Ancien conseiller de Hassan II, Othman Benjelloun est surtout un homme d’affaires au parcours aussi riche que parsemé de zones d’ombre et de lumière. Portrait d’un banquier qui dispose toujours d’un coup d’avance sur le marché.
A 83 ans, Si Othman Benjelloun, l’homme le plus riche du Maroc avec 2,4 milliards de dollars (Forbes), plus riche que le Roi Mohammed VI, compte une carrière rythmée d’acquisitions audacieuses et de paris risqués sur l’avenir. Diplômé à l’école polytechnique de Lausanne dans les années 50, cet héritier d’une famille qui a fait fortune sous le protectorat français dans le commerce avec Manchester est le premier banquier marocain à avoir misé sur l’Afrique à travers l’acquisition de la Banque de Développement du Mali (BDM), un projet avant-gardiste à l’époque. C’est lui qui força la main à Paul Derremeux pour reprendre Bank of Africa dans la deuxième moitié des années 2000.
Mais la vigilance de cet octogénaire à l’affût de la bonne affaire n’a toujours pas su dompter le marché. Son bras de fer, audacieux et coûteux, avec l’ex holding royale ONA , d’où il tira une certaine disgrâce, élégante et bien contenue, est encore dans les mémoires.
Cet épisode trouble intervient en 1999, quelques mois avant le décès de Hassan II. Othman Benjelloun, bien informé, renforce ses positions dans la SNI (Société Nationale d’Investissement) via le marché et à travers diverses alliances, pour s’imposer premier actionnaire de l’ONA devant la holding royale Siger. Cette OPA hostile déclenche les foudres du palais royal selon les chroniques de l’époque.
Le marché financier marocain allait assister à la plus grande bataille de son histoire pour le contrôle de la holding ONA. Contre toute attente, le commandeur de “l’étoile polaire” du royaume de Suède résiste avant de céder. Cet épisode est fondateur de l’énigme Othman Benjelloun. S’il y a perdu de l’argent, il en a retiré une certaine aura dans le milieu bancaire et a participé à la maturation d’un marché financier qui fonctionnait comme une vieille horloge sans surprises. Mais cette bataille, violente par les montants mis en jeu, a mis fin à une vieille alliance sans altérer la légende de celui qui dispose, toujours, d’un coup d’avance sur le marché.
Comme ce rachat de la Royale marocaine d’assurances en 1988 (société dont son père est l’un des fondateurs) qui le propulse dans le gotha financier local. Ce n’était qu’un coup d’avance. L’acquisition de cette compagnie lui permet de s’engouffrer dans la vague de privatisation et de reprendre la BMCE Bank en 1995 devant d’illustres candidats. Aidé en cela par les liquidités de la RMA ?
Sous l’ère Benjelloun, la banque ouvre son capital à l’allemand Commerzbank et au japonais Nomura. En 1998, le financier se fait encore entendre en reprenant la compagnie d’assurances Al Wataniya pour 3,3 milliards de dirhams. Une année plus tard, c’est le coup de génie. La seconde licence de téléphonie rapporte 11 milliards de dirhams au Maroc, déboursés par Benjelloun et ses deux alliés, Telefonica et la Caisse de Dépôt et de Gestion. Cette opération qui met fin au monopole de Maroc Télécom bascule le royaume dans l’ère moderne des nouvelles technologies. La débauche d’énergie mise dans Méditelecom a été chèrement payée.
Pendant longtemps, l’entreprise de téléphonie menacera la solidité du groupe. Mais, fidèle à sa devise «un coup d’avance sur le marché », M. Benjelloun était déjà dans un autre deal : fusionner ses deux compagnies d’assurance, Al Wataniya et RMA en 2004, pour donner naissance à un géant aujourd’hui co-leader du marché.
En dépit de ses difficultés financières persistantes, la BMCE Bank, qui avait entre-temps fait recours aux dettes subordonnées et ouvert son capital à ses salariés pour faire face aux ratios de solvabilité, s’offre une salle de marché avec des financiers talentueux qui feront résister à la banque les tentatives répétées d’acquisitions lancées par la revancharde ONA.
L’Afrique, nouveau champ de bataille
A l’époque, un schéma de fusion BMCE Bank et BCM était dans l’air. Contre toute attente, c’est le mariage BCM et Wafabank qui sera célébré deux ans plus tard pour donner la mastodonte Attijariwafa Bank. Si Benjelloun concède à ce géant le premier rôle, il le devance en Afrique à travers Bank of Africa. Alors qu’Attijariwafa Bank mise sur la banque de détail, la BMCE Bank croit trouver le bon filon avec la banque de gros depuis Londres. Medicapital voit ainsi le jour en 2008 . La déconvenue de cette étoile filante fait partie des sujets délicats au huitième étage du building BMCE Bank à l’intersection des boulevards Zerktouni et Hassan II à Casablanca. Tout occupé à provisionner cet échec qui a coûté 240 millions d’euros, la banque rate l’opportunité de l’année. Le groupe Saham de Moulaye Hafid Elalamy (présenté d’ailleurs comme le prochain Benjelloun) reprend Colina en 2010. Comment Bank of Africa, actionnaire de Colina, a-t-elle laissé filer cette opportunité ?
Mais les grandes batailles sont terminées. Othman Benjelloun, architecte du renouveau de la finance marocaine parle aux passants à travers l’ écran géant collé sur la façade de l’imposant siège de la BMCE Bank, qui donne les variations des indices de la Bourse de Casablanca quasiment en temps réel. Son message est clair. La BMCE Bank qui était chancelante en 2000 a fêté son premier milliard de dirhams (100 millions d’euros) de bénéfices en 2005 et ses 2 milliards en 2007. En 2013, Othman Benjelloun est l’homme d’affaires le plus riche au Maroc d’après le magazine Forbes qui estime sa fortune à 3,1 milliards de dollars. Ainsi, ni le retrait des opérateurs espagnol et portugais, Telefonica et Portugal Télécom, du capital de Méditelecom en 2008, ni les échecs à Londres, n’ont eu raison du flair de banquier qui a trouvé une alliance essentielle avec Zain pour relancer son pôle téléphonie.
Cependant, la BMCE Bank, navire amiral du groupe Benjelloun, n’est toujours pas à l’abri de la tempête. Pour faire face aux exigences minimales capitalivores, le financier a accepté (à contre cœur), l’entrée de la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG) dans son capital à hauteur de 8 %. Un mariage de raison qui préfigure de futurs grands regroupements bancaire au Maroc et en Afrique. Mais qui peut se hasarder à des pronostics face à celui qui a toujours devancé le marché ?
2 commentaires
SI OTHMAN BENJELLOUN : UNE MARQUE DE FABRIQUE BANCAIRE
Excellent article de la rédaction de FA à travers le portrait de l’un des derniers dinosaures du secteur bancaire marocain. Elle nous fait revisiter deux décennies de la riche et palpitante histoire bancaire de ce pays.
L’article fait mention de la première intervention de Si Othman Benjelloun en ASS notamment au Mali à travers la restructuration de l’ancienne banque publique BDM avec plusieurs dizaines de milliards de créances improductives. Après son passage réussi, et un relais réussi, cet établissement de crédit demeure incontestablement la première de la place bancaire malienne avec un ancrage sous-régional de plus en plus affirmé. Et cela dure presque une vingtaine d’années. Et ce n’est point un hasard si l’architecte de cette première expérience subsaharienne est à la tête de la holding panafricaine de la BMCE.
S’agissant des « grandes batailles » – ou à mon goût, des grandes manœuvres – elles n’ont guère commencé. Ou tout au moins une seconde manche plus palpitante s’annonce. C’est le champ qui s’est déplacé, de la façade méditerranéenne sud et nord (presque saturée) au sud du Sahara ouest et centre (à peine préemptée).
La question qui n’a pas été abordée, peut-être taboue mais essentielle pour un analyste, est la suivante : qu’adviendrait-il de cet immense empire financier après Si Othman Benjelloun ? Tant l’institution et son promoteur- dirigeant s’identifient l’un à l’autre avec un lien presque fusionnel. A des moments donnés de l’histoire, une bonne partie de ceux qui l’ont aidé à construire, brique après brique, cette fabuleuse « machine à fric » ont eu d’autres destins. L’un des derniers en date lorgne du côté de la BAD après un passage éphémère dans une équipe gouvernementale.
A 83 ans, il est difficile de ne pas évoquer le risque successoral. Car BMCE au-delà de la solidité de ses fondamentaux, de la qualité de ses équipes, sa holding et toute sa constellation, est d’abord, aussi et surtout la personnalité de Si Othman Benjelloun. Il en est le principal actionnaire, l’architecte et aussi le principal ouvrier. Derrière les grosses baies vitrées de l’imposant immeuble au croisement du Boulevard Hassan II et Zerktouni, sa présence ou non dans un bureau plus que modeste échange en litote avec ses collaborateurs et de l’extérieur, l’écran géant parle du futur en affichant le présent (il a été l’un des premiers à parier sur CFC).
Ses coups de génie se reflètent dans le modèle économique de son groupe bancaire en Afrique. Visitez la première couronne (version managériale) de ce modèle construit autour de la BOA dont le maintien de la marque et de la philosophie de son fondateur (M. Derreumaux) permet à la maison mère de se « détacher » des soubresauts de la gestion de la banque de détail en ASS. Résultat des courses : la plus forte contribution externe des groupes bancaires marocains (les filiales africaines ont contribué à 42% au PNB du groupe BMCE à fin déc. 2013). Et ce modèle tranche nettement avec celui de ses deux autres compétiteurs: le siège de la BOA est en ASS (proximité et intégration avec les marchés adressés) et les dirigeants des filiales sont principalement des cadres subsahariens ambitieux et compétents (dans notre métier tout n’est pas seulement « savoir-faire », le « savoir-être » est tout aussi sinon plus important, et surtout la connaissance du marché et de ses acteurs).
Dans le livre que j’ai consacré cette année à l’analyse du secteur bancaire de l’UMOA (dont la sortie est annoncée), à la suite de la publication du dernier rapport annuel de la Commission bancaire, tout un chapitre est consacré aux groupes bancaires qui opèrent dans notre zone, leur modèle économique, leur positionnement et leurs résultats. Et je peux vous dire que les chaudes empoignades n’ont pas encore commencé. Certains groupes, à coup sûr, y laisseront de grosses plumes avec une image et une réputation sérieusement entamées. Et tout se jouera d’ici 2020, avec régulièrement ses comptes, ses décomptes et ses mécomptes !
Trois évènements pourront précipiter cette échéance : les exigences en fonds propres des maisons mères édictées par des régulateurs sous l’emprise des règles bâloises, et pouvant les inciter à un recentrage de l’activité ou du périmètre d’activités (comme ce fut le cas des banques françaises dans les années 80 avec la BIAO, les années 90 avec le Crédit Lyonnais, les années 2000 avec le Crédit Agricole), le « management coupé-décalé » avec la course effrénée à la taille (les crédits bancaires d’aujourd’hui à MLT et même à CT plusieurs fois profilés ne produiront leur pleine toxicité que dans 3 ans, 5 ans voire 7 ans dans un environnement déjà dominé par un taux brut de dégradation du portefeuille assez élevé de 16%) et le réveil tardif mais brutal d’une nouvelle classe de dirigeants politiques subsahariens (bousculés par leur population dont moins de 10% est bancarisée après plus de 150 ans de présence bancaire et le sous-financement de leur économie dont 20% seulement d’apport bancaire).
A cette date, Si Othman Benjelloun aurait presque 90 ans. Il ne nous reste plus qu’à lui souhaiter une longue vie au service du développement de l’économie bancaire en Afrique et aussi escompter de successeurs à sa hauteur, à même de porter sa vision panafricaine et de poursuivre son immense œuvre au service des populations africaines.
Cher monsieur Cissé
Merci pour ce complément de dossier qui vient enrichir l’article. Quant à l’évolution future de la BMCE Bank, nos pronostics tablent sur une alliance caputalistique CDG- BMCE- CIH. Et un désengagement total de la téléphonie. Dans tous les cas, c’est un banquier qui inspire par son audace. Dommage que son génie n’ait pas inspiré beaucoup de ses collaborateurs qui se dont mués en porte-valise plutôt qu’en dauphins.
Financial Afrik