« Un pays africain qui arrive à lever 2000 milliards de FCFA sur le marché international est très loin d’être en banqueroute »
Expert international en finance, le banquier d’affaires Moustapha Sow analyse les enjeux qui se posent à l’Afrique tels que le financement de son développement, les investissements directs étrangers et le transfert de technologies. M. Sow, diplômé de la prestigieuse université canadienne McGill, ancien Directeur Afrique de Iciec – Groupe Banque islamique de développement et fondateur de la banque d’affaires SF Capital, estime que l’eurobond de 2,2 milliards de dollars levé par le Sénégal en mars dernier, illustre la bonne santé de son économie ; mais surtout montre que l’Afrique est une destination privilégiée par ceux qu’on appelle les « savvy-investors » (investisseurs chevronnés).
Quel rôle joue une banque d’affaires comme Sf Capital dans le système bancaire ?
Sf capital est une banque d’affaires, ou « Investment bank » dans le jargon anglo-saxon. Les banques d’affaires ont comme principal rôle « le conseil ». Par exemple dans les fusions-acquisitions, elles évaluent et valorisent les entreprises à vendre ou à acheter ; ces actions permettent à l’investisseur de faire le meilleur choix. Elles conseillent aussi les entreprises sur les meilleures structurations financières à adopter pour lever des fonds (dette, émission d’actions et/ou d’obligations). Le même service est offert aux Etats qui veulent lever de la dette, qui veulent adopter les meilleurs modèles de Ppp afin de combler leur besoin de financement en infrastructure.
Nos pays souffrent du manque de ressources longues pour financer leur développement. Quelle solution préconisez-vous ?
Les solutions sont nombreuses. Premièrement, trouver un moyen pour mieux capitaliser sur nos épargnes publiques (maison de pensions de retraites, assurances, etc.). On parle de 400 milliards de dollar sur tout le continent. Deuxièmement, trouver les meilleurs mécanismes de Ppp possible. Puis combattre la fuite des capitaux, par exemple 80 milliards de dollars quitte l’Afrique par an (les impôts non payés des multinationales représente 60% de cette somme). Sans oublier le recours au marché financier international.
Cependant, il est important que les Sénégalais comprennent les avantagesqu’offre le marché financier international. Une entreprise ou un Etat a besoin de se financer de différentes manières, soit elle le fait avec ses ressources (nous n’en avons pas assez, en tout cas pas pour financer nos économies), soit nous allons sur le marché international. Cela a réussi à l’Afrique ces dernières années. Si on regarde les dernières performances du Sénégal et de la Cote d’Ivoire avec plus 3,6 milliards de dollars d’eurobond sur une maturité de trente ans, cela explique l’importance grandissante de l’Afrique dans l’économie mondiale, même s’il faut admettre que le chemin est très long.
Le fait d’avoir accès au marché international est une performance à saluer pour le Sénégal, sur l’international le Sénégal est toujours cité comme référence en Afrique, et c’est le seul marché capable de fournir des capitaux quasi illimités. L’épargne disponible sur ce marché est à peu près de 5000 milliards de dollars. Vu que l’Afrique a un besoin de financement de ses infrastructures, il lui suffit de capter 1 % de ces 5000 milliards pour pouvoir régler ce besoin, car effectivement le gap correspond à ce même montant. L’Afrique, c’est 54 pays, seuls 15 ont accès à ce marché. Cela veut dire que c’est un « blessing » (bénédiction), une performance à saluer. Je pense que le ministère des Finances mérite plus de considérations, il faut saluer la santé économique et financière du pays, c’est cela qui nous a permis d’avoir l’une des meilleures notations financières Standard & Poor’s. D’ailleurs le Sénégal est le seul pays en Afrique à voir sa notation améliorée.
Avez-vous des appréhensions sur les risques de change d’autant plus qu’une partie du dernier eurobond du Sénégal est libellée en dollar ?
Quoi que l’on puisse dire c’est cela l’un des avantages d’un franc Cfa arrimé à l’euro. Des pays comme le Nigéria, le Ghana, le Kenya sont plus vulnérables que le Sénégal au risque de change, parce que la stabilité de notre monnaie dépend de celle de l’euro par rapport au dollar. Par exemple, en 2015 le Ghana a connu une crise de la dette sans précédent causée par une dévaluation du cedi. C’est notre avantage avec la Côte d’Ivoire qui a accès à ce marché, comparé au reste de l’Afrique. Le risque de change existe mais on est moins vulnérable que pas mal de pays, mais il faut un arbitrage.
Quelle est la solution pour que l’Afrique, où l’Islam est très présent, puisse capter suffisamment la finance islamique ?
Permettez-moi de préciser que la corrélation entre la religion et la finance islamique n’est pas aussi importante qu’on le pense. La preuve en est que la place la plus importante du financement islamique est Londres. Par ailleurs le marché de la finance islamique est en train de croître. On parle d’une croissance de 70 % alors que la finance conventionnelle croît de 2 % avec une classe d’épargnants qui devient de plus en plus importante au Moyen-Orient. C’est un marché très liquide, il pourrait être une solution additionnelle pour l’Afrique ; d’ailleurs certains pays comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire ont déjà eu recours aux Sukuks (obligation islamique).
Pensez-vous aussi que la place de Dakar accueille trop de banques ?
Le plus important, ce n’est pas le nombre de banques mais ce qu’elles font. On a une vingtaine de banques, cependant l’économie reste sous-financée. Chaque banque a sa stratégie, certaines sont là pour accompagner les multinationales, d’autres pour financer l’économie africaine, etc. En plus des banques, il y a les institutions de micro finance. Le Sénégal est un hub. On peut avoir 40 banques, mais si ces dernières ne financent que 10 à 20 % de l’économie locale, c’est comme si on en avait une seule finalement.
Les Partenariats public-privé constituent-ils la panacée pour l’Afrique ?
Le besoin de financement pour combler le gap est énorme en Afrique. Seule la créativité peut nous permettre d’absorber ce gap. La créativité est d’ailleurs la beauté de la finance. Plusieurs sources sont disponibles pour financer nos économies, il faut un mélange qui puisse nous permettre de minimiser les couts et de maximiser le retour sur investissement. L’option numéro un, c’est de se financer avec nos revenus (taxes impôts, etc.). Malheureusement, nos pays ne sont pas arrivés à un point où ils peuvent s’autofinancer. Au Sénégal, on espère qu’avec la récente découverte du pétrole et du gaz, on pourra davantage compter sur l’autofinancement. On peut aller vers un partenariat bilatéral ou multilatéral avec les banques de développement, sous forme de prêts à des conditions assez importantes. L’autre partie, c’est la dette (obligations, banques). Le PPP est un excellent outil s’il est bien utilisé. Pour qu’un Ppp marche bien, il faut que l’Etat débourse moins. Ensuite il y a le consommateur, moins c’est contraignant pour le consommateur final, mieux c’est. Il faut aussi que cela soit en phase avec le programme de développement du pays. Par exemple, la meilleure façon de financer le secteur de l’énergie, c’est les Ppp. L’Afrique a besoin de 2400 milliards de dollars d’ici à 2040 pour absorber ses besoins en financement des infrastructures. Cet argent, il faut le chercher par tous les moyens ; 1000 milliards doivent provenir du secteur privé, ce qui explique encore l’importance des financements PPP.
Ne trouvez-vous pas paradoxal que les Etats soient les principaux émetteurs d’obligations à la place des entreprises ?
Oui, c’est paradoxal pour plusieurs raisons. D’abord, il faut voir qu’en finance, nous sommes nettement en retard par rapport aux pays anglophones. Deuxièmement, nos marchés financiers sont moins efficients. L’Uemoa est constituée de huit pays alors que 90 % des entreprises cotées (à la Brvm) sont ivoiriennes. C’est problématique. Malheureusement, le fait que ce soit régional ne permet pas de mettre en place une meilleure politique de promotion pour inciter les entreprises à se faire coter en bourse. Ce sont les limites de la Brvm. Le secteur financier est très embryonnaire pour que l’on puisse trouver des entreprises privées qui peuvent faire recours aux obligations. Pour qu’il y ait un marché financier efficient, il faut de la liquidité, suffisamment d’entreprises cotées, un marché secondaire et enfin une bonne réglementation. Le risque sur les entreprises privées est plus élevé que le risque sur les Etats, ce qui fait que nous avons du mal à avoir des entreprises privées, surtout dans les pays francophones, lever des obligations. J’ose espérer que dans un futur très proche on pourra voir des entreprises privées recourir au marché des obligations.
Comment expliquez-vous l’intérêt des nouveaux modes de financement tels que le private equity pour l’Afrique ?
C’est des moyens d’investir ou d’attirer des capitaux classiques dans les pays émergents. L’Afrique est en train de se métamorphoser et cela attire les investisseurs. Le private equity ou capital risque n’est rien d’autre qu’un moyen d’investir. On investit de l’argent dans une entreprise souvent en difficulté en rachetant une partie de son capital, on la redresse et on vend ses actions. C’est du pain pour les entreprises et pour nos économies. Le private equity, c’est l’un des meilleurs véhicules d’investissement qui puisse exister, il crée de la richesse.
Certains estiment que l’Etat du Sénégal est en manque de ressources tandis que les autorités rassurent. Comment peut-on se faire une idée de la santé financière d’un Etat comme le Sénégal ?
Je trouve ce débat dommage. Dans le monde, ceux qui sont le mieux outillés pour évaluer la capacité financière d’une institution viennent d’injecter plus deux milliards de dollars (eurobond du Sénégal levé avec succès en mars dernier) sur trente ans… C’est une performance unique en Afrique subsaharienne qu’un pays puisse lever un montant avec pareil conditions. Cela veut dire que l’économie du pays se porte bien, que la confiance est là. C’est ce que le marché financier international, qui est la référence, a comme lecture de notre pays. Au moment où beaucoup de pays peinent à payer leur dette, intérieure ou extérieure, nous n’avons jamais eu ce genre de difficulté. Ce n’est pas parce que l’Etat n’a pas honoré ses engagements internes qu’il a des difficultés comme le disent certains. Il faut que l’on comprenne comment fonctionnent les finances publiques. Il y a un budget, tous les engagements budgétisés doivent être payés. Au courant de l’année, il y a des dépenses qui ne sont pas budgétisées mais qui sont prioritaires, alors l’Etat fait un arbitrage. Il peut aussi avoir des imprévus. Cela peut expliquer les retards de paiement. Et puis, une entreprise peut exécuter un projet de l’Etat qui n’est pas budgétisé, il faut l’inclure dans le budget à travers une loi de finance rectificative ou dans le Ptip (Programme triennal d’investissements publics) ou dans le budget futur. Le Sénégal est perçu en Afrique comme un modèle concernant la gestion budgétaire et la gestion de situation économique et financière. Je trouve dommage que l’on dise d’un Etat qui vient de lever deux milliards de dollars, qu’il est en banqueroute ou des problèmes de finance. D’un côté, il y a un manque de communication, les Sénégalais ont besoin d’être informés. Le pays est en train de subir une mutation économique profonde, et cela, je pense que beaucoup de Sénégalais n’en sont pas conscients.
Beaucoup de Sénégalais soutiennent qu’ils ne sentent pas les fruits de la croissance…
Il est vrai que notre économie doit être plus inclusive. Ce sont les limites des taux de croissance dans certains pays où la majeure partie de l’économie appartient aux entreprises étrangères. Il y a des projets que l’Etat peut et doit confier à des privés sénégalais. Ce que le secteur privé crée comme richesse doit être capitalisé dans le PSE. Il faut l’avouer, les Sénégalais n’aiment pas investir si ce n’est dans l’immobilier, même s’il y a quelques exceptions. Une bonne partie de nos croissances est tirée par les infrastructures, qui ont été financées par l’Etat. Donc une bonne partie de la croissance est portée par l’Etat. Cela ne veut pas dire qu’on ne doit pas en construire car les infrastructures permettent de délocaliser et de faciliter le transport. Il y a un travail que l’Etat doit faire pour rendre la croissance inclusive. Si on arrive à voir l’émergence d’une classe moyenne, cela veut dire qu’il y a une performance économique qui a été réalisée, et elle doit être comptabilisée dans la croissance économique. Je suis confiant, car, bien exécutés, des programmes comme le Pudc, le Puma, la Der entre autres permettront d’avoir un développement plus inclusif.
L’Afrique intéresse de plus en plus les grands groupes de distribution comme Carrefour et Auchan qui est déjà présent au Sénégal. Qu’est-ce qui explique ce regain d’intérêt ?
Ce phénomène s’explique par le fait que l’Afrique est en train de se muter, elle n’est plus un continent à potentiel, mais une réalité économique qui fait que les investisseurs s’y intéressent. On assiste à une augmentation de la classe moyenne et de la consommation dans les pays qui ont entamé leur émergence. C’est cela qui attire les investisseurs, dans tous les secteurs. C’est cela qui explique également la présence d’Auchan au Sénégal.
Partagez-vous les craintes de ceux qui pensent qu’Auchan est une menace au commerce local ?
Le cas d’Auchan est particulier, il y a différentes lectures à faire. Le plus important, c’est le consommateur. Les gens font l’analyse sous un angle qui n’est pas approprié. Il faut voir d’abord si le produit arrange le consommateur final, ensuite la répercussion de l’investissement sur l’économie (impôts, emplois…). Plus une entreprise est structurée plus elle crée de la richesse dans une économie. On assiste aujourd’hui à une augmentation de la classe moyenne qui est plus exigeante sur laqualité et les prix. Il faut être honnête et avouer que ce que propose Auchan comme produits et panoplie de services, la boutique ne l’offre pas. Cependant, la boutique peut offrir certains services comme le crédit, contrairement à Auchan. Il ne faut pas oublier que c’est au consommateur de décider ce qui est bon pour lui, et s’il se rue vers Auchan, c’est parce que cela l’arrange. Les consommateurs qui privilégient le crédit iront chez le détaillant d’à côté. L’analyse qui est faite la plupart du temps est un peu biaisée. Il y a du positif dans la venue d’Auchan ; il y a plusieurs pays africains où on ne trouve pas de grandes surfaces. Il ne faut pas tout jeter à la poubelle.
Les détaillants auront certes quelques soucis face à Auchan, cependant ce dernier va en même temps employer des gens et créer de la richesse. Il faut faire un « cost benefit analysis » qui permet de savoir si un type d’investissement est meilleur pour notre économie ou pas. Tant qu’on ne fera pas cela, on ne pourra pas dire si l’arrivée d’Auchan est bien ou pas. Si ce n’est pas Auchan aujourd’hui, ce sera une autre entreprise demain. Il faut comprendre qu’une économie est cyclique, et à chaque étape, des acteurs disparaissent au détriment d’autres. Les boutiques disparaitront tôt ou tard, à moins qu’elles ne se tournent vers un modèle plus adapté à une économie émergente. La concurrence pure et parfaite est considérée comme le meilleur modèle économique pour le consommateur, car elle lui permet d’avoir les meilleurs produits aux meilleurs prix. Alors si Auchan permet d’avoir cette concurrence pourquoi pas ?
Est-ce que l’intérêt des investisseurs pour l’Afrique s’accompagne d’un transfert de technologie comme l’exige la Chine ?
L’Afrique est le continent le plus complexe avec près de huit intégrations économiques. Chaque pays a ses réalités et sa politique d’attractivité des investisseurs. Les critères doivent être définis d’un pays à un autre. Nous avons besoin des investisseurs et de la technologie. Chaque pays doit veiller à ce que le transfert de technologie soit effectif, sinon on rate une occasion en or. L’Afrique aurait dû copier le modèle chinois, ce qui arrive aujourd’hui est qu’on se réveille un jour avec une infrastructure clé en main livrée alors que les Africains n’ont pas pu bénéficier du transfert de technologie qui peut leur permettre de reproduire la même chose voire mieux. L’Afrique que nous voulons est une Afrique qui puisse compter sur elle-même pour se développer.
Propos recueillis par Malick Cis,
Source : Le Soleil