L’Afrique subsaharienne est la seule région du monde où l’extrême pauvreté augmente depuis 1990. La récession au Nigéria, la stagnation sud-africaine, mais aussi les conditions climatiques, la situation sécuritaire et l’instabilité politique pourraient être autant d’explications au marasme global africain.
Certains des pays les plus touchés pèsent sans doute sur les perspectives économiques continentales. Mais pour les experts locaux, la réponse semble plus simple. Ce serait l’échec du libre- échange, du pillage des ressources par les multinationales et les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI ou la Banque mondiale. Ce constat n’est pas sans intérêt. Même s’il prête son flanc à la critique. Car, en définitive, contrebalancer tout cela au profit d’un protectionnisme sans conditions reviendrait à encourager des commerces souterrains suicidaires.
Comme tout le monde le sait, dans les années 1990 le continent africain est entré de plain-pied dans la mondialisation. Vingt sept ans plus tard, l’Afrique est ballottée entre deux schémas: libéralisation et protectionnisme. Dans un premier temps, l’ouverture économique de ces quinze dernières années a permis une croissance rapide, l’arrivée de multinationales… Dans un second temps, plus récent et porté par quelques pays comme l’Éthiopie, le Kenya, le Nigeria ou encore l’Afrique du Sud, des États mettent en place des mesures protectionnistes pour faciliter l’essor de leurs champions nationaux. Plus qu’un rejet de la mondialisation dans ces pays, il s’agit surtout d’une question stratégique pour booster les entreprises locales. Pourtant Makhtar Diop, Vice-président de la Banque mondiale pour l’Afrique, semble être opposé aux mesures de repli économique. « Dans les moments de crise, il y a un réflexe protectionniste parce que l’on croit que c’est la solution, mais toutes les évidences montrent que le commerce international a été un facteur de développement ». Il est vrai que la pauvreté persistante tient essentiellement à de mauvaises politiques de redistribution des revenus, notamment dans les pays où le baril était au plus fort de sa cotation. Quant aux barrières protectionnistes, dans le passé, de nombreux Etats ont fait le constat amer qu’il était bien difficile de les supprimer quand tout allait mieux. Faites entrer les groupes d’intérêts et vous aurez toutes les chances de les voir défendre becs et ongles leur pré carré, au détriment de l’économie nationale !
Mais au-delà de ces considérations partisanes, le bilan est sans appel. Le fléau de la contrebande s’amplifie lorsqu’un pays mène une politique protectionniste. Or, nous savons tous la contrebande florissante en Afrique. Les raisons sont multiples : des frontières artificielles nationales héritées de la période coloniale, des liens ethniques transcendant les frontières, les carences des douanes, et la mise en œuvre des politiques économiques divergentes entre pays voisins, créent ainsi des incitations et un marché pour le commerce souterrain et ses organisations mafieuses. Les stratégies protectionnistes n’ont rien fait pour arranger cet état de fait. Bien au contraire. Les politiques commerciales successives de nombreux pays ont joué un rôle majeur dans le développement de la contrebande, puisqu’elles servaient à la fois la protection des industries locales et l’augmentation des recettes fiscales. Plusieurs Etats ont d’ailleurs mis l’accent sur des stratégies commerciales basées sur la substitution aux importations, tout en mettant en place des barrières aux importations avec des tarifs douaniers et des restrictions quantitatives très élevées.
Tout ceci s’est soldé par un frein au développement du commerce en Afrique et un encouragement aux trafics les plus sauvages. Le cas du Sénégal en fut un exemple frappant dans les années 2000. Comme dans plusieurs autres pays africains, la majorité des activités manufacturières sénégalaises qui ont résisté à la libéralisation s’est spécialisée dans les produits de première nécessité comme la farine, le sucre ou l’huile (14% du panier du consommateur des classes pauvres). La production locale était censée se substituer aux importations. Mais le gouvernement a du faire face à un dilemme cornélien : sauvegarder les emplois dans ces secteurs tout en fixant des prix peu élevés pour préserver le niveau de vie des sénégalais. Par conséquent, les autorités publiques, qui subissent en permanence d’énormes pressions des consommateurs pour maintenir un prix bas, n’ont pas eu d’autres choix que de rechercher des des compromis entre un prix raisonnable et la défense des intérêts des producteurs locaux. Pour beaucoup de sénégalais, le prix «raisonnable» reste toujours trop élevé et n’a pas d’autres alternatives que de regarder ailleurs.
La Gambie voisine, relativement plus libérale que le Sénégal, a très tôt été une issue commerciale évidente pour les plus démunis et les prédateurs de tout acabit. Les décalages notés entre les prix du détail en Gambie et au Sénégal sont des facteurs de «pousse au crime». Le cas du textile/habillement est tout à fait agravant. Selon une étude menée par l’équipe universitaire du Professeur Ahmadou Aly Mbaye au Centre de recherches économiques appliquées de la Faculté des sciences économiques et de gestion (FASEG), le secteur du textile a connu au Sénégal en 2000 un niveau de production de l’ordre de 48,7 milliards FCFA. Dans le même temps, les importations officielles se sont chiffrées à 20,9 milliards, alors que selon les dépenses des ménages, le secteur du textile/ habillement se chiffrait à 126 milliards pour la même période. Selon cette même étude, le niveau d’importations frauduleuses aurait été de l’ordre de 72,6 milliards FCFA. Ainsi, uniquement sur le textile, la contrebande et les autres infractions à l’importation (essentiellement les fausses déclarations sur la nature des importations) représentaient environ 57% de la consommation totale au Sénégal. Quant aux pertes des recettes fiscales, elles avaient représenté à l’époque sur une année 14,53 milliards FCFA.
Cette politique protectionniste a eu raison de l’industrie textile locale qui a finalement presque disparu. Ainsi, non seulement la protection a largement contribué à rendre inefficaces et peu compétitives les entreprises qui en ont bénéficié. Mais elle a aussi favorisé, dans une large mesure, la contrebande massive ainsi que toutes les fraudes à l’importation, embarquant avec elles l’augmentation des prix, la baisse des rentrées fiscales et surtout la disparition de pans entiers de l’industrie locale. Comme le concède Makhtar Diop, «Il faut trouver un équilibre», notamment en laissant aux secteurs naissants le temps de pouvoir se mesurer à la concurrence étrangère.
Mais, toujours selon le Vice-président de la Banque mondiale pour l’Afrique, la priorité est d’approfondir les échanges, spécialement entre pays africains. Serait-ce la clé du déclin de la contrebande ? A en juger par les échanges illicites entre le Nigéria et le Bénin, on peut en douter. Tant que la cohésion fiscale par région ne sera pas établie et les contrôles des marchandises aux frontières sérieusement appliqués, le Golfe de Guinée et la zone sahélienne continueront leur commerce parallèle. Le Nigéria parle de protectionnisme pour relancer son économie en récession, mais cet immense pays continue d’inonder son voisin béninois en essence de contrebande. Un trafic à grande échelle entretenu par les producteurs illégaux du Delta du Niger. L’essence de contrebande représenterait plus de 75% de la consommation béninoise. Bien que réputée être de mauvaise qualité, ce produit s’est imposé sur le marché en raison de son prix, plus de 20% en-dessous du marché. Dans ces conditions, pas facile d’éradiquer une activité qui nourrit des milliers de familles, malgré toutes les stratégies dissuasives envisagées par le Bénin. Ainsi donc, les pays africains ont encore beaucoup à imaginer pour accroitre les échanges intra-régionaux, tout en limitant le commerce parallèle, ses fraudes et sa contrebande. Pour l’instant, à l’instar de ce qu’affirme Makhtar Diop, le compromis doit être recherché. En 2016, Carlos Lopes, alors secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) aux Nation Unies, affirmait que «la protection n’est pas un terme péjoratif» et prônait «un protectionnisme sophistiqué». Pour ce diplomate, la «sophistication», est un juste équilibre. Et, selon lui, l’industrialisation ne peut se faire sans une forme de «protectionnisme intelligent». Or, toujours selon Carlos Lopes, sans industrialisation, les efforts d’intégration des économies du continent et d’augmentation des échanges intra-régionaux ont moins de chance d’aboutir. Les défenseurs du libre-échange affirment de leur côté que le protectionnisme risque de réduire la taille de l’économie mondiale, limiter le nombre des gagnants et dégrader les conditions du marché. Alors, qui croire?
De toute évidence, tous les experts les plus éclairés s’accordent à considérer que les pays confrontés à ce dilemme doivent réduire leur dépendance vis-à- vis des produits de base en développant le secteur des services, augmenter les investissements dans les infrastructures et réduire les barrières non-tarifaires qui freinent les échanges intra-africains. La liste de ces barrières est longue et exhaustive : caractère prohibitif de certains coûts de transaction, complexité des procédures d’immigration, manque de moyens des services frontaliers, corruption, coût des procédures d’octroi de licences d’importation ou d’exportation. Pour y mettre fin, il faudra des mesures concrètes sur le terrain, même si elles sont couteuses.
A propos de Pierre Delval
Chroniqueur régulier dans Financial Afrik, Pierre Delval (né le 30 mai 1960 à Verdun) est un criminologue et criminaliste français, spécialiste en matière de contrefaçon et de crime-contrefaçon. Président de la Fondation suisse WAITO, première ONG à traiter au niveau international l’aspect criminel de la contrefaçon, de la contrebande et de la fraude alimentaire. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la contrefaçon des produits de grande consommation et des documents fiduciaires. Pierre Delval a suivi un cursus universitaire scientifique, juridique et littéraire: licences d’histoire des arts (musicologie, histoire de l’art et archéologie) et d’histoire, une Maitrise de sciences et techniques pour la conservation des œuvres picturales et des documents graphiques, un troisième cycle en chimie minérale et une spécialité en criminologie.
En 1984, il est affecté, comme doctorant durant seize mois au Laboratoire de Police scientifique de Paris, alors appelé Laboratoire d’Identité Judiciaire de Paris. Il continue son cursus à l’Institut de Criminalistique de Lausanne, première école de Police scientifique au monde, afin de se spécialiser sur l’analyse scientifique des faux documents et se forme aux nouvelles méthodes d’investigation forensique sur la fausse monnaie. Pierre Delval est nommé Ingénieur à la Sous Direction de la PTS, chargé de développer les nouvelles technologies d’investigation criminelle au sein des cinq laboratoires nationaux et de prendre la responsabilité scientifique du service des faux documents au Laboratoire de l’Identité Judiciaire nouvellement renommé Laboratoire de Police Scientifique de Paris, en introduisant des nouveautés technologiques.
Pierre Delval quitte la PTS en 1987 et intègre le Groupement d’Intérêt Economique (GIE) Cartes Bancaires. Il a en charge la sécurité des cartes à puce et son déploiement sur tout le territoire national et devient expert dans la lutte contre les contrefaçons monétiques. Il y met en place la politique d’homologation sécuritaire des sites de production des cartes bancaires à puce et de personnalisation. Il crée en janvier 1989, son propre bureau d’études, Saqqarah, spécialisé dans la protection des documents de haute sécurité, tout en poursuivant ses actions d’Inspecteur Général pour le compte du GIE « Cartes bancaires ». En 2003, Pierre Delval quitte Saqqarah International pour devenir le Conseiller spécial en matière de lutte contre les atteintes aux droits de propriété intellectuelle et industrielle du Président de l’Imprimerie nationale.