«Sans ressources humaines de qualité, il n’y aura pas d’émergence»
Après Dakar, le cabinet de recrutement AfricSearch a ouvert la deuxième édition de son forum de recrutement AfricTalents les 19 et 20 juin dans la capitale ivoirienne. Pour son président exécutif, Didier Acouetey, le continent devrait veiller à valoriser davantage ses ressources humaines qui pourraient, le cas échéant, plomber la dynamique de croissance enregistrée ces dernières années.
Un entretien spécial réalisé par Jean-Mermoz Konandi
Les talents africains, une espèce rare ou une espèce qu’on retrouve de plus en plus ?
L’Afrique regorge de talents; c’est le premier constat dans tous les domaines. L’expression de ces talents en entreprise et dans nos sociétés reste par contre difficile. On a un secteur privé qui n’est pas assez dynamique dans le sens où il ne laisse pas assez de place aux talents pour s’exprimer. Deuxièmement, nous n’avons pas des environnements stimulants qui permettent à ces talents de s’exprimer comme aux Etats-Unis où, par exemple, dès qu’on est sur un campus et qu’on découvre que vous avez un talent dans les sciences, dans le sport ou dans n’importe quel domaine, vous avez tout de suite des sponsors qui viennent vous prendre en mains et qui vous permettent d’aller au bout de vos talents. Il n’est pas rare que lorsque vous êtes en Business school ou en école de technologie, même en première année, que des venture capital viennent voir si vous n’avez pas l’idée de l’année ou du siècle qu’ils pourraient financer. Du coup, cet écosystème permet à ces talents dans les autres pays du monde de s’exprimer, ce qui n’est pas le cas en Afrique. Et nous passons malheureusement à côté de ces talents qui existent pourtant puisque dans notre job au quotidien nous rencontrons ces compétences qui, malheureusement, n’arrivent pas à s’exprimer parce que l’environnement n’est pas stimulant et favorable.
Ces talents ont-t-ils un avenir en Afrique ? Ont-ils la possibilité de développer sur place leurs compétences ?
La chance que nous avons c’est que ces dernières années l’Afrique a amorcé une nouvelle phase de son développement qui s’est exprimée de plusieurs manières. D’abord le taux de croissance, ensuite l’appétit de tous les investisseurs mondiaux pour l’Afrique, et l’appropriation par les Africains de leur propre développement. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir un pays africain faire un plan stratégique, dire qu’il veut être émergent, nouer des alliances avec des Brésiliens, des Indiens, des Singapouriens, des Malaisiens, alors qu’avant nous étions dans une relation extrêmement bilatérale avec l’ancienne puissance coloniale. L’Afrique multiplie de plus en plus les partenariats et montre qu’elle se prend en charge. Compte tenu de ces trois éléments, on en vient à croire que, justement, l’environnement va se prêter à l’éclosion de ces talents, à cette émergence économique par les Africains avec l’apparition de ce que nous appelons les «champions africains de demain» qui devraient apparaître dans tous les secteurs. Il y a quelques années, des médias comme le vôtre n’existaient pas. Il y avait ce que nous connaissons, les médias politiques, quelques journaux économiques, mais aujourd’hui la presse financière, la presse économique africaine, dirigée par des Africains, voit le jour et je crois que c’est aussi à la faveur de ces mutations que nous observons.
En tant que « chasseur de tête », vous avez une bonne connaissance du marché de l’emploi pour cadres supérieurs africains. Y-a-t-il des spécificités particulières recherchées chez ces derniers ?
Ce que les entreprises veulent, c’est la connaissance du marché africain. Le paradoxe c’est que beaucoup d’Africains sont formés sur le continent, pas toujours avec l’expertise recherchée par les entreprises mais ont la connaissance du marché. Et le deuxième élément, qui est un autre paradoxe, c’est que vous avez des Africains bien formés à l’étranger, aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, mais qui ne connaissent pas les marchés africains. Donc comment arriver à combiner cette connaissance du marché avec l’expertise, ça c’est la première requête des entreprises : « je veux quelqu’un qui est bien formé, qui a une bonne expérience et qui connaît la marché africain ».
Et une fois qu’on a dit cela, il y a d’autres qualités que les entreprises recherchent comme la capacité d’adaptation. Aujourd’hui, dans une Afrique qui change, qui bouge vite, une classe moyenne qui est en pleine progression, une industrialisation qui se fait, il faut pouvoir s’adapter à cette évolution rapide. Celui qui n’arrive pas à s’adapter à ces changements et à l’évolution des métiers ne pourra pas survivre (…). Deuxièmement, la dimension entrepreneuriale. Dans un environnement de plus en plus concurrentiel, les entreprises demandent des cadres qui sont des entrepreneurs, c’est-à-dire des gens qui sont capables d’entreprendre dans l’entreprise qui les emploie et de prendre des initiatives ; la capacité d’entreprendre et de prendre des initiatives sont fondamentales.
Il y a également la capacité d’innovation. Voyez-vous, si les Africains n’étaient innovants, le téléphone portable n’aurait jamais servi d’outil de bancarisation au Kenya. Pendant que nous sommes dans nos régions à 10 ou 15% de taux de bancarisation, au Kenya grâce à M-Pesa ils sont à plus de 90% parce que le téléphone portable est devenu un outil de paiement, parce que les gens ont été imaginatifs et créatifs pour se dire que puisque cet instrument a une pénétration extraordinaire, utilisons-le comme porte-monnaie électronique. Et cette capacité d’innovation il la faut en Afrique parce que les schémas traditionnels de développement ne sont pas forcément les mêmes. Si on dit qu’on lance un produit en Afrique et qu’on ne va le distribuer que dans les supermarchés, il ne va pas survivre parce que ce n’est qu’aujourd’hui que nous voyons ces supermarchés et ces mall dans nos pays (…). Donc si vous distribuez les recharges téléphoniques et que vous pensez que c’est uniquement dans les magasins et les boutiques qu’il faut distribuer, vous êtes hors du marché ; les recharges, à preuve, on les trouve à tous les feux, à tous les coins de rue parce que justement les Africains ont été capables de dire « tiens, pour aborder mon marché, je dois innover, regarder différemment», donc cette capacité est extrêmement importante et fait partie des qualités que les entreprises recherchent en Afrique.
En tant qu’acteur du marché, dites-nous quelle est la tendance aujourd’hui : les talents de la diaspora africaine reviennent-ils sur le continent ou, au contraire, les talents locaux ont-ils plutôt tendance à s’expatrier ?
C’est les deux mouvements. Vous n’avez jamais vu autant d’afflux massifs d’Africains de la diaspora qui désirent rentrer pour participer à cette croissance du continent et aussi notamment en raison du fait que dans les pays développés la croissance est tellement atone que les opportunités d’emplois sont faibles ; sauf que le marché n’est pas assez lisible pour eux : qui embauche ? Où on embauche ? À qui est-ce qu’il faut écrire ou parler ? C’est quoi les salaires ? Il leur manque des informations, ce qui les freine un tout petit peu dans leur élan mais il y a un désir massif de retour. Dans le même temps, les Africains qui sont le moins bien formés sur le continent veulent tous partir parce qu’ils se rendent bien compte qu’il n’y a pas de débouchés pour eux. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas des emplois, mais simplement parce qu’ils n’ont pas les qualifications pour occuper ces emplois. Vous avez des diplômés d’université qui sont au chômage depuis cinq ou dix ans parce qu’ils n’ont pas la formation adéquate pour aller travailler dans les organisations et, en pareille situation, ils expriment la volonté de partir du continent en sachant qu’à l’extérieur ce n’est pas plus rose. Pour moi, une des réponses c’est l’entreprenariat, c’est-à-dire comment est-ce qu’on forme les Africains, comment on met en place des instruments pour favoriser la création et le développement d’entreprises ; je pense que c’est le sujet du moment. Depuis les classes du primaire, des collèges et lycées et à l’université, il faut apprendre aux jeunes ce qu’est l’entreprise, donner des cours sur l’entrepreneuriat, exposer les Africains à la création d’entreprises : qu’ils se cassent «la gueule», qu’ils échouent, mais qu’ils recommencent encore et encore comme cela se fait partout ailleurs jusqu’à ce que ça fonctionne, avec des financements, des fonds de garanties, des incubateurs qui vont permettre de créer des emplois à travers la création d’entreprises.
On ne peut parler de talents sans parler de formation et c’est vrai que nous avons en Afrique des écoles de très haut niveau comme l’Institut polytechnique en Côte d’Ivoire ou l’ISM au Sénégal, mais de façon générale quelle appréciation les recruteurs font-t-ils du niveau de formation, en particulier dans les universités et instituts d’enseignement publics?
Le niveau est extrêmement moyen et les universités africaines pour la plupart forment des futurs chômeurs pour la simple raison que d’abord les curricula ne sont pas revus pour être en phase avec les besoins du marché. Pendant que les deux tiers des étudiants africains étudient le droit, la psychologie, la science économique, le marché demande des techniciens, des ingénieurs dans l’énergie, dans les mines, dans le BTP, dans l’agro-industrie etc.; donc forcément ces derniers ne trouveront pas de débouchés parce que le marché ne les demande pas. En outre le niveau de formation a beaucoup baissé. Les enseignants, parce qu’ils sont très mal payés, ne sont pas intéressés par l’enseignement (…). Leur statut n’est pas valorisé, un enseignant qui est censé faire la transmission du savoir, faire la recherche, se mettre à niveau, former des esprits, si on ne le paie pas correctement il ne sera jamais motivé et si dans un amphithéâtre qui est fait pour 300 étudiants il se retrouve avec 3000 personnes, il ne peut pas donner un enseignement de qualité. Egalement, lorsque les laboratoires sont vides et que l’étudiant ne peut pas aller faire la recherche ni avoir accès à l’informatique pour s’informer sur le monde, finalement il n’est à niveau. Le jeune écolier au Japon ou à Singapour déjà en cours élémentaire travaille déjà sur l’ordinateur, même en maternelle, donc les chances de l’Africains par rapport à d’autres étudiants du monde sont compromises parce que dès le début les conditions d’enseignement qu’on lui offre ne lui permettent pas d’avoir le niveau qualitatif auquel il peut aspirer et d’être compétitif. Surtout qu’il faut toujours se rappeler que nous sommes dans un monde de compétition. Parfois on a tendance à croire que l’Afrique est une sorte d’île isolée. Nous faisons bien partis d’une planète où il faut rivaliser avec les Asiatiques, les Européens, les Indiens (…) ; donc si vous démarrez la compétition avec les deux pieds liés alors que vous devez courir sur cent mètres, vous n’arriverez jamais… Donc, aujourd’hui, le niveau de formation de notre système universitaire s’est fortement détérioré et avec des filières qui ne correspondent pas aux besoins du marché et nous continuons de tirer la sonnette d’alarme et nous le disons : les universités africaines continuent de former massivement de futurs chômeurs. A priori il faut s’inquiéter pour le continent. Si ces dernières années des taux de croissance intéressants ont été enregistrés, il faut bien craindre que la perspective de l’émergence soit compromise puisque la formation des ressources humaines ne suit pas. Tant qu’il n’y aura pas de ressources humaines de qualité, il n’y aura pas d’émergence. Et je n’invente rien, tous les pays qui sont passés par là ont massivement investi dans l’éducation et l’éducation de qualité, ce que l’Afrique ne fait pas. C’est donc simplement impossible de se développer sans les ressources humaines. On aura beau avoir toutes les infrastructures qu’il faut, si une entreprise minière, une compagnie ferroviaire ou une agro-industrie doit s’installer et qu’elle ne trouve pas des techniciens et des ingénieurs (qualifiés) pour faire tourner ses machines, elle repartira aussitôt et ne fera même pas les investissements. C’est le piège de l’Afrique aujourd’hui : le temps de rattrapage qu’il nous faut pour mettre les ressources humaines à niveau pour profiter de cette croissance. Or pour faire émerger une race de dirigeants, d’acteurs, d’étudiants, de cadres bien formés, il faut une dizaine d’année, voire quinze ans. Une des réponses serait peut être de créer des filières très courtes de perfectionnement où les étudiants qui ont été formés à l’université et qui n’ont pas de qualifications pourront, pendant trois, six ou douze mois, recevoir de nouvelles qualifications pour qu’ils puissent rentrer plus facilement sur le marché.