Rencontré dans le cadre des Journées européennes du développement 2018 à Bruxelles, Abdou Samb, Président de FRS Consulting et expert auprès de la Commission européenne pour les questions liées notamment à l’innovation, livre son point de vue sur les bouleversements apportés par le numérique sur le continent dans cet entretien exclusif accordé à Financial Afrik
Propos recueillis par Szymon Jagiello, correspondant aux affaires européennes de Financial Afrik
Comment caractériseriez-vous le milieu entrepreneurial africain dans le monde du numérique ?
Tout d’abord, permettez-moi de mentionner le nouveau paradigme qui s’installe progressivement en Afrique et qui tend à complètement modifier la société africaine et donc l’entreprenariat. En effet, nous sommes passés d’une époque marquée par une attente très forte envers le monde politique à un nouveau cycle dans lequel les initiatives émanent plus largement de la société civile y compris de la diaspora. C’est un total renversement de pratiques ! Cela se traduit notamment chez les jeunes qui s’approprient cette évolution en se définissant aujourd’hui comme des africains, sans référence spécifique à leur nationalité d’origine. Or, quand on parle de l’entreprenariat africain, on parle forcément de la jeunesse africaine, ce qui ne m’évoque qu’un seul adjectif : décomplexé. A l’image de la dynamique entrepreneuriale qu’ont connue l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie, le milieu africain est extrêmement dynamique, créatif, disruptif et même audacieux. Cette jeunesse ne recule devant rien. Elle est portée par la seule volonté d’apporter des solutions à la pointe de la technologie à des problématiques quotidiennes et parfois séculaires dans tous les domaines. En adoptant ce tout nouvel état d’esprit, elle transforme à une vitesse inattendue, l’ensemble de la société, et ce aux vues du monde entier, souvent abasourdi d’utiliser des nouvelles technologies ou applications créées et déjà en service en Afrique.
Quel exemple concret sur le terrain illustre le mieux vos propos ?
Pour prendre concrètement la mesure de la réponse qui pourrait être apportée à votre question, il faut se rendre au CChub de Lagos. Il réunit une cinquantaine de jeunes entrepreneurs tous animés d’un formidable enthousiasme et d’une détermination sans bornes pour partager ensemble sur les avancées des nouvelles technologies afin d’apporter des solutions créatives aux défis sociaux que connaît le Nigéria. Cette plateforme a réussi à réunir des start-up, des scientifiques, des investisseurs, les pouvoirs publics, … c’est tout un écosystème ultra dynamique qui se crée. Son aura a largement dépassé le continent africain. Songez que même Marc Zuckerberg de Facebook a voulu les rencontrer en août 2016. C’est cette créativité, cette volonté de co-construction basée sur le digital qui bâtit chaque jour un nouveau monde entrepreneurial en Afrique, totalement décomplexé !
Lorsqu’on fait un petit état des lieux et comme votre exemple le souligne, on a l’impression que l’Afrique anglophone a plus d’avance et que les entreprises issues de ces régions, à l’instar de la kenyane M-Pesa, ont une plus grande aisance à s’internationaliser par rapport à l’espace francophone. Pourquoi ?
C’est un état de fait. La dynamique entrepreneuriale des pays anglophones est plus tournée vers l’international. Est-ce dû au caractère international de la langue anglaise ? On peut légitimement se poser la question quand on regarde le Rwandais ou le Cap vert, qui ont chacun adopté l’anglais comme langue officielle au détriment du français et du portugais. Mais, se limiter à ce constat revient à croire que la situation est figée. Or, un vent de changement souffle aujourd’hui sur l’Afrique toute entière. En effet, cette nouvelle génération d’entrepreneurs privés, en rupture avec le passé, est consciente que l’Afrique elle-même détient en son sein, les richesses nécessaires pour hisser le continent au niveau mondial, qui sera prochainement le sien. Ce n’est pas un hasard si des rencontres internationales réunissant les acteurs du digital ne cessent de se multiplier dans les plus grandes capitales francophones ou anglophones. Le Sénégal à ce titre est particulièrement dynamique dans l’accueil et l’organisation de Tech rencontres et de iConférences. Ceci contribue à accentuer le nombre de dirigeants, qui réussissent à lever des fonds en Europe ou aux Etats-Unis. Comme vous le notez, je suis assez confiant. Si des nuances subsistent entre ces deux Afriques, elles tentent progressivement à s’estomper. Une dynamique est réellement installée.
Dans son ensemble, l’Afrique surprend beaucoup de monde par sa capacité à adopter les nouvelles technologies numériques. Qu’est-ce que l’Europe peut apprendre de l’expérience africaine ?
Ce qui caractérise fondamentalement la vision africaine, c’est que l’entrepreneur conçoit son innovation en se posant deux interrogations aux valeurs créatrices : tout d’abord, que puis-je apporter pour améliorer, simplifier la vie quotidienne, et ensuite comment une population majoritairement profane aux nouvelles technologies pourrait adopter mon innovation le plus rapidement possible. En orientant dès la conception du projet d’innovation, le produit à son marché, et à son public cible, l’entrepreneur augmente les chances de succès en apportant une solution vraiment adaptée aux besoins rencontrés et en prévoyant de plus, une utilisation des plus aisées. C’est le cas d’AC Group au Rwanda, qui propose des solutions pratiques et sécurisées de paiement des transports publics et d’Intouch au Sénégal qui transforme l’accès aux services digitaux. Chacune d’entre elles a le souci de créer des produits simples, intuitifs, peu coûteux et faciles à adopter pour un marché de masse. C’est en diffusant cet état d’esprit que l’expérience africaine peut aider l’entreprenariat européen. En effet, en Europe, il n’est pas rare de rencontrer des dirigeants de start-ups qui ont développé une application ou autre support digital avec de nombreuses ambitions, mais qui s’adressent à un marché de niche trop limité, ou qui présentent des contraintes techniques ou budgétaires qui compromettent son utilisation. Vous le voyez, à nouveau, c’est le caractère décomplexé qui est à adopter !
En parlant d’Europe, les institutions de Bruxelles ont récemment adopté une nouvelle stratégie, le Digital4Development, qui identifie l’Afrique comme un territoire prioritaire de coopération par le biais du numérique. En quoi celle-ci se différencie-t-elle des précédentes politiques de développement et s’adapte-t-elle au contexte africain ?
On pourrait effectivement se demander ce que cette nouvelle stratégie apporte par rapport aux précédentes. Mais est-ce le réel enjeu ? De mon point de vue, la priorité est que les institutions européennes modifient complétement leur regard sur l’Afrique et leur mindset sur le marché africain pour ne pas reproduire le cas asiatique. L’Afrique est un marché, un très gros marché avec une démographie exceptionnelle dans son nombre mais également dans sa constitution avec une population jeune et en forte croissance. Aborder le sujet africain par des politiques dites d’aide au développement est aujourd’hui une hérésie. Le nouveau paradigme de la relation économique Europe-Afrique doit être la coopération. En effet, l’Afrique a aujourd’hui de vrais arguments en termes d’agilité, d’adaptabilité et de rapidité pour aborder une collaboration d’égal à égal avec l’Europe. Le Vice–Président de la Commission européenne, Andrus Ansip a bien compris l’Afrique. Je dirais même que son expérience ministérielle en Estonie, pays entièrement dédié au digital, lui a donné une proximité intellectuelle pour appréhender les bouleversements positifs induits par le numérique. C’est fort de cette conviction que la stratégie Digital4Development a identifié l’Afrique comme le partenaire clef de l’Europe pour la coopération sur le digital. Maintenant, au-delà des mots, il faut entrer dans le concret des actions et lancer un dialogue « d’égal à égal » pour ensemble construire une nouvelle ère. Quoiqu’il en soit, l’Afrique poursuit son chemin.
Le programme mentionné prend-il en considération une coopération avec l’Alliance Smart Africa, un réseau dont l’objectif est de rapprocher le secteur privé et les gouvernements africains autour du développement de l’internet en Afrique ?
Smart Africa représente une des plus belles initiatives pour instaurer une plus forte intégration africaine, dans le digital notamment. Elle présente un certain nombre de qualités pour être un interlocuteur de premier plan dans le dialogue de coopération avec l’Europe. Toutefois, il me semble que l’Union africaine devrait naturellement prendre ce rôle. Cela suppose bien évidemment de renforcer le poids politique et économique de cette organisation. Tout l’enjeu est de savoir si les Etats africains en ont la volonté et si l’Europe est prête à sortir des relations bilatérales et donc individuelles, pour entrer dans une relation d’inspiration plus fédérale Commission européenne-Commission de l’Union africaine. C’est uniquement dans ce cadre, que l’Europe pourrait accompagner l’Afrique dans la mise en place de politiques de financement d’entreprises et d’innovation efficaces et pérennes, à l’image des PCRD (Programme-Cadre de Recherche & de Développement) dont les grandes lignes du 9e programme, Horizon Europe, lancé en 2021, viennent d’être dévoilées. Il devrait d’ailleurs offrir plus de possibilités de soutien aux projets africains. En complément, chaque pays pourrait mettre en place des outils de financement de l’économie à l’image du PIA (Programme d’Investissement d’Avenir) en France.
Enfin, plusieurs états membres de l’UE, notamment la France qui vient d’annoncer le lancement du digital4Africa, ont récemment adopté des stratégies de développement en donnant une place prépondérante au numérique pour l’Afrique. Cette situation donne le sentiment que ce domaine serait le seul moteur de croissance sur le continent. Ne craignez-vous pas que l’on risque d’assister à une dévalorisation des autres secteurs d’activités aux yeux des investisseurs et partenaires étrangers ?
La tentation de le penser pourrait effectivement être forte. En revanche cette question a le mérite de poser le bon regard sur le digital, qui n’est pas un sujet vertical mais plutôt transversal, dans le sens où il s’adresse à tous les secteurs. Vous l’aurez noté aujourd’hui on parle de Agritech, de Healthtech, de Medtech, d’Environmentech, ou encore de Fintech. On se rend compte qu’en favorisant le digital, on entraîne tous les secteurs grâce à une approche disruptive, ce qui dynamise complètement l’économie. Le digital nous fait entrer aujourd’hui dans le monde de demain. Les investisseurs publics et privés l’ont bien compris en multipliant les occasions de rencontres et de pitchs avec des start-up, incubateurs, hubs et pépinières africains pour identifier et soutenir les projets les plus ambitieux. Encourager la participation ou le soutien financier des entreprises du digital revient à développer l’ensemble des secteurs d’avenir qui transforment l’économie et donc notre quotidien. C’est certainement une voie que le monde politique aurait tout intérêt à explorer. Et si c’était celle permettant l’émergence de l’Afrique comme leader mondial ?
Propos recueillis par Szymon Jagiello