Par Dr Aram BELHADJ (Universitaire, Tunisie) et Dr Achraf AYADI (Expert bancaire et financier, Paris)
L’intérêt croissant accordé ces jours-ci à la dégringolade des prix du pétrole est compréhensible. En effet, il s’agit là d’une matière stratégique suscitant l’interaction de l’économique avec le politique et le géostratégique.
Les spéculations sur cette question se sont multipliées, surtout en l’absence d’unanimité sur la nature des causes de cette baisse notable des prix, mais aussi sur les éventuelles conséquences de ce choc négatif.
A travers cette réflexion, nous essayons d’identifier les vraies causes (directes et indirectes) de ce contre-choc pétrolier, d’avancer les conséquences potentielles sur l’économie mondiale avant de proposer quelques pistes de sortie du marasme, en particulier pour les pays du Maghreb.
Comment en est-on arrivé là
Pendant longtemps, les Etats-Unis d’Amérique, par le biais de leurs alliés du Moyen Orient, ont pu maîtriser le prix d’équilibre, l’OPEP étant la place de négociation de l’ensemble du Cartel. L’évolution technique aidant, l’exploitation du gaz de schiste et des sables bitumineux ont permis à l’Amérique du Nord toute entière de profiter de nouvelles sources d’énergies et d’accroître leur indépendance de l’approvisionnement assuré par des pays alliés, mais politiquement instables.
Entre-temps, l’Arabie Saoudite continua à refuser la baisse de sa production dans un contexte où l’Iran était en embargo, l’Irak en difficulté et la Lybie à l’arrêt. D’autres acteurs informels ont aussi émergé puisque le pétrole des zones de conflit se négociait bien moins cher que sur les marchés.
Cette situation a fini par créer une situation de déséquilibre entre l’offre globale d’énergie et la demande. Elle a atteint son paroxysme avec les difficultés de l’économie chinoise et l’embargo pesant sur celle de la Russie. Ajoutons à cela, l’enlisement de la solution politique en Syrie et en Lybie nécessitant une redistribution des cartes sur le terrain.
L’avènement d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran ouvre son grand retour sur le marché mondial des hydrocarbures et met en difficulté le premier des alliés des Etats-Unis au Golfe : l’Arabie Saoudite. Les prix dégringolent à tel point que le prix du baril ne pourra plus financer les déficits budgétaires -nouveaux maux- des pays producteurs.
Par ailleurs, bien que les arguments supra cités expliquent une bonne partie du problème, peu d’attention a été accordée au rôle des politiques économiques dans cette baisse substantielle des prix du pétrole. Les politiques monétaires et budgétaires des grands pays industrialisés ont en effet alimenté cette tendance et compliqué davantage la situation sur les marchés.
Il est intéressant de rappeler dans ce cadre que le changement de politique monétaire américaine consistant à augmenter en décembre dernier les taux d’intérêt a provoqué une sortie massive des flux de capitaux des pays émergents et une dépréciation de leurs monnaies, ce qui a alimenté les pressions inflationnistes et a ralenti l’activité industrielle dans ces pays. En même temps, l’appréciation de la devise américaine, conséquence logique d’une politique monétaire restrictive, a ralenti la demande de l’or noir dont la vente est libellée en dollar.
D’autre part, la politique de rigueur menée dans pas mal de pays développés dont l’objectif était la maîtrise des déficits et des dettes publiques s’est traduite par une réduction notable des dépenses publiques et un ajournement (voire une annulation) de plusieurs projets industriels énergivores, ce qui a affecté la demande des matières premières (en particulier le pétrole).
Pourquoi faut-il s’inquiéter autant ?
Généralement, toute déflation provoque un effet redistributif en faveur des consommateurs au détriment des producteurs. Il en va ainsi de la baisse des prix du pétrole qui semble être bénéfique pour des pays comme la Chine, la France, l’Allemagne, etc et défavorable pour les Etats-Unis, le Royaume Uni, l’Arabie Saoudite, etc. Le plus souvent, dans les premiers pays, le contre choc pétrolier favorise l’industrialisation et le désendettement alors que dans les seconds, il complique la gestion des budgets et menace la paix sociale.
Par ailleurs, dans un contexte de globalisation économique et financière où la probabilité du risque systémique est élevée, la problématique dépasse une simple identification des gagnants et des perdants. Il s’agit là d’une question beaucoup plus complexe où les relations entre les acteurs économiques et financiers pèsent autant.
Il n’est pas anodin de préciser dans ce cadre que plusieurs sociétés pétrolières se sont financées en émettant des obligations à haut rendement (High Yield Bond). Manifestement, toute baisse des prix du pétrole affectera la rentabilité des investissements et poussera vers une faillite inévitable. Un scénario de ce genre ne peut que provoquer un choc financier majeur.
Dans la même vaine, vu que plusieurs entreprises pétrolières ont fait recours à autant de crédits bancaires, le contre choc pétrolier pourra poser des problèmes de liquidité (à court terme) et d’insolvabilité (à moyen et long terme)non seulement pour ces entreprises, mais aussi pour ses partenaires bancaires et financiers. De même, la remontée des taux d’intérêt compliquera la situation des emprunteurs peu solvables et ruinera les prêteurs, confrontés déjà à une baisse de la valeur des titres achetés.
Il y a tout de même un indicateur, souvent considéré comme fiable, pour illustrer le contexte explosif des marchés : le ratio du prix de l’once d’or sur celui du baril de Brent. En effet, ce ratio est aujourd’hui le plus élevé depuis la crise pétrolière des années soixante-dix et il est reconnu pour connaître un pic à chaque grande crise économique significative. Vers juillet 1973, une once d’or pouvait acheter 34 barils de Brent alors qu’actuellement, elle peut en acheter jusqu’à 37 !
Bien évidemment, les pays fortement dépendants de la manne pétrolière qui ne se sont pas encore préparé pour « l’après hydrocarbures » vont connaître de forts déficits. Ils auront plus de difficultés à acheter la paix sociale et le train de vie des gouvernants. Il est quasi certain que ces pays connaîtront des mouvements sociaux et des changements politiques significatifs dans les prochaines années. Il est toutefois permis de s’interroger sur la situation économique des Etats-Unis si tous ces pays en difficulté, qui ont accumulé des réserves significatives de Bons du Trésors, se mettaient à les vendre sur les marchés pour les convertir en liquidités. Ne serait-ce pas déclencheur d’une crise de financement des déficits Fédéraux et d’une hausse non maîtrisée des taux à moyen terme ?
Comment prendre son destin en main ?
Vraisemblablement, tout porte à croire que le revirement de la situation ne va pas se produire très rapidement et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, l’offre continuera de couler sur les marchés, surtout que le coût de production dans plusieurs pays producteurs (Arabie Saoudite, Iran, Russie…) reste faible. D’autre part, la demande se ralentira tant que les prévisions de croissance mondiale se situent à un taux proche de 3%. Pis encore, même pour les pays émergents (Brésil, Russie, Chine…), considérés jusqu’à un passé très récent comme une locomotive pour l’économie mondiale, la croissance va se ralentir encore plus. Enfin, la politique monétaire restrictive de la FED et les politiques monétaires anti-déflationnistes en Europe, au Japon et en chine ne vont pas bientôt changer.
Habituellement, toute période déflationniste est favorable à une entame des réformes, surtout dans des pays importateurs nets de pétrole. La Tunisie et le Maroc, confrontés depuis des années à des problèmes de caisse de compensation et d’endettement devrons profiter de cette occasion pour initier des politiques économiques plus efficaces (ajustement automatique des prix avec des mécanismes bien définis et transparents, politiques de ciblage, désendettement progressif, etc). Quant à l’Algérie, pays producteur du pétrole et membre de l’OPEP, elle devra réviser sa politique de subvention des produits énergétiques, attaquer sérieusement le problème de l’économie informelle et initier une réforme fiscale complète.
Ces pays devront également s’adapter à la nouvelle ère, celle de l’après pétrole, et changer de paradigme en réfléchissant dès maintenant à des stratégies de grande envergure. Il est opportun dans ce cadre de lancer des stratégies d’industrialisation bien étudiées, basées sur des secteurs porteurs et des investissements (locaux et étrangers) à haute intensité technologique. De même, les changements qui sont en train de s’imposer devront être vus comme des opportunités pour changer de vision. En particulier, le potentiel solaire et éolien existant, les possibilités ouvertes par le numérique et l’innovation doivent être mises à contribution pour remplacer l’énergie fossile. Ce remplacement devrait faire l’objet d’un plan prospectif sur plusieurs générations et mixer développement économique et développement durable.
Enfin, dans ce contexte tumultueux, les pays du Maghreb ne peuvent plus retarder le rapprochement de leurs économies. Le moment est venu de travailler sur la levée de tous les obstacles empêchant la concrétisation de l’idée d’un Maghreb économique, où les politiques économiques sont coordonnées et les stratégies sectorielles harmonisées. Le monde de l’après pétrole se décide maintenant !