par Dr Daby POUYE, Docteur en finance
On ne gagne pas une guerre avec les soldats des autres. C’est d’abord aux investisseurs et entrepreneurs africains de construire la réputation financière africaine. Et c’est aux États africains de mettre en place des mesures concrètes permettant d’accompagner de façon efficiente cette participation des acteurs financiers africains. Des paroles et des actes, voilà ce dont nous avons besoin pour assoir notre réputation financière.
La mise en place de la ZLEC (Zone de Libre-Échange continentale) dont l’accord a été signé le 21 mars 2018 par 44 pays africains (soit une zone estimée à 3000 milliards de dollars de production et 1,2 milliard d’individus) à Kigali devra permettre, à travers la mise en place d’une véritable stratégie intracommunautaire et inclusive de développement industriel, l’émergence d’entreprises locomotrices capables de faire face à la concurrence internationale. Le processus est enclenché. Ce défi réalisable devra s’accompagner de la consolidation de la réputation financière des places africaines, condition du renforcement de la reconnaissance de l’expertise financière africaine.
Le renforcement des flux physiques intra zone devra s’accompagner aussi, toutes choses égales par ailleurs, d’une augmentation des flux financiers et donc in fine d’une accélération et d’une amélioration quantitative et qualitative des investissements directs étrangers intracommunautaires. Il s’agit de s’appuyer sur le secteur privé dans une démarche de PPP incluant d’une part l’accompagnement des États africains (surtout en termes d’apport de garantie dont a besoin le secteur privé notamment à travers les IFD1) une participation conséquente du privé notamment dans les projets d’infrastructure et se doter en même temps de places financières et donc d’investisseurs institutionnels de proximité capables d’accompagner financièrement et de manière efficiente le mouvement.
L’existence de places financières africaines est une condition sine qua non d’une réelle indépendance économique et d’un indispensable contrôle de notre politique économique. Et parmi les déterminants d’une place financière figure la réputation. Il faut donc amorcer la déconstruction2 de la réputation financière de l’Afrique.
Il faut déconstruire l’image actuelle de l’Afrique et s’appuyer sur les réussites financières pour conforter l’image d’une expertise financière africaine en construction. Après un périmétrage d’une notion polysémique, nous commencerons par décrire l’image actuelle à déconstruire avant de finir sur les éléments qui nous semblent important de développer pour affirmer l’image l’expertise financière de l’Afrique. Déconstruire pour reconstruire, déconstruire et reconstruire.
Il s’agit d’Affirmer et de Montrer l’Expertise Africaine comme Vecteur de la Réputation des Places Financières Africaines : l’enjeu est de taille.
La réputation : un concept polysémique.
Le rôle de la réputation dans la formation de la crédibilité d’une place financière est incontestable. En effet, comme l’atteste notamment son intégration dans les critères de classement des places financières par GFCI3, la réputation est une variable à prendre en compte pour toute place financière désireuse d’élaborer une stratégie de positionnement au niveau international.
Mais avant d’en analyser son impact et l’urgence pour l’Afrique de sa déconstruction dans l’optique du renforcement de sa crédibilité, il convient tout d’abord de définir les contours d’une notion polysémique difficilement périmétrable. Dans les sciences de gestion, la réputation est vue comme une ressource intangible ayant un impact significatif sur la performance.
Si au niveau académique, il n’existe pas de consensus sur la définition de cette notion, on peut néanmoins partir de la définition de Fombrun (1996) pour mettre l’accent sur les éléments qui nous serviront de fil conducteur dans notre développement. En effet, ce dernier définit la réputation comme « A perceptual representation of a company’s past actions and future prospects that describes the firm’s overall appeal to all of its key constituents when compared with other leading rivals ».
Cette définition appelle les remarques suivantes : d’une part, la réputation est le fruit d’une perception ; d’autre part, dans sa dimension d’identité sociale, la réputation est le résultat de la somme des perceptions de tous les stakholders ; et c’est enfin un critère de classement. Quel que soit l’angle choisi, il existe un consensus sur l’existence d’une corrélation positive entre réputation et crédibilité.
L’image de l’Afrique et son impact dans la réputation des places financières africaines.
La réputation de l’Afrique et de ses places financières sont indissociables. Cette réputation doit être appréhendée tant sur le plan global que sur le plan individuel. Et incontestablement, en ce qui concerne cette dimension, l’Afrique accuse un retard très important. En effet, l’importance de la communication a été considérablement négligée. Aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, les termes qualifiant la réputation de l’Afrique ont toujours été et demeurent encore peu flatteurs.
– Concernant la question de la perception, aujourd’hui les acteurs qui font et défont l’image sont majoritairement situés dans les places financières européennes et méconnaissent volontairement (ce qui conforte la position dominante des places financières occidentales et les avantages qui vont avec) ou involontairement (ce qui nécessite un travail de communication pour expliquer l’expertise financière africaine) de l’Afrique. Qu’en-est-il de cette image ?
- Concernant la dimension collective, nous avons d’une part les médias occidentaux habitués au « sensationnalisme » et toujours prêts à mettre l’accent sur les faits divers qui sont là pour faire diversion en occultant les avancées africaines en matière d’ingénierie financière et d’autre part, les africains qui renforcent cette image en investissant systématiquement en occident, aidés, il faut le dire par l’absence de mesures de protection des investisseurs au sein de nos États.
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Les articles des journaux précédant les modifications positives de la position des places financières africaines dans les classements opérés par les différents services de notation (notamment le GFCI) de l’attractivité des places financières mettent l’accent sur « l’exploit » réalisé par ces dernières. Comme si à travers cette « surmédiatisation », on voulait montrer le caractère « anormal » de la nouvelle position prise par telle ou telle place financière africaine. C’est donc une façon implicite de dire qu’il y a la « cour des grands qui, de temps en temps accepte quelques brebis égarées ». C’est toute l’importance des mots et de leur impact dans le conscient et le subconscient.
La combinaison de cet ensemble permet de dire qu’aujourd’hui l’Afrique est perçue comme un continent « sous-développé » (ou en voie de développement ou encore en développement) comparativement aux pays dits développés.
Cette perception est renforcée par le matraquage médiatique dans lequel les expressions associées à l’Afrique sont systématiquement « mauvaise gestion », « manque de maturité », «manque d’expertise».
Du coup, les différentes institutions financières africaines ont toujours été considérées comme devant être « accompagnées, aidées, soutenues » par des « experts internationaux » qui savaient mieux qu’elles ce dont elles « souffraient ». De ce fait, les organisations financières africaines privées comme les institutions de régulations peinent à s’imposer au niveau international comme des structures crédibles.
La mise en place de places financières attractives passera donc par la “dé“construction de la réputation de l’Afrique : déconstruire et reconstruire car la réputation est un construit social individuel et collectif qui met en jeu d’une part la perception que les africains ont de leur continent et d’autre part l’image que l’Afrique renvoie au monde.
Le premier point peut être résumé en une phrase lapidaire : « les africains croient en l’Afrique, aiment l’Afrique mais… ne lui font pas confiance ». Concernant le deuxième aspect, l’image de l’Afrique est relatée en des termes peu élogieux. Sur le plan managérial, l’Afrique est décrite comme un continent caractérisé par une mauvaise gestion et une instabilité économique, sociale et juridique. Cette image, distillée depuis des décennies, crée, à l’extérieur, des perceptions cognitives et émotionnelles négatives sur l’Afrique.
Une réputation financière à construire via un encrage africain levier d’une ouverture gagnante.
La réputation financière africaine est en construction et en bonne voie. Il s’agit d’une part de mettre l’accent sur les succès actuels et d’autre part de mettre en place les conditions de son renforcement.
• Dans un premier temps, il faut s’appuyer sur l’émergence de véritables hubs financiers aujourd’hui en Afrique. Incontestablement on assiste au renforcement de la réputation de certaines places considérées de plus en plus comme de véritables hubs financiers. Dans le classement 2017 des 96 places financières les plus compétitives de GFCI on retrouve la City de Casablanca, première place financière africaine à la 32ème place devant Johannesburg, 52ème et Maurice 56ème. Ce qui permet à Said Ibrahimi, directeur général de Casablanca Finance City Authority (CFCA), de considérer l’intégration de CFCA dans le top 40 du classement mondial des places financières incontestablement comme un facteur d’amélioration de la réputation de la place financière marocaine et un renforcement de sa crédibilité de place financière mondiale.
Aussi et de façon stratégique et concertée, il faut consolider certaines places financières et en faire des hubs capables de rivaliser avec les plus grandes places financières internationales. Il s’agit par exemple pour l’Afrique de l’Ouest du Nigéria et du Maroc, l’Afrique du Sud pour la région Australe et enfin le Kenya pour la zone Est de l’Afrique. Et dans un deuxième temps, choisir un pays cible dans chaque zone de façon à en faire un spoke et obtenir ainsi un maillage financier efficient et capable de soutenir la croissance africaine.
• Un autre moyen pour renforcer la réputation réside dans le développement du commerce intracommunautaire. Pour enfoncer des portes ouvertes, il est utile de rappeler cette évidence : « on ne gagne pas une guerre avec les soldats des autres ». Plusieurs pistes pour favoriser le renforcement de notre enracinement économique et financier local pour mieux affronter la concurrence internationale. Aujourd’hui les flux de capitaux qui viennent soutenir une croissance économique africaine parmi les plus élevés attestent des bonnes perspectives de développement. Globalement les mesures mises en place dans certains États africains favorisent un allègement du poids de la contrainte étrangère dans l’endettement de nos nations. L’exemple du Maroc mérite d’être souligné. En effet, depuis une vingtaine d’années, le Maroc a opté pour le renforcement de la part domestique de sa dette au détriment de la part accordée à l’étranger. Du coup cette nouvelle donne dessert l’étau que représente le poids des investisseurs étrangers dans les orientations économiques du Royaume. Un exemple à benchmarker.
• La première urgence pour renforcer la réputation des places financières africaines est donc de consacrer l’essentiel de nos efforts dans la mise en place de mesures visant à attirer et conserver durablement les investisseurs africains de l’intérieur et de la diaspora. Comment ? Il faut mettre en place un véritable cluster financier à destination des entreprises africaines et renforcer le droit des investisseurs africains par des mesures fiscales attractives et une plus grande protection de leur investissement et pourquoi pas, sauvegarder l’anonymat qui n’est pas forcément synonyme de blanchiment. Les réformes de nos institutions doivent aller dans ce sens.
• Les années 2000 permettent incontestablement de prouver que l’Afrique est devenue une zone attractive et crédible pour les investisseurs. En effet, en 2005, l’opération de cession de celtel4 pour près de 3,5 milliards de dollars US marque l’intérêt du capital investissement en Afrique. Depuis, l’augmentation croissante des sommes mobilisées par différents fonds d’investissements dans des opérations de cessions, de participations constitue une preuve que les indicateurs de performances, économiques financières, sociales et sociétales sont en nette progression. Il faut donc non seulement mettre l’accent sur ces succès mais aussi et surtout les accompagner par la mise en place d’une stratégie de vulgarisation à travers des médias financiers capables de relayer les bonnes informations financières.
Pour résumer, il convient de souligner le fait que la réputation est un processus social qui se construit dans un réseau d’échange. La confiance des parties prenantes au rang
desquels il convient d’accorder une place particulière aux investisseurs africains, est un vecteur de renforcement de cette réputation.
La réputation passera donc par la confiance au système financier africain. Les premiers acteurs locomoteurs de cette confiance sont et seront les africains eux-mêmes.
Conclusion :
Déconstruction et construire la réputation des places financières africaines est un facteur d’émergence et de densification de fonds d’investissements africains indispensable à l’accompagnement de la croissance africaine et permet d’attirer durablement les investisseurs africains (de l’intérieur comme de l’extérieur) et étrangers. Fruit d’une perception interne et externe de l’Afrique et de la qualité de son expertise, la réputation des places financières africaines est un construit à la fois individuel et collectif. C’est un enjeu de taille et c’est entre les mains des africains.
Dr Daby POUYE.
Docteur en Sciences de Gestion Spécialité Prospective, Innovation, Stratégie, Organisation.
Les notes
1-Les institutions financières de développement peuvent servir de garantie permettant l’octroi de fonds à des structures africaines porteuses de projets viables mais « méconnus » par le système de financement traditionnel.
2 -Il s’agit de déconstruire l’image actuelle pour construire l’image d’une Afrique financière en marche.
3-The Global Financial Center Index est un indice réalisé par le Think tank Y/Zen de Londres. C’est une référence en matière de classement des places financières mondiales en termes de compétitivité. L’indice prend en compte d’une part les données de l’environnement économique du centre financier, le niveau de développement de son secteur financier, le capital humain disponible, les infrastructures et enfin la réputation et d’autre part, l’avis de 3500 professionnels des services financiers.
4-Celtel est un opérateur de téléphonie mobile créée en 1998 par Mo Ibrahim richissime homme d’affaire soudanais.