L’événement fera date dans les cercles intellectuels parisiens et les annales de la littérature africaine d’expression française. Mais pas forcément dans les ex-colonies comme l’atteste l’absence des autorités du pays de l’homme du jour.
Le jeudi 17 mars à 18 heures tapantes, Alain Mabanckou, entré au Collège de France 100 ans après les affiches «Y a Banania» transportait un auditoire relevé de connaisseurs et de politiques franco-français dont Audrey Azoulay, la ministre de la culture récemment nommée et symbole de cette France des diversités, dans un voyage au pays de la littérature africaine.
Intitulée «Lettres noires: des tènèbres à la lumière», ce cours magistral est un rappel des grandes étapes de cette littérature noire qui peina à s’affranchir de la chape de plomb que fut le colonialisme.
Dans sa leçon inaugurale d’une demie heure, le titulaire de la Chère de création artistique au Collège de France rappèlera tous les cheminements de la littérature africaine, appelée, négrophile, exotique puis coloniale. Cette manière de voir la colonie de l’intérieur par des écrivains qui y ont vu le jour était en parfaite adéquation avec la propagande coloniale qui exaltait la beauté de la mission civilisatrice des races supérieures et le charme des sourires noirs.
L’un des premiers coups de pioche sur cette représentation colonialiste fut sans doute “Voyage au Congo” d’André Gide (1927), un auteur disqualifié de facto du cercle des écrivains coloniaux. De retour de 7 mois en Afrique Equatoriale Française (trop court aux yeux de ses détracteurs), André Gide dénonce les abus du système colonial, notamment le travail forcé, sans pour autant renier le système.
Autre charge contre le colonialisme, Terre d’ébéne” d’Albert Londres (1928) qui dénonçait lui aussi le travail forcé, une autre forme d’esclavage «perpétrée par la plus grande France, celle de la République», rappelle le natif de Pointe Noire.
Viendra ensuite et dans la même veine, «L’Afrique fantôme» de Michel Leiris (1930) puis «Voyage au bout de La nuit» de Louis Ferdinand, qui fendront le bouclier des représentations colonialistes de l’Afrique en évitant le piège du pittoresque.
Mais c’est l’avènement de la littérature africaine indigène qui mettra l’Europe au banc des accusés. Inspirée de l’oralité et des souffles venus d’Amérique, cette littérature prit son point de départ en 1921 avec «Batouala» de René Maran, ce martiniquais, déchiré entre deux cultures comme le sera plus tard le personnage principal de “L’aventure ambigüe» de Cheikh Hamidou Kane.
Véritable roman nègre et premier roman noir à obtenir le Goncourt, Batouala, bien que charge violente contre le colonialisme, s’en tient aux limites fixées par le réalisme de l’époque. «Batouala demeure un roman colonial parce que Maran ne remet pas vraiment en cause les abus des colonisateurs», déroule Alain Mabanckou qui relève cette sorte d’ambivalence des lettres negro-africaines tentées par le désir d’assimilation.
Si Senghor voit en René Maran «un précurseur», le congolais soulignera les multiples interrogations du géniteur de «Batouala», auteur aussi de «Pionniers de l’empire» et d’un cheminement journalistique et intellectuel qui le fera écrire dans un journal de droite puis fasciste sous le gouvernement de Vichy.
Bref, la littérature nègre, investie de facto d’un rôle de libérateur, se devait d’abord de se libérer de la pesante emprise coloniale. «Il n’y avait pas d’excuses à une littérature de soumission», clame Mabanckou qui note que plusieurs auteurs africains s’inscrivaient dans la continuité de la littérature coloniale dans une sorte d’exotisme renversé.
Néanmoins, la dénonciation des clichés anti-noirs reste une donne fondamentale dans ces lettres negro-africaines à l’image de Senghor qui, en 1948, dans «Hosties Noires», écrit: «Je déchirerai les rires Banania dans tous les murs de France», sans là aussi une remise en cause fondamentale du système colonial.
La fin des années 50 qui verront Mongo Beti (1955) s’insurger contre la littérature de soumission (dans «L’Afrique noire, littérature rose») et le premier congrès des écrivains et artistes noirs à Paris (1956) marqueront une nouvelle étape de cette littérature africaine qui naviguait entre révolte, assimilation et soumission.
Les divergences entre Camara Laye, auteur de «L’enfant noir» et Mongo Beti, qui a légué à la postérité «Ville Cruelle» (1956), l’un voyant dans la littérature un moyen de capter l’individu, l’autre une source d’émancipation, se prolongeront jusqu’aux années 70 avec l’avènement de la littérature féminine et des premières désillusions des indépendances (Le Soleil des Indépendances de Ahmadou Kourouma en 1968).
Au bout de ce long tunnel historique, Alain Mabanckou débouche sur la France d’aujourd’hui, celle qui clame avec Sarkozy que «l’africain n’est pas suffisamment entré dans l’histoire» et celle qui proclame ses «racines judéo-chrétiennes». En face et contre ses vieux arguments des années 30, Alain Mabanckou , auteur de «La violence des dominés», et toute sa génération d’écrivains exilés d’Afrique, semblent, 95 ans après Batouala, osciller entre la révolte, l’assimilation et a soumission si ce n’est l’autoflagellation en public (Gaston Kelman, Je suis noir et je n’aime pas le manioc) devenu la posture intellectuelle dominante chez les «assimilés».