L’éthique est une discipline fondamentale à la frontière entre la philosophie, le droit et la morale. Elle s’intéresse à nos manières de vivre et à nos conceptions relatives à la vie sociale et professionnelle. C’est une philosophie active qui invite à la réflexion profonde et à l’orientation à donner à nos actions, à l’avenir.
D’Aristote à Kant, Locke, Singer ou Habermas, de belles et d’admirables pages lui ont été consacrées. Moins théorique qu’on ne le pense, elle inscrit les valeurs comme cadre préliminaire incontournable qui doit nourrir nos engagements et nous permettre ainsi de nous projeter vers l’avenir avec un relatif optimisme.
Depuis quelques temps, cette discipline transversale s’invite dans l’actualité en Afrique du sud, notamment dans la controverse profonde sur la moralisation de la vie politique et la gestion vertueuse des biens publics. La nature du débat, sa durée et la violence verbale qui l’accompagne renseignent sur l’importance que revêt le concept pour les populations, de façon globale.
Sur deux aspects au moins, l’éthique interpelle violemment aujourd’hui la société sud-africaine et l’invite à repenser profondément son rapport à lui-même.
La première interpellation est politique. Philosophiquement, la politique peut se définir, selon le philosophe français, Claude Lefort, de deux façons. D’abord, la relation horizontale ou sociale qui unit les membres du corps social. C’est le symbole des perles du collier. En utilisant un langage articulé et complexe, l’être humain construit non seulement son humanité, mais il s’inscrit également dans la politique, au sens générique du terme. D’où l’expression « L’homme est un animal politique » d’Aristote pour dire que l’homme est par essence politique.
Ensuite, la seconde définition de la politique concerne la relation verticale, celle de commandement à obéissance entre la base (les citoyens) et le sommet (l’Etat). Des sociologues, comme Herbert Spenser, adeptes du courant dit « organiciste », parlent de l’organisation de la vie sociale comme un système complexe dans lequel les différents organes concourent à la manifestation ou à la production de la vie. II suffit d’un manquement ou d’une faille d’un élément pour que la désorganisation s’installe.
Dans la situation sud-africaine actuelle, il semble que ce soit la tête du corps social, c’est-à-dire l’Etat, l’organe éminent qui soit ouvertement défié. Et comme dit le philosophe, lorsque l’Etat perd la tête, c’est aux citoyens de la remettre à sa place. II semble clair qu’on vive aujourd’hui une crise profonde de l’éthique de la perception de l’autorité, celle de l’Etat.
Psychologique, absolument rien n’empêche d’utiliser l’expression « crispation » pour caractériser l’état psychique, à la limite, maladif, des sud-Africains eux-mêmes pour ces lancinantes questions sur l’éthique qui engagent le regard introspectif sur leur passé pour comprendre les défis du présent afin de mieux préparer l’avenir. Cet état mental constitue ainsi un excellent baromètre pour apprécier les rapports des sud-Africains avec la politique, et par derrière, la chose publique « res publica ». La relation de défiance, la perte de confiance et les querelles et invectives semblent les ronger, telles des cellules cancéreuses dévorant inexorablement les organes vitaux du corps. Cancer, métastase, anomie, puis entropie et, inexorable, mort du corps social, semblent être l’issue fatale de la crise morale et politique sans précédent de la société sud-africaine.
Aujourd’hui, des Anciens, d’éminents membres de la prestigieuse génération de lutte pour la liberté, comme le Dr Matthews Phosa ou feu Ahmed Kathrada, s’invitent aux débats pour un rappel à l’ordre et à se remémorer les lourds sacrifices consentis pour construire le présent. Cela renseigne sur la gravité de la situation. Des batailles épiques passées pour la restauration de la dignité de l’homme, l’Afrique du sud a aujourd’hui tiré le meilleur : une grande fierté nationale, un respect international immense, une relative prospérité économique et des promesses de bien-être pour les générations à venir. En outre, sa position régionale dominante et sa situation économique forte en font une puissance politico-économique écoutée dans la géopolitique mondiale.
En demandant le respect scrupuleux du souvenir des Anciens et une meilleure gestion de leur héritage politique, les Anciens convoquent du coup l’éthique de responsabilité et de gestion des biens publics pour réconcilier plus globalement la société sud-africaine, non seulement avec les legs de son passé glorieux, mais surtout avec ses propres élites. C’est extrêmement important.
Le second aspect important de l’interpellation de l’éthique aujourd’hui a trait à la parution, récemment, d’un ouvrage polémique « Les dernières années de Mandela ». Le médecin Veya Ramlakan, le responsable de l’équipe médicale qui traitait l’ancien leader charismatique de l’ANC, a livré des détails qui violent l’intimité du patient et pourraient jeter ou rajouter à la discorde entre les membres de sa famille. II est curieux de remarquer que l’éthique médicale ou de la pratique scientifique (bioéthique) est née de l’inquiétude des avancées de la science non couplée aux réserves et à la prudence de la philosophie et du droit, dans des pays socialement éclatés ou en crise.
Historiquement, c’est aux Etats-Unis, dans les années 1920, durant l’époque de la ségrégation raciale et sociale, que cette discipline a émergé. On peut penser ici aux expériences médicales douteuses effectuées sur la communauté afro-américaine pour traiter la syphilis dans la ville de Tuskeguee en 1930. Mais l’accentuation de l’urgence de l’encadrement des patients pour respecter leurs droits et protéger leurs intérêts s’est faite bien tardivement. Physiquement et psychologiquement, ils sont dans une relation dissymétrique profonde avec leurs médecins. C’est à partir de 1941, avec les expérimentations des nazis sur les prisonniers de guerres tziganes, juifs ou sur les Allemands malades ou malformés, que cette discipline a gagné tristement ses titres de noblesse.
Aujourd’hui, c’est dans un pays en plein doute que le médecin, brillant, cultivé et conscient des enjeux de sa pratique médicale et de ses limites objectives, foule aux pieds les prescriptions universelles de la discipline dont Hippocrate avait tracé les contours depuis la lointaine antiquité. Que par la suite, il y ait une polémique naissante entre les épouses du leader historique de l’ANC, que le Ministère de la Défense prenne ses distances par rapport à l’auteur de l’ouvrage, ou que les lecteurs, gênés, apprennent au fil des pages des détails croustillants sur le dossier médical du patient Mandela, tout cela constitue en soi une légèreté ou une maladresse coupable, voire une faute éthique lourde.
De toute évidence, Veya Ramlakan a fait peu cas du respect de la relation de confiance et de confidentialité qui l’unit au mourant. II est clair que ce dernier, atteint dans son intimité et sa dignité, n’aurait certainement pas souhaité la divulgation post mortem de ses propres affections cliniques. Que le médecin ait pris préalablement ses dispositions avec la famille ne peut en aucun cas minorer ses responsabilités, puisqu’on oublie souvent de préciser les relations complexes entre le droit et l’éthique. Les juristes disent que tout ce qui n’est pas interdit est permis. Mais ce n’est pas toujours vrai sur le plan philosophique. Tout ce qui est légal n’est pas forcément moral. Tout ce qui est permis n’est pas forcément éthique. En fin de compte, l’ouvrage a été finalement retiré de la vente. Ce qui constitue un triomphe, non pas du droit, mais plutôt celui de l’éthique sur les considérations commerciales ou économiques.
Ces deux illustrations sur la portée de l’éthique de gestion et de la bioéthique renseignent sur l’urgence de vulgariser, ou, tout au moins, de renforcer la promotion de cette discipline dans l’enseignement supérieur. Elle peut en effet être une arme puissante contre les dérives et les manquements professionnels.
Dr. Ndiakhat NGOM
Rattaché à l’Institut pour la Justice et la Réconciliation (Cape Town)