Par Dr Ndiakhat Ngom
Il y a 30 ans, disparaissait le Professeur Cheikh Anta Diop. Historien, anthropologue et physicien, il était, ce qu’on appelle, un « esprit universel ». Son travail intellectuel a été celui d’une vie. Jusqu’à sa mort, le 7 février 1986, il a voulu donner à l’Africain sa place véritable dans l’Histoire, cette Histoire dont l’écriture a été dévoyée, d’après lui, pour des raisons idéologiques. D’où son intérêt pour l’égyptologie. Cette quête du savoir allait se révéler fructueuse pour les fondements mêmes de la pensée panafricaniste.
Via l’historiographie, Cheikh Anta Diop a pu collecter des témoignages précieux d’auteurs antiques (grecs et latins), comme Hérodote, Diodore de Sicile, Strabon, Pline et Tacite ou même Aristote qui évoquaient tous, les traits négroïdes des Egyptiens, traits qui rappelaient, selon eux, les Ethiopiens. Dès lors, sa thèse de doctorat (1954) – qui lui a été d’abord refusée – puis, toute sa vie, ont été mises au service de la lutte implacable de reconnaissance de cette vérité historique. Son nationalisme et son panafricanisme avaient un caractère offensif, puisqu’ils étaient sous-tendus par l’idée d’un « complot » et d’un travestissement de l’histoire des Nègres.
Certains de ses détracteurs évoquaient son œuvre comme profondément racialiste ou véhiculant un « racisme à rebours ». D’ailleurs, le jury de sa thèse avait motivé son refus par le « primat de l’idéologie sur la scientificité » dans ses recherches.
En outre, contrairement à une idée répandue, Cheikh Anta Diop ne se réclamait pas de la négritude au même titre que Senghor ou Aimé Césaire. II prenait ses distances et considérait ce mouvement comme dévalorisant pour les Nègres eux-mêmes. La cause ? L’essentialisme ou le déterminisme biologique qui sous-tend la fameuse (et malheureuse) phrase de Senghor : « la raison est hellène comme l’émotion est nègre ». Le prototype même d’une pensée « nazie », dénoncera-t-il avec véhémence. Senghor a tenté d’expliciter sa pensée, en vain. Sur le plan politique et intellectuel les deux auteurs ne s’entendaient pas trop. S’ils ont en partage la lutte contre le déni culturel, ils divergent (sur le plan intellectuel en tout cas) sur le mode de cette lutte pour l’affirmation culturelle.
Pour Senghor, la colonisation est un fait historique. On ne peut revenir en arrière. Autant être réaliste. Au lieu d’être un problème, elle est une belle opportunité pour les peuples colonisés de montrer qu’ils sont autre chose que ces « sauvages incultes et sans histoire ». Elle leur permettrait de contribuer, par leurs apports respectifs, à l’avènement d’une communauté universelle dans laquelle les différentes entités culturelles s’enrichiraient réciproquement.
D’où son fameux appel à l’enracinement doublé d’une ouverture.
D’ailleurs, il a été très critiqué par les panafricanistes qui lui reprochaient sa connivence avec le « toubab », sa modération de ton ou de sa trop grande ouverture interprétée comme une « assimilation » extrême de la culture occidentale. Dans son « Dictionnaire critique de la négritude », l’auteur camerounais, Mongo Béti, ne l’a pas raté pour les raisons qu’on vient d’évoquer. Les trois auteurs ou penseurs qui l’ont le plus influencé sont, d’abord, le philosophe français, Henry Bergson. Son ouvrage « Essai sur les données immédiates de la conscience » que Senghor appellera la « révolution de 1889 » (date de sa parution) aura une grande influence sur lui, de par la critique que fait Bergson de la conception de la conscience et du temps chez Descartes. Ensuite, il y a l’anthropologue allemand, Léon Frobenius dont la distinction capitale entre « esprit intuitif » (nègre) et « esprit discursif » (cartésien) le mènera dangereusement (on l’a vu) vers les pentes savonneuses de l’essentialisme du mode de penser.
Enfin, l’auteur qui l’aura le plus influencé est sans conteste le Père Teilhard de Chardin. C’est lui qui lui a inspiré son fameux philosophème « civilisation de l’Universel ». Pour ce dernier aspect, l’ancien Président sénégalais voulait parler des différentes cultures humaines jetées malgré eux dans les tourbillons d’une communauté politique universelle qui est un jalon vers la réalisation d’une société « panhumaine » (Teilhard). Ce lieu de jonction est la convergence parfaite de la théorie de l’évolution, du christianisme et de la philosophie moniste. Par la convocation de deux conceptions du monde apparemment irréconciliables (le darwinisme et le christianisme) dans « Le phénomène humain » (1956), Teilhard allait être excommunié par l’Eglise en 1962.
C’est peut-être assez schématique, mais Cheikh Anta semble accentuer ses critiques vers l’écriture biaisée de l’histoire des colonisés par l’Occident, comme pour dire : « Nous avons été », et propose le fédéralisme culturel et politique de l’Afrique pour retrouver cet Eden perdu. Senghor, en réaliste qu’il est, semble dire : « Nous sommes encore (dans l’Histoire), mais avons un mode de penser différent des autres (l’Occident) ». On a vu ce que Sarkozy en a fait dans son « Discours de Dakar » en juillet 2007.
Nous avons là un des aspects divergents de leur corpus philosophique. II nous faut maintenant fructifier cette œuvre et voir comment lier nos préoccupations aux leurs. Lire nos difficultés de développement et nos déficits de civisme ou de patriotisme à travers les orientations conceptuelles des différents auteurs de leur génération. Ce qui fera l’objet d’une publication à paraitre en 2017 qui va constituer le tome 2 de notre thèse de philosophie politique sur le racisme biologique et institutionnel soutenue à la Sorbonne. Outre leur œuvre respective déjà consultée, certains de leurs proches sont approchés. Le travail de terrain et de collection de données se poursuivra pour enrichir nos recherches.
Enfin, il faut noter l’apport et le soutien décisif de Gaindé Fatma (papa de feu Serigne Mbacké Sokhna Lô), aux adversaires de Senghor, pendant les moments difficiles. On veut parler des opposants qu’étaient Cheikh Anta Diop et Abdoulaye Wade, entre autres.
D’où l’idée agitée par certains acteurs de la société civile de commémorer l’œuvre de ce grand homme et érudit, qui aura beaucoup encouragé et financé des opposants (au temps des dictatures) et la formation de cadres sénégalais, et au-delà, africains.