Le pays du jasmin vient de voir sa dette publique atteindre 70% de son PIB. La monnaie national, le dinar, a fondu de 40% et les déficits, budgétaires et extérieurs, atteignent des records olympiques. En dépit de ce sombre tableau post-révolutionnaire, Mehdi Jomâa, ex-chef du gouvernement tunisien, reste optimiste. Au delà de l’analyse sans concession qu’il livre dans cet entretien accordé à Financial Afrik, l’homme politique estime que la Tunisie a toujours honoré ses engagements, y compris dans les moments les plus difficiles. Exclusif.
Quel bilan tirez-vous de l’économie tunisienne ?
Malheureusement, sur la base des chiffres officiels, les résultats économiques et sociaux sont là pour attester d’un bilan désespérant de l’action gouvernementale et ce depuis 2015. Un déficit budgétaire record aux environs de 6% par an, une croissance économique des plus faibles depuis plus de deux décades ( moins de 2.0% par an) malgré une augmentation vertigineuse des dépenses publiques supposées relancer l’économie du pays, un endettement public record qui vient d’atteindre 70% du PIB avec plus de 8 points d’augmentation en une seule année en 2017 – du jamais vu dans l’histoire de la Tunisie – , les comptes extérieurs ont explosés avec un déficit courant situé entre 8% et 10% par an, une dépréciation du dinar de plus de 40% en 3 ans sans aucun effet positif significatif sur la compétitivité économique du pays et encore moins sur les exportations qui continuent à piétiner, et une inflation record (6.9% en 2017) au regard des vingt dernières années et, enfin, une pression fiscale sur les entreprises et les citoyens devenue absolument insoutenable.
Sur le plan social, la situation est pire : un taux de chômage de 15.5% depuis 5 ans, dépassant 30% pour les jeunes diplômés et 45% pour les jeunes femme. La pauvreté et les inégalités régionales se sont aggravées par rapport à 2011, et le pouvoir d’achat, surtout des non-salariés, s’est détérioré d’une façon préoccupante. La classe moyenne, autrefois fer de lance de la société tunisienne, est en train d’être laminée. Sur le plan de la gouvernance : la corruption, en plus de la criminalité économique (à laquelle le gouvernement prétend s’attaquer en la confondant avec la corruption) s’est répandue partout et à tous les niveaux. La productivité du secteur public a baissé de plus de 50% au cours des 5 dernières années. L’application de la loi et le respect de l’autorité de l’Etat sont bafoués tous les jours, le traitement des conflits sociaux et le règlement des problèmes de relation entre l’Etat et les citoyens sont de plus en plus sous-traités par les gouvernants – qui ont la légitimité et l’obligation de les traiter – à divers acteurs indépendants dont le partenaire social, démontrant si besoin est de la faiblesse pour ne pas dire l’incapacité de notre exécutif et, à sa tête, des deux présidents.
Quelle est l’urgence économique pour le gouvernement actuel ? Pour la relance de l’économie, quelles sont vos propositions pour stimuler la croissance tunisienne ?
La réponse la plus rapide à votre question est la suivante : A force de n’avoir rien fait depuis 3 ans (2015-2017) – autre que faire la politique politicienne -, tout est devenu urgent alors que les solutions sont devenues de plus en plus complexes. On ne peut pas traiter des problèmes structurels de cette envergure par des petites actions d’urgence. Laissez-moi expliquer un peu comment à Al-Badil Ettounsi (NDLR: Alternative tunisienne, parti politique créé en mars 2017), nous avons analysé la situation et comment on compte régler ses problèmes d’une façon durable.
En Tunisie, les gouvernants actuels et leur coalition politique (depuis 2015) ont réussi l’exploit d’échouer alors qu’ils avaient tout pour réussir : une légitimité démocratique sans aucun conteste, une majorité absolue au parlement, une opposition très faible pour ne pas dire inexistante, un état d’esprit général – au lendemain des élections de 2014 – prêt à accepter des réformes et les sacrifices qui les accompagnent, des partenaires internationaux et régionaux flexibles et disposés à aider et à soutenir la Tunisie, une société civile qui a bien muri et qui semble être prête à aider et à laisser passer certaines réformes pourvue qu’elle soit bien informée sur les problèmes et comment les résoudre, etc.
C’est une occasion en or perdue pour hisser notre pays au rang des nations démocratiques et libres et offrir à notre peuple des conditions de vie décentes et dignes de sa révolution. Le déficit de leadership, l’absence de courage politique, le retour du népotisme et du clientélisme, et l’égoïsme illimité des gouvernants et des partis au pouvoir sont à l’origine de cet échec et de l’appauvrissement du pays.
Aujourd’hui, relancer la machine économique (et l’investissement) ne relève plus de simples mesures techniques ici et là. Le problème de fond en Tunisie est multiple et complexe. Il se pose plutôt en ces termes : comment restaurer la confiance des citoyens, de nos partenaires et des agents économiques dans les institutions politiques et économiques du pays ? Comment les convaincre que l’autorité de l’Etat, à travers l’application juste et ferme de la loi, sera restaurée et maintenue ? Comment les convaincre que l’Etat va retrouver ses droits et que l’intérêt général sera le seul principe de conduite des affaires publiques ? Comment les convaincre que les intérêts corporatistes et individuels, la corruption et la criminalité économique seront combattus avec vigueur et détermination jusqu’à leur élimination totale ? Comment les convaincre que l’administration – principale tête pensante et instrument de mise œuvre de l’Exécutif – sera modernisée et protégée contre la corruption et l’instrumentalisation politique auxquelles elle est soumise aujourd’hui ? Comment convaincre les populations de nos régions de l’intérieur qu’il faut qu’elles fassent preuve de plus de patience alors qu’elles attendent depuis des décades ? Etc.
Redresser la situation en Tunisie va demander beaucoup plus que des mesurettes ou des réformettes prises à la va vite. C’est ce que font les gouvernements d’après 2014 : une gestion au jour le jour pour parer au plus urgent. Il nous faut de la méthode, du courage politique et une vision simple et mobilisatrice : un vrai leadership porteur de projet ambitieux mais réaliste pour le pays; un discours vrai et clair empreint de beaucoup de pédagogie pour expliquer et mobiliser l’adhésion de la population et des agents économiques ; un programme économique et social bien articulé, cohérent, faisable et distinguant clairement les actions relevant du court, moyen et long terme; une équipe soudée comprenant de très grandes compétences capables de concevoir, de prendre des décisions et de mettre en œuvre les politiques économiques qui s’imposent même si elles ne plaisent pas à certains acteurs sans jamais se soucier du coût politique et de ses décisions : une sorte de commando de très grandes qualifications avec une mission dont le seul objectif est de réussir à sortir le pays de cette crise, donner espoir à tout un peuple et aider la Tunisie à rejoindre le groupe des pays les plus compétitifs économiquement et les plus justes socialement.
C’est donc tout un environnement et un état d’esprit qu’il faudra créer pour commencer à mériter la confiance des citoyens et celui des agents économiques dont bien sûr les investisseurs nationaux et internationaux. C’est ça le programme d’Albadil pour la Tunisie. En clair : Il faut un signal fort pour commencer à rétablir la confiance, redonner l’espoir à la population et des gages solides aux investisseurs et à nos partenaires. Ce signal peut être matérialisé par un dialogue national sur un programme de relance économique, facilité par un groupe d’indépendants de grande compétences, la désignation d’un chef de gouvernement indépendant hautement qualifié en gestion des affaires publiques et qui aura toute la latitude de former un gouvernement de compétences hautement expérimentées dans la gestion stratégique des affaires publiques pour mettre en œuvre ce programme.
Comme je l’ai dit auparavant, les domaines d’intervention d’un tel programme sont nombreux. Les priorités à court et à moyen terme pouvant aider à relancer l’économie nationale du pays seraient les suivantes :
(i) Rétablir les équilibres des finances publiques pour soutenir la croissance et l’investissement et aider à ralentir l’inflation et la dette publique : rationalisation des dépenses publiques et contrôle des grands postes de dépenses dans la perspective de les réduire en termes relatifs, gestion dynamique de la dette publique, forte simplification de la fiscalité nationale et amélioration de la capacité du contrôle et de recouvrement, rationalisation des diverses subventions, etc.
(ii) Encourager l’investissement privé et l’entrepreneuriat des jeunes : pour soutenir la croissance et la création de l’emploi. Pour cela il faudra très rapidement éliminer toutes les entraves administratives et réglementaires à l’investissement, soulager la pression fiscale sur l’entreprise, éliminer les pratiques monopolistes ou oligopolistes et promouvoir la concurrence/compétition dans tous les secteurs productifs de biens et services privés, engager la restructuration du secteur financier pour soutenir d’une façon pérenne le financement de l’économie et en particulier celui de l’entreprise, mise en place d’un programme de développement et d’accompagnement de l’entrepreneuriat et de la petite et de la micro entreprise surtout dans les régions ;
(iii) Relancer et moderniser les secteurs productifs : le potentiel de développement de nos secteurs productifs est important qu’il faut rapidement mettre à contribution à travers la mise en place d’un programme spécial (réformes, investissements, et accompagnement ciblé) pour engager une forte reprise de ces secteurs (TIC, industrie, agriculture, tourisme, mines, énergie, etc.), la restructuration et l’amélioration de la compétitivité des secteurs exportateurs, l’amélioration rapide des services logistiques surtout au niveau des ports et aux frontières terrestres, l’activation de nouvelles politiques industrielles plus adaptées aux exigences de la transformation digitale en cours dans le monde.
(iiii) Améliorer les services publics sur l’ensemble du territoire : pour améliorer les conditions de vie de la population, créer de l’emploi et améliorer la compétitivité de l’économie. Un tel programme, unique en son genre consistera à mettre en œuvre un programme d’entretien et de mise à niveau de toute l’infrastructure économique (routes, ports, aéroports, barrages, réseaux d’irrigation, stations logistiques, eaux, assainissement, etc.), sociale et culturelle (équipements scolaires, santé publique, espaces culturels de tout genre, espaces et zones protégées, verts, etc.),. Ce programme inclura la refonte de la gouvernance et des méthodes de gestion de l’infrastructure publique pour améliorer la qualité de service, réduire les coûts et assurer la viabilité financière et la pérennité des services (autonomisation des agences de gestion, recrutement de vrais professionnels gestionnaires, rajeunissement des cadres, révision de la politique tarifaire, etc. ;
(v) Protection sociale, Capital humain et Emploi : Améliorer la qualité du système éducatif, Créer de l’emploi et Rationaliser la politique sociale du pays sont des priorités absolues. La mise en œuvre de ces priorités s’étalera sur de nombreuses années mais la définition du contenu des plans d’action de ces priorités ne peut plus attendre. A court terme, il nous faut donc mettre au point ces plans d’action, les expliquer à la population et mobiliser le soutien nécessaire car ils vont contenir de nombreuses réformes de fond.
La politique sociale doit être repensée pour améliorer la couverture sociale de la population tout en assurant la viabilité financière d’une telle politique. Les principaux domaines de réformes couvriront : la rationalisation de la politique des subventions, la réforme du régime des retraites publics et privés et de la couverture du régime de l’assurance maladie, la rationalisation du régime de la sécurité sociale et son financement. La politique d’emploi est étroitement liée à la qualité de l’éducation et à celle de la croissance (voir ci-dessus).
A court terme, outre la préparation d’une façon participative des réformes ci-dessus, il faut engager : une refonte des programmes de soutien à l’emploi pour les rendre plus efficaces (consolider, éliminer, concevoir de nouveaux programmes, etc.) et en améliorer la qualité de mise en œuvre, mettre en place un programme de formation/conversion accélérée de haute qualité pour les chômeurs diplômés pour mieux adapter leur qualification aux besoins actuels du marché du travail, lancer un programme de soutien au développement de l’enfance surtout dans les régions de l’intérieur du pays (crèches et jardins d’enfants) qui permettrait de promouvoir l’éveil des enfants de bas âges et créer des milliers d’emplois pour les jeunes diplômés surtout les femmes.
Enfin, la mère des réformes en Tunisie est celle du système éducatif du pays. La qualité sera l’objectif principal et le fil conducteur de toute action réformatrice dans ce domaine. Il faut capitaliser sur les nombreux travaux qui existent déjà pour aller directement dans la mise au point des plans d’action, leur validation par les partenaires et la programmation de leur mise en œuvre. A court terme, on engagera un plan de mise à niveau de l’infrastructure et des équipements scolaires, le démarrage d’un programme de formation continu des professeurs du primaire et du secondaire, la révision des programmes et des méthodes pédagogiques, l’équipement de tous les établissements en TIC y compris la mise à disposition d’instructeurs de qualité, etc.
Certains spécialistes de la question estiment que, l’économie de la Tunisie est toujours victime de la politique. Partagez-vous cette idée ?
Oui absolument. Le politique actuellement en charge de l’Exécutif est dans la petite manœuvre politique et la manipulation de l’opinion par des artifices de communication combinant les instruments modernes (réseaux sociaux) et des éléments de langage emprunté au discours Bourguibien que la majorité de la population tunisienne continue à vénérer. Le problème avec les gouvernants actuels est qu’ils n’ont toujours pas compris que la situation est très grave et qu’il faut cesser de jouer les luttes de positionnement politique et de récupération de l’Etat.
A aucun moment, les gouvernements Essid 1 et 2 ou Chahed 1 et 2 n’ont articulé un programme économique d’ensemble avec des objectifs clairs et chiffrés et des mesures concrètes à mettre en œuvre. L’accord de Carthage – que certains assimilent à un programme commun d’un gouvernement d’unité nationale -est une feuille de 3 pages annonçant les têtes de chapitre sous une forme très générale qui, s’il a été développé, aurait dû constituer une politique économique pour le pays. Tel n’était pas le cas, parce que l’objectif principal de l’initiateur de cet accord était purement politique : calmer la tension montante et se débarrasser du chef de gouvernement Mr Essid.
Le parti au pouvoir – Nida – a implosé et est rentré en crise dès les premiers mois suivant sa victoire électorale en 2014 – il n’était plus et il n’est toujours pas capable d’apporter le soutien politique nécessaire aux gouvernements. Les gouvernements “légitimes” élus et en place depuis 2015 ont été fabriqués pour servir des desseins politiques et non pour améliorer la situation économique et sociale du pays.
Il suffit d’examiner leur composition (manque de leadership, de compétences et d’expériences, les membres du gvmnt sont porteurs d’orientation économiques contradictoires, etc., Il n’y a ni programme et encore moins du courage politique pour convaincre ou résister à tous les partenaires sociaux et économiques afin que l’intérêt général puisse l’emporter à tout moment sur les intérêts corporatistes.
La Tunisie a repris le chemin de l’endettement, que peut-il se passer si la Tunisie perd en crédibilité quant à sa capacité à honorer ses remboursements de dettes extérieures ? Selon vous, ce recours à l’endettement extérieur est- il vraiment aujourd’hui une bonne décision à prendre pour régler la situation financière du pays ?
Le recours à l’endettement public est une pratique courante par tous les gouvernements du monde. Toutefois, cette pratique obéit à quelques règles de base pour ne pas mettre en danger l’équilibre des finances publiques et le développement du pays surtout quand on est en voie de développement et sans ressources naturelles importantes. La dette publique doit financer des investissements et donc du développement ; son montant non encore remboursé ne doit pas dépasser 60% du PIB pour ne pas alourdir les dépenses publics et limiter les investissements publics ; et enfin il faut limiter le recours à la dette pour ne pas tomber dans l’accoutumance et la facilité au lieu de bien gérer les ressources publiques, bien définir les priorités et limiter le gaspillage.
De ce point de vue, le recours à l’endettement pendant la période de transition pourrait se justifier – et encore !- le perpétuer voir l’accélérer après 2014 me parait une politique dangereuse. Aujourd’hui un peu plus du quart de notre budget va au remboursement de la dette publique, presque autant que le budget d’investissement. A ce stade, la marge de manœuvre budgétaire du gouvernement est quasi nul.
Avec le train de vie de l’administration actuelle, on ne peut limiter le déficit budgétaire et encore moins l’endettement public. Voilà le danger qui nous guette. Quant à la possibilité de défaut du pays, je ne le pense pas. La Tunisie a toujours honoré ses dettes même pendant les périodes les plus difficiles. Rappeler vous au milieu des années 80. La majorité des pays en développement ont eu recours à des échelonnements et des annulations sauf la Tunisie. N’ayez crainte, la Tunisie honorera ses dettes. Le coût d’une telle politique sera supporté par la population, comme par le passé, au prix de moins de croissance et de plus de chômage.