Par Majid Kamil, banquier, ancien ambassadeur
« La vie ne peut rester unique, justement parce qu’elle est unique »
(J. Attali)
Bien qu’africain, je me tiens à l’écart de la politique de la Guinée. Par respect pour ce magnifique pays qui m’a accueilli il y a quelques années maintenant, mais aussi par égard pour son président qui m’honore de son amitié depuis plus de quarante ans.
Contrairement donc à la fameuse pipe de Magritte, cet article n’est pas un article politique, bien qu’il parle d’un homme politique. Il faut le lire comme le témoignage d’une rencontre sur les bancs de la Sorbonne, entre un jeune enseignant, Alpha Condé et un (un peu plus) jeune étudiant, moi. Avec une réelle générosité, c’est-à-dire celle des actes gratuits, celui-ci me prendra sous son aile, suivant de près mes études, me prodiguant des conseils de lecture, me soutenant dans les moments difficiles. Je ne suis d’ailleurs pas le seul de ma génération, loin s’en faut, avec qui il eut cette attitude, prenant très au sérieux son rôle de grand frère.
Pourquoi écrire aujourd’hui sur Alpha Condé ? Certainement pour lui témoigner (enfin) ma gratitude, ce que je n’ai pas su faire jusqu’à présent. Et aussi pour dire, humblement, ma modeste part de vérité sur un homme qui, alors qu’il est président de la république, n’hésitera pas à bousculer le protocole lors d’une visite dans mon pays, pour aller saluer ma vieille maman. Tout Alpha Condé est dans cette démarche. La générosité de l’acte gratuit ! Bien qu’ayant eu l’occasion de fréquenter, quelques fois de très près, certains grands de ce monde, je n’hésiterais pas à dire, à propos de ma relation avec Alpha Condé, en paraphrasant le président Abdou Diouf dans ses mémoires: « quelle belle aventure………quelle extraordinaire chance».
J’ai souvent expliqué à mes amis que si j’ai pu faire des études, c’est en grande partie grâce à Alpha Condé. Est- il seulement conscient du rôle qu’il a joué dans la vie de nombre d’entre nous ? J’en doute, tant l’homme est modeste. Je me souviens, encore aujourd’hui avec la même émotion, du jour ou je dus lui annoncer que j’avais complètement détruit sa voiture dans un accident. Sa seule réaction fut de se rassurer que personne n’avait été blessé, avant d’ajouter, en me tapant sur l’épaule « oh ne t’en fais pas, c’est juste de la tôle ». Et il n’en parla plus jamais. Et pourtant il ne roulait pas sur l’or.
Je le revois sur la place de la Sorbonne, une pile de journaux sous le bras, toujours accompagné d’un de ses collègues qui deviendront plus tard des sommités dans le monde universitaire, Evelyne Pisier, Albert Bourgi, Edmond Jouve, Bertrand Badie et tant d’autres.
En introduction du livre écrit avec l’intéressé, « un africain engagé », Jean Bothorel note que «Alpha Condé a derrière lui un destin, le mot n’est pas ici galvaudé ». Nous sommes alors en 2010, à la veille de l’élection présidentielle qui le verra accéder à la magistrature suprême. Que de chemins parcourus ? Que d’épreuves endurées pour en arriver là ?
« La perfection n‘est pas de ce monde, j’ai fait des erreurs, comme tout homme d’action pris dans la rudesse des épreuves politiques. J’ai connu la prison, les privations, la souffrance, mais je n’ai jamais renoncé à vouloir le bien, à m’interroger sur mon action, à entretenir en moi une autocritique permanente », écrit Alpha Condé.
En écho, cette réflexion du philosophe Edgar Morin : « Mon idée, c’est qu’il faut être conscient de faire un pari. Moi je fais celui de la fraternité humaine. Rien ne me garantit que je ferai à cette fin ce qu’il y a de plus intelligent et de plus efficace. Je garde en moi la capacité de corriger mon action ».
Combat pour la dignité
Nul doute qu’Alpha Condé récuserait le mot « pari ». Il n’empêche. La politique fut pour lui plus un moyen qu’une fin en soi. Il aurait pu, dans une autre réalité, devenir un grand professeur d’université, un chercheur reconnu, un diplomate brillant. Mais Il considéra très tôt qu’il n’avait pas le choix. « Tu es profond Thomas, dit Frank en souriant. Quel métier tu veux faire quand tu seras grand ? De la main gauche Thomas tourna la poignée et ouvrit la porte. ‘’Homme’’, répondit-il, puis il sortit » (Toni Morisson). Ce qui guide Alpha Condé, ce qui donne sens à sa vie, au-delà de tout, c’est, selon moi, le combat pour la dignité. Dans son esprit la vie ne vaut que par la dignité. Il pourrait parfaitement faire sienne cette affirmation de Sartre, « je suis un homme, fait de tous les hommes, qui les vaut tous, mais que vaut chacun ». Finalement, la politique chez lui n’est qu’un moyen, certainement indispensable dans un contexte de sous-développement démocratique, mais juste un moyen, pour atteindre l’objectif suprême de la dignité.
Dans son roman « la dernière nuit du Rais », Yasmina Khadra fait dire à Kadhafi « j’étais digne de n’être que moi ». Alpha Condé, lui, ne pense pas un seul instant la dignité autrement que collective. Dignité pour lui, donc pour les autres ; dignité pour les autres donc pour lui, dans une attitude profondément Mandélienne. D’ailleurs il se réfèrera souvent à Mandela, allant jusqu’à faire les mêmes analyses, quelques fois en utilisant les mêmes expressions que ce dernier. Et qui peut contester au héros sud africain son exceptionnel hauteur de vue ? Pour Mandela, « le choix de la guérilla signifiait une longue guerre d’usure qui risquait d’aboutir à la ‘’paix des cimetières’’ » (John Carlin, « le sourire de Mandela »). Que dit Alpha Condé dans son livre déjà cité ? « Si j’avais accepté de déclencher une épreuve de force, j’aurais, je le crains, entrainé le pays dans un cycle de violences meurtrières. ‘’Je ne suis pas venu en Guinée pour gouverner des cimetières’’». Même analyse, même conclusion, avec quasiment les mêmes mots. En l’occurrence, le « plagiat » est un excellent indicateur d’humanisme. Il est en effet difficile de trouver, dans l’histoire contemporaine, meilleur modèle que Mandela.
Machiavel ou Montaigne
Tolérant, au point que certains ont pu prendre cela pour de la faiblesse, il n’est pas dépourvu de courage physique, mais sans fanfaronnades. Il parle peu des épreuves qu’il a traversées, et Dieu sait qu’il en eu plus que sa part. La force de sa personnalité, je la trouve personnellement dans le fait qu’il ne cherchera jamais à imiter l’accent français, malgré un demi-siècle passé en France. Ceci ne l’empêchera pas d’être curieux des autres et de leur culture. Bien évidemment, ce professeur de sciences politiques devenu responsable politique, a lu et pratique Machiavel. Mais je le crois, pour ma part, plus proche de Montaigne. « Le machiavélisme autorise à mentir, à trahir la parole, à tuer, au nom de l’intérêt de l’état, pour assurer sa stabilité, conçue comme le bien suprême. Montaigne ne s’y est jamais résolu. Il refuse partout la tromperie, et l’hypocrisie. Il se présente toujours tel qu’il est, dit ce qu’il pense, au mépris des usages. A la voie couverte, comme il l’appelle, il préfère la voie ouverte, la franchise, la loyauté. Pour lui, la fin ne justifie pas les moyens, et il n’est jamais prêt à sacrifier la morale privée à la raison d’état » (« Un été avec Montaigne », Antoine Compagnon).
Homme simple, direct, chaleureux, d’une fidélité à toute épreuve, Obama, Hollande, et tous les grands de ce monde ne lui font pas oublier ses amis anonymes dont il n’attend rien, mais à qui il continue à accorder une très grande attention.
Arrivé au moment des premiers bilans, Alpha Condé peut, comme De Gaulle, se dire que« la vie est la vie, c’est-à-dire un combat, pour une nation comme pour un homme ». Et ce combat, celui de la dignité, celui de l’histoire, il est en passe de le gagner. C’est ce que, en toute amitié, en toute fraternité, je lui souhaite, je te souhaite cher frère, je vous souhaite monsieur le Président.