Jean Claude de l’Estrac, secrétaire général de la Commission de l’Océan indien, est le récipiendaire du prix Africa Worldide Awards, remis à Dakar, au pied du Monument de la Renaissance africaine, le 31 mars 2016. Il est certainement des symboles plus forts que les actes et des paroles trascendentales qui éclairent l’horizon incertain de perspectives nouvelles. Tel était le discours de monsieur de l’Estrac lu à la première personne par M. Gilles Ribouet de la Commission de l’Océan Indien. Intégral.
«Je viens d’un pays improbable. Un petit pays, Maurice, une île africaine perdue dans l’océan indien, au large des côtes orientales du continent. Rien ne le prédisposait à sortir du lit du sous- développement ni à recevoir l’hommage qui lui est fait ce soir à Dakar. Cette reconnaissance qui me touche, je la prends surtout pour une reconnaissance du parcours exceptionnel de mon pays depuis son indépendance. Il m’a été donné d’y être largement associé depuis 40 ans en tant que militant politique, en tant que député, maire et ministre (aux Affaires étrangères, au Tourisme, à l’Industrie ou encore au Développement économique), mais aussi comme journaliste, ‘’spectateur engagé’’, et comme diplomate et artisan de la coopération régionale à laquelle je crois passionnément.
Imaginez-vous en 1968 un petit pays d’un million d’habitants, divisé en de multiples communautés et en autant de religions qu’en compte notre vaste monde, un pays mono-producteur de sucre le jour et d’enfants la nuit, au revenu par habitant parmi les plus bas de la planète alors que la puissance coloniale britannique nous confie les clés de notre futur incertain et nous laisse jouer tout seul dans le grand bain de la société internationale.
Souvent, j’entends revenir l’expression « miracle mauricien » dans la bouche d’économistes, d’experts en développement et naturellement dans celle de mes compatriotes, et je m’interroge. Ne s’agit-il pas d’une vision fugace, d’un mirage vulgarisé par quelque gourou de la communication et relayé par le discours politique ? Eh bien non, le miracle mauricien existe et je l’ai rencontré ! Imaginez-vous en 1968 un petit pays d’un million d’habitants, divisé en de multiples communautés et en autant de religions qu’en compte notre vaste monde, un pays mono-producteur de sucre le jour et d’enfants la nuit, au revenu par habitant parmi les plus bas de la planète alors que la puissance coloniale britannique nous confie les clés de notre futur incertain et nous laisse jouer tout seul dans le grand bain de la société internationale. Quel avenir allions-nous bâtir sinon celui des affrontements raciaux et religieux, de l’accaparement des terres de la minorité et pour finir de la tiers-mondisation dans ce qu’elle a de plus pathologique ? C’est d’ailleurs ce que nous promettait le Meade dans une étude de 1961 commandée par l’administration coloniale. Ce chemin-là les Mauriciens se sont interdit de le prendre. Maurice a ouvert une voie inédite en Afrique autour de trois piliers :
D’abord, le respect de la démocratie, des élections libres, l’indépendance du judiciaire, la liberté de la presse; en un mot l’équilibre moderne des pouvoirs, mis en œuvre sous le ciel de l’océan Indien avec un héritage juridique britannique en ce qu’il a de meilleur. Nous y avons rajouté le respect scrupuleux des différences et la protection des minorités sans lesquels nous risquions de voir les tensions identitaires menacer notre édifice. Ce faisant, Maurice a développé ce que l’on peut appeler un véritable génie de la résolution des conflits. Ensuite il y a l’éducation, une arme de construction massive. Maurice a beaucoup misé sur le système éducatif public primaire et secondaire pour construire les bases d’une société éduquée autour d’une classe moyenne capable de raisonner et de faire fonctionner les instruments de la démocratie formelle. Il nous reste à améliorer encore ce système éducatif qui a bien servi notre Nation mais dont le format élitiste laisse encore trop d’enfants, trop tôt, sur le bord de la route. Enfin, Maurice a fait le choix de l’économie sociale de marché et de l’industrialisation pour attirer des investissements étrangers, créer des emplois toujours plus qualifiés, sortir de l’impasse de la monoculture sucrière et être en mesure d’anticiper les retournements du marché. Il est un exemple parlant de ce pragmatisme économique : dans les années 1970, le gouvernement du Premier ministre Sir Seewoosagur Ramgoolam a fait le choix d’accepter un système de garantie des prix du sucre proposé par la Communauté européenne aux pays ACP à un niveau significativement inférieur à celui du marché de l’époque.
Ce faisant, Maurice a fait le choix du long terme sur celui de l’effet d’aubaine. Le pays a ainsi pu compter durant trois décennies sur des revenus qui ont donné aux sociétés de plantation héritées du commerce colonial la capacité de se diversifier dans les industries d’exportation, le tourisme, les finances et les technologies de l’information. Cette manne a permis aussi à l’Etat mauricien de fonder un système social généreux, universel et gratuit.
A l’indépendance, nous ne savions pas toute l’histoire que nous faisions mais nous étions sûrs en revanche de ne pas vouloir en écrire une autre. Nous partagions des valeurs communes, une ambition pour tout le pays et le sentiment que nous allions y arriver ensemble malgré les difficultés et les vicissitudes. Nous étions jeunes et nous avions espoir. Cet espoir-là, celui d’un lendemain meilleur pour tous est au cœur de notre construction nationale.
Loin de moi cependant l’idée de vouloir délivrer ici une leçon magistrale. D’abord parce que tout n’a pas réussi, parce que nous aurions sans doute pu aller plus loin encore sur le chemin du succès, à l’image de Singapour, et parce que chaque situation est unique en son genre. Mais j’ai la conviction que l’exemple mauricien n’est pas caduc. Il peut être répliqué aujourd’hui, ici, sur notre continent où croît le paradoxe inacceptable de pays de plus en plus riches remplis d’Africains de plus en plus pauvres. Les fondements de notre succès national ne sont pas réservés à je ne sais quelle Scandinavie tropicale. Maurice est bien en Afrique, dans l’océan Indien. C’est aussi une île traversée par des fractures culturelles, dotée d’une classe politique d’inégale qualité, une île balayée par les vents forts de la mondialisation culturelle et des échanges. Comme tous les pays du continent. Mais c’est parce qu’on connaît ses faiblesses qu’on peut mieux en compenser les effets pernicieux. Cet exercice-là, il est à la portée de toute l’Afrique ! Il n’est réservé à aucun pays. Ce que Maurice a pu accomplir à dix mille kilomètres des grands marchés mondiaux, sans ressources naturelles, avec une faible population, morcelée en communautés, d’autres que nous peuvent le faire! Les pays du continent regorgent de richesses naturelles. Ils sont jeunes, ils ont un potentiel de développement économique, social et culturel considérable mais encore largement inexploité. L’expérience mauricienne montre simplement que les retards ne sont pas une fatalité, que le désespoir des populations jetées sur les routes de l’émigration peut être évité à condition de prendre son destin en mains avec quelques idées simples : celles qui fondent le succès des peuples libres.
J’ai la faiblesse de croire que ce sont aussi ces idées qui me valent aujourd’hui cette reconnaissance que je reçois avec humilité dans ce lieu de la Renaissance africaine. Il est une Afrique des possibles, trop longtemps absente des médias et des imaginaires. C’est à cette Afrique que je rêve pour nos générations à venir. A mon niveau, j’espère y avoir modestement contribué et continuer encore à le faire.»