La chute des matières premières de 2014-2016 n’est en soi pas une mauvaise chose pour l’Afrique centrale.
Loin des conclusions souvent convenues des analystes politiques, Emmanuel Leroueil pose un regard lucide sur l’Afrique Centrale en apportant des éléments de différenciation que seule une approche de proximité peut garantir. Économiste d’origine rwandaise, Emmanel dirige le bureau Afrique centrale du cabinet panafricain de conseil en stratégie et management Performances Group. Il travaille principalement sur des missions d’appui aux organes de programmation budgétaire et opérationnelle de plans d’émergence ou stratégie de développement d’Etats africains. A ce titre, il fait partie de la vague montante des jeunes économistes africains post-keynisianistes, adeptes de la planification stratégique et du rôle fondamental que doit jouer la l’Etat (la puissance publique) dans la transformation économique.
Comment les économies de l’Afrique centrale arrivent-elle à faire face à la chute des matières premières ? Des rapports indiquent que le Cameroun résistent mieux que le Gabon lequel irait mieux que le Congo?
Si vous vous placez dans une perspective longue, la chute des matières premières de 2014-2016 n’est en soi pas une mauvaise chose pour l’Afrique centrale. Tous les pays de la zone CEMAC se sont dotés au tournant de la décennie 2010 de stratégies visant à la diversification économique et à la transformation locale de leurs ressources. La période 2011 – mi-2014, pendant laquelle le cours du baril de pétrole était au-dessus de 100 US$, a été pour beaucoup de pays, comme la République du Congo, le Tchad, le Gabon ou la Guinée Equatoriale, la période post-indépendance la plus intensive en investissements structurants pour l’aménagement du territoire et le renforcement du capital physique et productif du pays. La différence avec les périodes précédentes de pics pétroliers, c’est que pour la première fois, les dirigeants de la zone avaient suffisamment confiance dans le potentiel de leur pays pour ne pas épargner ou dépenser l’argent à l’étranger, et l’ont plutôt réinvesti chez eux. Quand vous regardez le ratio ressources pétrolières / investissements publics de la plupart des pays de la zone, l’évolution est phénoménale : nous sommes passés d’un ratio moyen de 35% des ressources pétrolières converties en investissements publics durant la décennie 2000 (c’était sans doute encore plus faible dans les années 1990), à un ratio qui varie depuis 2011, suivant les pays, de 65% à 85%, le record sous-régional appartenant à la Guinée Equatoriale.
La période 2011 – mi-2014, pendant laquelle le cours du baril de pétrole était au-dessus de 100 US$, a été pour beaucoup de pays, comme la République du Congo, le Tchad, le Gabon ou la Guinée Equatoriale, la période post-indépendance la plus intensive en investissements structurants pour l’aménagement du territoire et le renforcement du capital physique et productif du pays.
Toutefois, l’émergence et la diversification économique ne se limitent pas à une question d’investissement public en infrastructures. Il s’agit de mettre fin à un système socioéconomique basé sur la rente, avec toutes les pratiques qui sont liées à ce type de système, pour passer à une économie productive, basée sur l’entreprenariat, l’initiative privée, la performance stratégique et opérationnelle des agents économiques dans un marché concurrentiel national, sous-régional et mondial. Lorsque les cours du pétrole étaient au plus haut et que les caisses de l’Etat étaient remplies, les incitations à passer de ce modèle rentier au modèle productif étaient faibles. Désormais, elles sont très fortes. A ce titre, la période actuelle est paradoxalement, malgré la détérioration des soldes budgétaires et le climat économique contracté à court terme, un accélérateur de l’émergence. Les entreprises dont le modèle économique reposait sur une situation de rente ou qui produisaient une faible valeur ajoutée vont sans doute disparaître. Les autres seront appelées à se réinventer, à améliorer leur modèle d’affaire pour survivre et se développer. Le tissu économique de l’Afrique centrale en sortira renforcé. Les Etats ont un rôle important à jouer durant cette phase pour favoriser l’initiative privée, en appuyant la structuration de filières économiques et la montée en capacité de nouveaux champions nationaux, et en limitant l’impact social du changement de modèle. Sur ce dernier aspect, il va falloir accompagner des salariés licenciés à acquérir de nouvelles compétences, former les jeunes de manière à faciliter leur employabilité et inciter des chefs d’entreprise à changer de modèle économique. La difficulté, c’est que les Etats d’Afrique centrale n’ont historiquement pas l’habitude d’agir dans ce registre. Il va leur falloir innover et eux-mêmes acquérir de nouvelles compétences.
La bonne nouvelle, c’est que la dynamique de diversification est déjà enclenchée et qu’il s’agit de lui donner plus d’ampleur. Vous avez évoqué dans votre question les situations contrastées entre différents pays. En effet, la structure économique du Cameroun est historiquement plus diversifiée et la consommation interne du pays est robuste. Le Cameroun est toutefois touché par la tendance à la baisse des matières premières, puisqu’encore 80% de ses exportations (pétrole, bois, cacao) sont vendus sans transformation locale. Le Gabon est également moins touché que d’autres pays de la CEMAC, parce que les efforts de diversification et de restructuration de filières, notamment dans le bois ou les mines, ont été menés de manière « vigoureuse » et ce dès 2009 – 2010. Quand vous regardez la composition du PIB Gabonais, la part du pétrole est passée de 45% en 2010 à 23% en 2015, alors même que de manière globale le PIB a augmenté sur la période. Le différentiel vient de l’augmentation structurante de la valeur ajoutée produite par les services et l’industrie.
Un grand pays comme le Nigéria est confronté à une forte instabilité monétaire. Est-ce à dire que Le CFA est un gage de stabilité monétaire pour la CEMAC ?
C’est indéniable. Lorsque vous avez l’occasion de voyager un peu en Afrique en dehors de la zone CFA, vous vous rendez compte que la question de la couverture des taux de change est une problématique majeure des opérateurs économiques. Les fluctuations monétaires peuvent à elle seule réduire à néant le résultat opérationnel d’une entreprise qui importe sa matière première de l’étranger ou exporte sa production, et qui serait par ailleurs profitable nonobstant ces fluctuations monétaires. Ces dernières amènent de l’incertitude, et l’incertitude est un frein à l’investissement et au développement. Regardez également la situation des bourses africaines. Lorsque vous investissez depuis une « monnaie forte » comme l’euro ou le dollar, vous devez non seulement surveiller la rentabilité intrinsèque de votre action, mais surveiller également le différentiel entre la valeur monétaire de votre investissement initial et celui de votre action dans sa monnaie nationale. L’instabilité monétaire des dernières années a considérablement réduit l’attractivité de plusieurs grandes places boursières africaines, comme celle de Johannesburg ou le Nigeria Stock Exchange All Share. A contrario, la BRVM de l’UEMOA a été d’autant plus attractive que ce risque de change est inexistant, le CFA étant adossé à l’euro. Le dynamisme de la région est bien entendu le principal atout de cette place boursière, mais il est également évident que la question de la stabilité monétaire y joue un rôle non négligeable pour les investisseurs étrangers. Il est dommage que le marché boursier de la CEMAC n’ait pas réussi à capitaliser sur cette situation durant la décennie 2010.
Donc oui, la stabilité monétaire de la zone CFA est un atout. Ceci étant dit, dans l’animation de la politique monétaire des deux espaces UEMOA et CEMAC, beaucoup plus pourrait être fait pour soutenir la dynamique actuelle de développement. Mais c’est un vaste sujet, sur lequel plusieurs personnes se sont déjà exprimées dans vos colonnes il me semble.
Quelles comparaisons feriez-vous aujourd’hui entre la CEMAC et l’UEMOA ?
Ce sont deux espaces très différents en dotations naturelles, en caractéristiques socioculturelles, économiques, et ce sont deux espaces politiques qui me semblent évoluer dans des dynamiques différentes. Historiquement, les sociétés de savane d’Afrique de l’Ouest ont développé des sociétés et des économies plus orientées production, alors que les sociétés de forêt tropicale d’Afrique centrale (même si la CEMAC compte aussi le Tchad et la République Centrafricaine, pays de savanes et de désert) ont plutôt développé des sociétés de rente sur l’extraction de ressources naturelles abondantes. Donc le point de départ était différent, les populations sont différentes, les modèles sont différents, il est normal à ce titre que les dynamiques d’évolution des sociétés et des économies le soient également.
L’instabilité monétaire des dernières années a considérablement réduit l’attractivité de plusieurs grandes places boursières africaines, comme celle de Johannesburg ou le Nigeria Stock Exchange All Share. A contrario, la BRVM de l’UEMOA a été d’autant plus attractive que ce risque de change est inexistant, le CFA étant adossé à l’euro.
Ceci étant dit, les points de convergence sont également nombreux, les plus évidents étant le partage commun de l’espace francophone africain, avec la convergence de langue, de formation, de modèle institutionnel et de droit, le brassage des populations, dont leurs élites. La parité des monnaies est également un autre facteur important de convergence.
L’émulation entre la CEMAC et l’UEMOA est un exercice sain. Il est clair que l’UEMOA est mieux intégrée, avec une véritable libre circulation des personnes, une intégration marchande et productive plus importante également. Depuis 2014, l’UEMOA est également dans une conjoncture plus favorable, avec la chute du prix du baril du pétrole qui diminue le coût de ses facteurs de production et la redynamisation de la Côte d’Ivoire. Ces résultats positifs ne peuvent que susciter une émulation positive de l’espace CEMAC, qui doit rattraper un certain retard en termes d’intégration, comme l’a illustré récemment l’indice 2016 de l’intégration régionale en Afrique.
Au regard de la conjoncture actuelle de l’espace CEMAC, décrite précédemment, le renforcement de l’intégration régionale est incontournable. Il n’y aura pas de filières motrices de croissance et d’entreprises championnes en Afrique centrale avec des petits marchés morcelés. 4 des 6 pays membres ont une population inférieure à 5 millions d’habitants. Si vous regardez d’ailleurs, les seules grandes entreprises qui ont émergé dans la zone, en dehors du secteur minier ou pétrolier, l’ont fait suite à une phase de croissance régionale. C’est le cas par exemple de BGFI Bank ou d’Afriland First Bank. L’émergence de chacun des pays de la zone dépend en grande partie de l’approfondissement de l’intégration communautaire, via la libre-circulation des personnes et des marchandises, l’intégration productive entre les opérateurs situés à différents échelons des chaînes de valeur des filières économiques, la baisse d’un certain nombre de frais suite à l’intégration du marché, comme la suppression du coût du roaming sur les communications intracommunautaires.
L’Afrique centrale a toutes les cartes en main pour sortir renforcée de la conjoncture actuelle. Ce qui fera basculer les choses dans un sens positif ou négatif, ce sera la qualité du leadership, à tous les niveaux, dans le secteur public comme privé. Sur ce dernier point, il va notamment falloir que les chefs d’entreprise de la zone soient plus dynamiques et entreprenants, réinventent leur modèle d’affaire et répondent mieux aux besoins du marché. L’époque des profits faciles liés à des rentes de situation est aujourd’hui révolue. Chacun, partout, devra se retrousser les manches désormais.
Propos recueillis par Adama Wade