Par Emmanuel Leroueil, Managing Director de Performances Group Afrique Centrale.
Les hommes voient le monde à travers les lunettes qu’ils se choisissent. Notre intelligence de l’environnement complexe dans lequel nous évoluons dépend des cadres d’analyse que nous adoptons et qui nous permettent de trier, organiser et donner du sens aux flux d’informations que nous recevons. A ce titre, questionner ces cadres d’analyse est primordial.
Dans un contexte où la quasi-totalité des Etats africains s’engagent dans des démarches volontaristes de planification de leur émergence, il nous manquait encore un cadre d’analyse qui nous permette d’y voir clair sur la qualité de ces stratégies et sur leurs impacts réels. C’est à ce défi que le cabinet Performances Group, qui accompagne plusieurs Etats africains engagées dans une dynamique d’émergence, souhaite répondre par la présente publication.
Nous entendons par émergence un processus accéléré d’accumulation de capital physique et financier, de renforcement du capital humain et institutionnel, d’amélioration des termes de l’échange et des conditions de vie des populations de pays à revenus intermédiaires et inférieurs. L’émergence est un élan. L’élan d’une Nation, d’une société, d’une économie, vers un avenir meilleur qu’elle s’est fixée elle-même et qu’elle compte se forger par ses propres moyens. Vouloir caractériser l’émergence revient à analyser des dynamiques sociopolitiques et économiques congruentes qui s’alimentent les unes les autres, en un jeu de rétroactions positives qui rendent possible l’accélération du processus décrit dans le paragraphe précédent.
Ces dynamiques, nous les avons schématisées par une pyramide de l’émergence, qui se présente comme suit :
La pyramide de l’émergence place au centre du processus de développement les filières économiques moteurs de croissance. Une filière peut être qualifiée de « moteur de croissance » dans la mesure où elle représente une part significative ou en forte croissance des exportations du pays hors vente de matières premières non transformées, gagne des parts de marché et remonte la chaîne de valeur au niveau international en ayant atteint un certain niveau de compétitivité, est portée par un ou plusieurs champions qui tirent vers le haut la productivité de la filière, et crée dans la durée de la valeur ajoutée et des emplois.
Le développement de secteurs exports à forte valeur ajoutée et compétitifs est un passage obligé de la transformation structurelle d’une économie. Ce sont ces moteurs de croissance, à l’instar des filières tourisme, textile et des services financiers pour l’Ile Maurice, ou encore des filières thé, café et éco-tourisme pour le Rwanda, les services logistiques, l’industrie automobile et aéronautique pour le Maroc, qui permettent de sortir du modèle d’économie d’extraversion ou encore d’une économie domestique peu dynamique et à la compétitive faible, limitée par les capacités d’absorption de la demande domestique.
Ailleurs dans le monde, le scénario s’est également écrit de la sorte, les tigres et dragons d’Asie ayant chacun construit leur développement sur des positionnements filières spécifiques, parfois liés à la manufacture de masse (Chine, Taiwan), à l’industrie technologique (Japon, Corée du Sud) à l’agro-industrie (Malaisie) ou encore aux services logistiques (Singapour). L’histoire économique mondiale est ainsi, en grande partie, une histoire de moteurs de croissance nationaux qui entrent dans la compétition mondiale.
Le développement de moteurs de croissance est généralement facilité par quatre leviers d’action qui peuvent être qualifiées de fondements de l’émergence : i) le leadership, la gouvernance et la culture de l’émergence, ii) un gouvernement efficace et efficient, iii) un secteur privé dynamique dans un écosystème sophistiqué, iv) des services supports à la compétitivité globale de l’économie qui jouent pleinement leur rôle.
Chacun de ces leviers peut être caractérisé par des bonnes pratiques qui orientent les interactions socioéconomiques dans un sens favorable au développement des moteurs de croissance et, in fine, au processus d’émergence. Des indicateurs spécifiques à chacune de ces dimensions permettent de mesurer les résultats obtenus sur chacun de ces fondements de l’émergence. Les résultats de ces indicateurs permettent d’identifier les leviers qui sont insuffisamment maîtrisés et ralentissent la dynamique d’émergence.
Située au pic de la pyramide, la dernière dimension est la croissance durable, résultat des cinq dynamiques précédentes (4 fondements + Moteurs de croissance). En grande partie, la durabilité et l’inclusivité de la croissance dépend du niveau de valeur-ajoutée et de la diversité des filières qui produisent la richesse et les emplois. Elle dépend également de la qualité des institutions sociales et politiques et du contrat social entre les dirigeants et les différentes catégories de la population, qui se traduit par des mécanismes efficients de redistribution du surplus de richesses et des services publics de qualité qui contribuent à réduire les inégalités et à améliorer le bien-être des populations.
Chacune de ces dimensions a été appréhendée à travers des indicateurs de performance, qui permettent de manière agrégée à qualifier la dynamique de développement de différents pays. Afin de faciliter la lecture du positionnement des pays africains au regard de ce cadre d’analyse, une matrice de l’émergence a été élaborée dans le but de mieux caractériser les trajectoires de développement des pays du panel.
L’axe des ordonnées de la matrice qualifie les résultats de l’émergence. Les pays y sont situés en fonction du niveau de leur PIB par habitant et en fonction de la part occupée par les moteurs de croissance dans les résultats économiques du pays. Plus les pays se situent dans la partie haute de la matrice, plus ils se caractérisent par un niveau de richesse par habitant élevé et par une économie portée par des moteurs de croissance dynamique.
L’axe des abscisses illustre quant à lui le degré de maîtrise des 4 fondements de l’émergence. Les pays positionnés dans la partie gauche de la matrice ont une maîtrise globale de ces leviers plus faible que les pays positionnés dans la partie droite. Au final, selon notre cadre d’analyse, un pays émergent se situe dans la portion en haut à droite de la matrice. Il maîtrise les fondements de l’émergence et engrange des résultats socioéconomiques qui ont atteint un certain seuil significatif.
La matrice de l’émergence permet de schématiser l’évolution dynamique d’un pays, en comparant sa position sur une période de temps donnée. Elle permet de visualiser des trajectoires historiques réelles et de conceptualiser des trajectoires idéales pour l’avenir. Ainsi, deux principales trajectoires idéales s’offrent aux pays africains, en fonction de leur dotation initiale en capital naturel. La première trajectoire, la plus courante, est qualifiée de
trajectoire des termites.
Les termites sont des pays africains qui ne disposent pas de filières d’exportations de matières premières fossiles intensives en capital (pétrole, mines, etc.) Initialement, ces pays se situent au début de leur histoire souveraine (1960) en bas à gauche de la matrice, avec un faible PIB par habitant et des filières économiques insuffisamment compétitives. Leur Etat est peu performant et leur secteur privé peu structuré, ces pays ne maîtrisent quasiment aucun des leviers fondements de l’émergence. Progressivement, en s’appuyant sur un meilleur leadership, sur les gains liés à la courbe d’apprentissage de la vie en communauté et le renforcement du capital humain, ces pays apprennent à mieux maîtriser les fondements de l’émergence et réussissent à développer une, puis plusieurs, filières moteurs de croissance. Ces filières permettent de créer dans la durée des emplois et des richesses, qui améliorent le niveau de vie des habitants. Par leur sens de l’organisation, ces pays termites construisent progressivement une termitière qui les voit s’élever de leur position initiale vers la partie supérieure droite de la matrice. Des pays comme le Rwanda, l’Ile Maurice, l’Ethiopie, le Sénégal, suivent cette trajectoire avec plus ou moins de vélocité.
La deuxième trajectoire idéale concerne les pays qui disposent d’un revenu par habitant élevé du fait de situation initiale de rentes sur des matières premières (pétrole, minerais). Ces pays rentiers se caractérisent généralement par un niveau de vie par habitant statistiquement élevé. Cette situation est d’autant plus forte que la population du pays est limitée, comme dans les cas de la Guinée Equatoriale, du Gabon, de la République du Congo ou encore du Botswana. Toutefois, ces économies rentières s’inscrivent généralement dans un écosystème peu propice au développement d’une économie de production et aux fondements de l’émergence, qui sont généralement peu maîtrisés. De ce fait, ces pays, que nous qualifions d’éléphants, parce qu’ils sont lourds et relativement moins agiles que d’autres, se situent généralement dans la partie supérieure gauche de la matrice.
La trajectoire idéale de l’éléphant consiste à passer de la partie supérieure gauche à la partie supérieure droite de la matrice. Ce passage requiert une meilleure maîtrise des fondements de l’émergence et le développement de filières moteurs de croissance qui diversifie la structure économique du pays. Historiquement, en Afrique, très peu d’éléphants ont réussi à s’inscrire dans cette trajectoire. Le Botswana semble être le pays le mieux engagé sur ce chemin mais n’a pas encore suffisamment développé de nouveaux moteurs de croissance au-delà de sa rente liée à l’exploitation des diamants. Ailleurs dans le monde, des pays comme la Norvège et, désormais, les pays du Golfe arabique, exemplifient cette trajectoire.
L’intérêt de la matrice de l’émergence est de caractériser la vitesse d’évolution des pays dans leur dynamique d’émergence et de comprendre précisément les composantes de cette dynamique, et les leviers qu’il conviendrait d’activer pour l’accélérer ou en améliorer la trajectoire. La matrice a ainsi une portée pratique et programmatique forte. Elle a vocation à s’imposer comme un outil d’aide à la décision pour prioriser l’action collective (publique et privé) sur les sujets clés pour la transformation des économies africaines.
Enfin, un indice de l’émergence, qui agrège et synthétise les différentes dimensions du cadre analytique de la pyramide de l’émergence, permet de situer, à un instant donné, la distance d’un pays par rapport au seuil critique à partir duquel un pays peut être qualifié d’émergent, car inscrit dans une dynamique de progrès à certain seuil de maturité. Les résultats de cet indice seront officiellement communiqués à l’occasion de la Conférence Internationale sur l’Emergence Africaine qui se tiendra à Abidjan du 28 au 30 mars 2017. Ce sera l’occasion pour le cabinet Performances Group de partager largement avec les parties prenantes sa proposition de nouveau paradigme de l’émergence.
L’enjeu est important. L’émergence des pays africains représente l’opportunité d’un « grand bond en avant », où l’histoire s’accélère soudainement et peut transformer le quotidien de plus d’un milliard de personnes. A travers ce nouveau paradigme de l’émergence et les outils d’aide à la décision qu’il offre, les sociétés africaines devraient disposer des moyens de se saisir de leur destin et d’orienter leur avenir dans une trajectoire de progrès maîtrisable.
Emmanuel Leroueil
Managing Director
Performances Group Afrique Centrale