Un collectif marocain de membres de la société civile, constitué de chercheurs, d’économistes et d’enseignants entre autres, estime qu’il est temps de « répondre en profondeur aux attentes exprimées par la campagne de boycott pour l’actualité et le devenir du pays, et de tirer les leçons du passé et de ce qui est en train d’advenir depuis huit semaines ». Voici le communiqué en intégralité.
Maroc, le 14 juin 2018
Nous, soussignéEs, actrices et acteurs civils et politiques, interpellés par les divers mouvements de protestation sociale de nos concitoyennes et concitoyens dans les diverses régions du pays, dont le dernier en date est la campagne actuelle de boycott de divers produits, déclarons ce qui suit:
- Les manifestations populaires de ces dernières années et les formes diverses qu’elles ont revêtu constituent une protestation légitime contre l’état général du pays. Après l’élan d’espoir de 2011, le capital de confiance s’est graduellement érodé, du fait des déceptions successives, dues en particulier à l’abandon des promesses de lutte contre la corruption et le système de rentes, à la dégradation des secteurs sociaux et au maintien en veilleuse des institutions de gouvernance,
- C’est ce qui a conduit à des mouvements sociaux dans plusieurs régions du pays. L’Etat y a répondu à chaque fois de la même manière : il commence par faire la sourde oreille, puis il passe à l’intimidation et aux accusations de trahison, puis revient aux tentatives de dialogue, avant de recourir aux menaces qui finissent en répression souvent disproportionnée.
- La campagne de boycott qui a commencé il y a huit semaines, tout en s’inscrivant dans ce cadre général, a innové en permettant aux citoyennes et citoyens de toutes conditions et dans toutes les régions de s’exprimer et de s’inscrire dans le mouvement social. Elle a en outre mis à nu les limites de la politique du tout-répressif comme moyen d’endiguer les protestations et à en neutraliser les effets matériels.
- Cette campagne représente un mouvement de protestation de masse sans précédent. Pour la première fois, le boycott s’impose sans équivoque sur les scènes politique, économique, sociale et culturelle. Et cela parce qu’il exprime d’une manière collective les souffrances de larges pans de la société et qu’il présente en toute clarté et simplicité les causes de la colère populaire : baisse du pouvoir d’achat et montée des inégalités sociales, système de rente et de corruption, et misère des politiques sociales. Le boycott présente en outre l’avantage ultime de ne pas donner prise à la répression que l’Etat mobilise régulièrement contre les protestataires.
- Depuis 2011 la réponse de l’Etat aux mouvements de protestation s’est systématiquement caractérisée par l’indifférence, la répression et l’éviction. Cela a été le cas à l’égard du mouvement du 20 Février, des divers mouvements politiques d’opposition, des activistes de la société civile, des jeunes du Hirak du Rif, de Jerada, de Zagora et d’autres régions, et de la presse indépendante. Cette politique a exacerbé chez nombre de ses victimes et de leurs consorts la disposition à appuyer toute contestation gênante pour l’Etat, à fortiori lorsqu’elle peut se faire sans prise de risque. L’affaiblissement programmé de toutes les institutions de médiation et l’érosion du capital de confiance ont fait le lit de la contestation généralisée. Une des conséquences de cette perte de confiance est de rendre peu crédibles l’information officielle face à toute rumeur, fondée ou pas, véhiculée par les réseaux sociaux, ce qui alimente d’autant la colère populaire.
- La décrédibilisation des mass média a privé le pays d’un moyen efficace et nécessaire du débat démocratique. Les médias publics se contentent d’une couverture superficielle, et refusent de donner la parole aux analystes et aux intervenants de tous bords pour un débat profond et contradictoire à propos de la crise actuelle (faire le diagnostic de la situation, en rechercher les causes et en proposer les pistes de solutions). Cela a intronisé les réseaux sociaux quasiment en unique arène d’un débat que les médias publics sont sensés initier et promouvoir.
- La campagne de boycott a également révélé l’incapacité totale du gouvernement à gérer les incidences de ce mouvement de protestation / revendication. Les sorties irresponsables de certains de ses membres, son silence radio total au début de la campagne, sa rétention de l’information, l’ont réduit à un rôle de défense des entreprises concernées. Les entreprises concernées n’ont pas réagi de manière appropriée car elles n’ont pas saisi les changements structurels et stratégiques dont le mouvement est porteur, la mutation qu’il révèle dans les formes de protestation, et le refus du maintien ou du retour au statu quo ante.
- Le discrédit a été aggravé par la fuite de leurs responsabilités des autres institutions. Le parlement a trop tardé à présenter le rapport de la commission d’information des députés sur les prix de vente des carburants, qui a révélé les profits exorbitants et indécents engrangés par les compagnies de distribution depuis la « libéralisation » des prix. Les prix étaient restés déconnectés de la baisse sur le marché international, et l’absence d’un conseil de la concurrence ou d’un moyen de contrôle efficace quelconque y a été certainement pour beaucoup. Mais la commission parlementaire n’a pas trouvé judicieux de formuler des recommandations et de préconiser par exemple des formes de remboursement de ces sur-profits au bénéfice des secteurs sociaux prioritaires. De même, la commission a préféré occulter les forts soupçons d’entente illicite sur les prix de vente violant de manière flagrante les lois et usages de la saine concurrence, privilégiant ainsi les calculs partisans au détriment de l’intérêt général.
- La politique de la sourde oreille suivie par les autorités publiques vise à l’évidence à laisser le mouvement populaire s’essouffler, plutôt que de travailler à corriger les causes du malaise et traiter les revendications et les attentes légitimes des citoyens. Il est maintenant avéré que ces expédients ne peuvent constituer une alternative à la recherche de vraies solutions, et que les mouvements protestataires ne pourront à l’avenir que se multiplier et se doter de modalités inédites.
- Il est impératif par ailleurs de mettre en garde contre le risque de dévoiement de la campagne de boycott. De la défense d’intérêts légitimes des citoyens visant une société où règne l’égalité, la cohésion et la justice sociale, elle peut être fourvoyée dans des surenchères qui lui ôteraient sa légitimes et son efficacité.
- Le sens des responsabilités nous commande à toutes et à tous de faire de cette crise l’occasion de corriger la situation et d’oeuvrer à en sortir par le haut, en préconisant des actions immédiates et en indiquant les approches pertinentes et les initiatives requises pour le rétablissement de la confiance, prérequis à la réponse efficace aux revendications légitimes d’aujourd’hui et de demain.
- Nous, soussignés, souhaitons attirer l’attention sur la gravité de la situation actuelle de notre pays, dont la campagne de boycott ne constitue qu’une des manifestations saillantes. Si cette campagne a révélé les limites de la politique du tout répressif face aux mouvements sociaux, il convient de mettre en garde contre la fuite en avant que constitue la répression tous azimuts. Nous appelons à considérer que la campagne de boycott, qui fait suite à la fin de non recevoir face à leurs nombreuses autres manifestations, est une modalité d’expression de leur colère et de leurs frustrations devant leurs conditions sociales et économiques qu’ils trouvent intolérables. Ces huit semaines de boycott méritent d’être l’aiguillon pour reconsidérer les réalités et les perspectives du pays.
Les signataires:
bdelaziz Nouaydi avocat
Abdelilah Benabdeslam, Militant associatif
Abdeljalil Toulaïmate, Auteur
Abdelkader Berrada économiste
Abdellah Hammoudi, enseignant chercheur
Abdelmoughit Benmessaoud Tredano, Enseignant chercheur
Abdessamad Saddouq, ingénieur
Abdullah Abaakil chef d’entreprise
Adil Benhamza, Auteur
Adnane Jazouli, Universitaire, militant associatif
Ahmed Assid, enseignant chercheur
Ahmed Bernoussi, SG de Transparency Maroc.
Ahmed Bouziane, Enseignant chercheur
Ahmed El Bouz, Chercheur
Ahmed El Haij, militant associatif
Ahmed Sbaï homme politique
Aïcha El Khidani, enseignante chercheuse, militante associative
Anas El Hasnaoui: acteur associatif
Ayad Ablal Auteur, chercheur
Azzeddine AKESBI, économiste,
Bachir Rachdi chef d’entreprise
Belghazi Taieb Enseignant chercheur
Bichr Bennani / Éditeur
Driss Ksikès , Enseignant chercheur, dramaturge
Essedik Lahrech, militant associatif
Fadel Abdellaoui chef d’entreprise
Fatem Zahra Chafiai, militante politique
Fatema Yahyaoui, Enseignante chercheuse
Fatiha Aarour, journaliste
Fatima Ifriqi, journaliste
Fouad Abdelmoumni, militant associatif
Fouad Zirari, militant associatif
Ghassan Waïl El Karmouni, jounaliste
Hassan Chami chef d’entreprise
Hassan Tariq, Enseignant Chercheur
Hayat Zirari enseignante chercheure.
Hosni Almokhliss, Dramaturge
Kamal EL Mesbahi, économiste.
Karim Tazi militant associatif
Khadija Hasala, Enseignante chercheuse
Khalid Forkani, cadre
Latifa Bouhsini Enseignante Chercheuse
Layachi Takerkra, militant associatif
Maati Monjib, Enseignant chercheur
Mariem Benkhouya, militante associative
Mohamed Madani : Enseignant, chercheur
Mohammed Benhemmou, acteur politique
Mohammed Echoubi, dramaturge
Mohammed El Aoud, Ingénieur
Mohammed Hafid enseignant chercheur
Mohammed Saïd Saadi, Economiste
Mohammed Sassi enseignant chercheur
Mostafa Meftah, Acteur politique
Nabila Mounib SG Parti socialiste unifié
Naïma Benwakrim, Militante associative
Naïma Zitane, auteur dramaturge
Najat Chentouf avocate ; militante associative
Najib Akesbi économiste
Noureddine El Aoufi, Economiste
Omar Balafrej parlementaire
Omar Bendourou enseignant chercheur
Othman Makhon, militant associatif
Rachid El Belghiti, journaliste
Rachid Filali Meknassi, juriste
Rokia Achmal , Militante asociative
Rokia El Mossadeq , Enseignante chercheuse
Saad Benkirane Acteur associatif
Saïda El Kamel Journaliste
Saloua Zerhouni, enseignante chercheuse
Taïeb Hamdi Médecin
Yassine Bazzaz militant associatif
Younes Benkirane auteur
Youssef Laarej, Acteur associatif.