain, est encore un océan de difficultés avec quelques prouesses réussies ici là. Le tableau économique est mi-figue mi-raisin dans un contexte où le Sénégal sous Macky, s’est inscrit dans une forme d’économie distributive sans que ses structures et fondamentaux économiques ainsi que ses politiques budgétaires, ne génèrent suffisamment de cash-flow soutenable, si indispensable, quand on veut faire de l’économie de ruissellement. Je vais juste vous donner un indicateur qui révèle l’immensité des difficultés économiques pour l’économie sénégalaise. L’essentiel des ressources budgétaires du Sénégal (environ 2 mille milliards de FCFA) sont tirées par ses recettes fiscales. La masse salariale (traitements, indemnités et avantages) bouffe les 717 milliards de FCFA, soit 43% des ressources budgétaires alors que ses fonctionnaires (quelques 100540 agents) ne représentent qu’un (1%) pour cent de la population sénégalaise. Cela veut dire qu’il ne resteraque du budget national (2 mille milliards de FCFA), que 500 milliards de FCFA pour faire face aux dépenses de fonctionnement des différentes Administrations mais surtout, pour les dépenses d’investissement, dans un contexte où le Sénégal est un chantier à ciel ouvert. C’est aussi quelque part aussi, ce qui explique de plus en plus, une certaine présence de l’Etat du Sénégal sur les marchés financiers, avec en toile de fond, une surchauffe de sa dette publique. Comme pour ne rien arranger à ce tableau, au Sénégal, le temps de la parlotte (politique) est supérieur au temps de travail (économique).
Sous un autre angle, comparé au Maroc, le Sénégal est en retard sur bon nombre d’indicateurs, même si le royaume chérifien est entré dans une phase de transition économique, avec toutes ses promesses mais aussi ses problèmes. Contrairement au Sénégal dont l’orientation géostratégique à moyen et long terme est difficilement perceptible et lisible dans cette économie de marché, le Maroc semble faire ses choix géostratégiques pour s’insérer dans l’économie globalisée, à travers l’Industrie (aéronautique et automobile) et l’économie des Services (finances et innovations technologiques), mais aussi dans le Jeu des acteurs (Casablanca comme Hub en Afrique et puissance régionale).
Dans une autre grille de lecture, comparé à la Côte d’Ivoire, le fait que le Sénégal n’a pas pu rattraper, économiquement ce pays, qui malgré une décennie de parenthèse économique (1999-2011) pèse toujours 35% de l’économie de l’Uemoa, montre à suffisance qu’en termes de vision stratégique et de prospective, Houphouët a eue raison sur Senghor.
Ainsi, Houphouët a ceinturé l’économie ivoirienne tout autour de l’Agriculture et l’a structurée par des capitaux nationaux ivoiriens. Là où Senghor avait misé sur le secteur industriel porté à bras le corps par des capitaux étrangers. De Senghor à Macky Sall, l’économie sénégalaise ne s’est pas encore remise des conséquences de la grande sécheresse des années 70 et le Sénégal est toujours à la recherche de son business model économique. Là où en Côte d’Ivoire, le Président Ouattara, qui veut faire entrer l’économie ivoirienne dans une nouvelle phase (le défi de la transformation), celle de l’Agro/Agri business, récolte aussi quelque part, les graines semées (Agriculture) par Houphouët. Ajouté à cela, ses richesses minéralières (pétrole, gaz et mines), la Côte d’Ivoire est partie pour son second miracle économique.
Le Sénégal est réputé pays stable et démocratique. Est-ce à dire que ces valeurs ne riment pas avec croissance du PIB? Qu’est-ce qui bloque la machine Sénégal?
Pour ce qui est de la démocratie dont vous évoquez et dont Platon disait que c’est le meilleur des pires systèmes de gouvernance, malheureusement, le Sénégal l’a prise par le mauvais bout parcequ’ ici, la démocratie (la politique, le débat, la recherche du consensus…) est un affaire d’Etat institutionnalisé qui a mis de côté, les forces politiques traditionnelles, parfaitement efficaces dans leur domaine, et omniprésentes même dans les aspects les plus modernes de l’Afrique d’aujourd’hui, et souvent très démocratiques à leur façon.
Là où les autorités ont su jouer sur les traits particuliers des peuples, elles ont en général réussi à faire naître des dynamiques positives (Niger, Ghana, Botswana…). C’est ce qui prouve quelque part que …l’Afrique est un continent moderne par tradition…La démocratie, comme elle est vécue et subie au Sénégal, nous permettra difficilement de dépasser la dualité du bien public et du bien privé pour aller vers le bien commun. Elle a démoli les espérances collectives. Vous savez, dans nos environnements africains, le premier des droits de l’homme, c’est le développement et non pas la démocratie dont vous faites allusion. Ce qui fait qu’au Sénégal, nous sommes sur la fausse route. Ensuite, je ne pense pas que le modèle de démocratie à l’occidental, pour un pays comme le Sénégal, est le meilleur des modèles pour son décollage économique, parce que cette ‘’démocratie-là’’ est sui-generis à la notion de République alors que l’écrasante majorité des Sénégalais ignore tout, culturellement, de la notion de République. La démocratie telle que vécue et subie au Sénégal, est une simplification qui rassure mais génère en définitive, un surplus d’incertitudes et de surprises stratégiques.
Justement, le Plan Sénegal Emergent affiche haut ses ambitions. Quels sont les plus et les moins de ce plan?
A propos du PSE, je l’analyse sous deux grilles de lecture: la Lettre du Plan et l’Esprit du Plan. Sur la Lettre du Plan, le cap stratégique est fixé, les faits stylisés, les objectifs quantifiés, les leviers ciblés ect… Sous cet angle, rien à dire, sinon ‘’gongo’’, comme on dit chez moi à Agnam Civol dans le Fouta. Par contre, c’est dans l’Esprit du Plan qu’il peut y avoir débat. D’abord d’un point de vue purement sémantique, dans sa formulation et son projet de mise en œuvre et de suivi-évaluation, le PSE est-il un Plan (d’émergence) ou un Programme (de développement)? Dans le fond, le PSE souffre d’un déficit criard de communication-partage-vulgarisation entre le sommet (bottom up) et la base (top down) mais aussi horizontalement. Or, sans communication-partage-vulgarisation, vous ne pourrez pas mobiliser le génie, l’énergie et le talent de votre Peuple pour réussir les ruptures et transformations nécessaires et indispensables pour émerger. Le PSE, tel qu’il est présenté, peut laisser croire que l’addition ressources financières + orientation stratégique = Sénégal émergent. Or, cette formule ne dit rien sur les ‘’Senegaleses Values’’ qui doivent porter et nourrir les ruptures épistémologiques, comme ailleurs, les ‘’Asian Values’’ ont été les déterminants de la transformation de la Malaisie, du Japon, de la Chine, de la Corée du Sud etc…
Ceci dit, les résultats attendus du PSE sont largement dans les cordes du Sénégal. Mais encore faudrait-il que ce Plan soit décorelé de tout agenda électoral (temps court) pour être inscrit dans un temps politique (temps long). Mais surtout, ne pas rater le point de départ pour ce Plan qui est sa communication-dissémination-appropriation pour actions. Vous savez l’émergence, c’est à l’image d’un vol d’avion. Après les enregistrements et embarcations, l’avion a besoin pour décoller et prendre les airs, de prendre de l’élan en faisant un tour de piste en vitesse et d’ouvrir ses turbines à gaz qui requièrent une synergie et complémentarité intelligentes entre tous ses compartiments, pour détacher ses pneus du tarmac. Aujourd’hui, pour le PSE, la mère des batailles est la mobilisation des énergies et forces sociales traditionnelles et républicaines.
Enfin, toute stratégie d’émergence a besoin d’un cadre institutionnel pour sa mise en œuvre. Or, la décentralisation de type Etat jacobin, centralisateur et accaparateur, ne me semble pas être le véhicule approprié pour le Sénégal pour mener à termes son plan d’émergence. Mais plutôt, un Etat fédéral. L’Acte 3 de la décentralisation devrait préparer le Sénégal à passer des réformes administratives (décentralisation) vers une réforme politique (l’Etat fédéral du Sénégal), qui serait l’échelle la plus pertinente en termes de management public, pour son émergence économique.
Quel jugement portez-vous sur les deux ans et demi de Macky Sall comme président? Est-il le continuateur du président Wade ou du président Diouf?
Vous savez faire la campagne électorale, c’est faire de la poésie mais gouverner, c’est faire de la prose. Le président avait tellement promis que malgré toutes ses multiples initiatives prises, il en restera toujours. La politique a ceci de commun avec le Droit pénal et sa procédure. En politique comme en Pénal, tout ce que vous dites sera retenu contre vous. Mais là où en Pénal, vous avez le droit de garder le silence, en Politique, vous n’en avez pas le droit car il faut convaincre même sans avoir raison. Sur ses deux ans et demi comme président, Macky Sall a entrepris beaucoup d’initiatives, conceptualisé des stratégies et dégagé une perspective. Maintenant, il faut être en route, comme dirait le philosophe Karl Jasper. C’est le temps de l’Action. Et, me semble-t-il, Macky l’a mieux compris que tout le monde. Est-ce qu’il est le continuateur de Wade ou Diouf ? Je pense que Macky a son propre style de management qui fait aussi l’homme. Sous Senghor et Diouf, c’était l’Etat-Parti (Parti unique, ensuite multipartisme limité et puis illimité). Sous Wade, ce fut le Parti-Etat (la toute-puissance du Parti sur l’Etat). Sous Macky, c’est le temps de l’Etat-Coalition de partis (la co-gestion, la Patrie avant le Parti) en termes de gouvernance politique et de management public. Si Senghor est le président Fondateur; Diouf en fut le président-Administrateur; Wade, le président-Bâtisseur et Macky pourrait devenir le président-Transformateur. S’il relève le challenge du Pôle de Diamniadio et du PSE qui à mon avis, est dans ses cordes.
5) De nombreux économistes africains tirent à boulet rouge sur le CFA. Alors, bouc émissaire ou coupable des contre-performances des pays de la zone?
Le FCFA est une monnaie surévaluée. Pour preuve, il faut à la Corée du Sud, 15éme puissance mondiale, 1500 wons pour avoir 1 euro. Il faut à l’Inde (nation émergente), 12.000 roupies pour avoir 1 euro. Il faut à l’Iran (puissance nucléaire), 14.500 rials pour avoir 1 euro. Il faut au Vietnam (2éme producteur mondial de riz), 27.000 dongs pour avoir 1euro. Alors qu’il faut (seulement) à la zone CFA, 655,957 francs pour avoir 1 euro. C’est cette surévaluation qui explique en grande partie, le triple déficit de la balance de paiement (services, capitaux et commercial) de la Zone UEMOA et CEMAC, où le revenu d’un paysan (performant) est de 100.000 (cent mille) FCFA par an! C’est aussi ce qui explique pourquoi les opérateurs économiques de la Zone perdent sur leurs prix, 40% du fait des coûts de change. Je m’explique difficilement qu’en cette période d’un reclassement géopolitique favorable aux Zones UEMOA et CEMAC, que leurs Banques Centrales continuent à déposer depuis 2005 et avec discipline, 50% de leurs avoirs (réserves) auprès du Trésor Français, après que ce taux fût de 100% de 1945 jusqu’en 1975, puis 65% de 1975 à 2005? Et surtout, au moment où les projections économiques (Matthieu Pigasse) indiquent clairement que sur les 10 prochaines années, l’Europe risque de connaître des taux de croissance plafonnés à 1,5%, là où certains pays de la Zone CFA pourraient se retrouver avec une croissance à 2 chiffres. Je sais que le FCFA est un sujet aussi sensible qu’une lame de rasoir…. Le FCFA n’est pas un sujet technique, mais un sujet politique, disait Edouard Balladur. Mais dans les années à venir, inéluctablement, le débat sera posé.
Vous revenez d’une immersion au Maghreb, notamment au Maroc. Pourquoi ces pays se sont relativement développés et ont laissé l’Afrique subsaharienne à la traîne?
Sous réserve que les cinq grands ensembles sur le continent (Maghreb, Afrique de l’Ouest, du Centre, de l’Est et Australe) ont chacun leur propre rythme d’évolution, hormis le Maroc et la Mauritanie, tous ces pays du Maghreb ont décroché économiquement, depuis la vague des ‘’printemps arabes’’ et ne font pas aujourd’hui mieux en termes de croissance et de progrès social que les zones d’Afrique de l’Est (East African Communauty) et d’Afrique australe (SADC). Par ailleurs, je répondrai à votre question, non pas en connaissance de cause mais en connaissance de conséquence. Pour dire ceci: les dotations factorielles ne suffisent pas à elles seule pour émerger économiquement. Il faut en plus, un leadership et une vision stratégique et prospective au plus haut niveau. Un des handicaps des économies africaines est lié à une mono-économie, reposant sur des matières premières comme le pétrole, les mines ou le coton. Or, les cours de ces matières premières sont généralement très sensibles et fluctuants sur les marchés mondiaux, les recettes de ces pays mono-économiques sont d’autant incertaines et imprévisibles. Il semble dès lors difficile pour les dirigeants de mettre en place une politique de développement économique et sociale efficace.
Pour ce qui est de la géo-physique, les pays d’Afrique du Nord ont bénéficié de leur position géostratégique qui font qu’ils sont des traits d’union et une zone tampon entre la méditerranée et l’atlantique, entre l’Afrique et l’Europe, entre l’Afrique et le Moyen et Proche-Orient et entre le Sahara et le Sahel, avec à la clé des variations climatiques favorables à plusieurs types de cultures. Cette partie du Maghreb est donc pour l’Afrique, ce que le Mexique est pour l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. Une zone tampon, une zone de relais, qui a un double avantage en termes de flux et de reflux, d’échanges, de commerce et de business. D’ailleurs le roi Hassan II disait du Maroc, qu’il est à l’image d’un arbre qui a ses racines en Afrique et ses feuilles qui bruissent en Occident.
Globalement, le continent africain n’est pas en crise mais il est en métamorphose et en mutation sous la conjugaison de trois chocs: un choc démographique, un choc des économies et un choc des traditions et religions. Lentement et surement, le continent est entrain de faire sa mue dans le domaine de l’économie, avec de plus en plus le passage d’une économie du bazar et de la rente vers une économie plus formalisée, plus ouverte et plus productive. Ainsi, l’Afrique du Nord a une économie plus industrialisée. L’Afrique Australe et de l’Est sont plus urbaines (près de 80% de la population) et plus connectée au monde (grands aéroports, centres d’affaires et innovations technologiques). L’Afrique de l’Ouest s’organise plutôt autour du Nigeria devenu la première puissance économique sur le continent et qui s’impose de plus en plus comme un acteur essentiel sur le marché mondial du pétrole. Vous avez aussi le Ghana qui est un véritable success story en matière de politiques publiques majeures. La Côte d’Ivoire qui revient aussi en force grâce avec son café et cacao aura pour défi principal, la transformation pour passer de l’agriculture à l’agro-industrie. Et enfin l’Afrique centrale qui apparaît comme la plus riche en dotations factorielles mais la moins prospère et la plus livrée au chaos (guerres) qui menace aussi l’Afrique de l’Ouest. Quant à l’Afrique du Nord, l’économie de la zone est toujours plombée par le ‘’non Maghreb’’.