Le développement, nous dit le professeur Mamadou Moustapha Kassé, est la fille aux mauvaises fréquentations. Nous pouvons en dire de même de l’émergence, autre expression polysémique qui a des connotations différentes selon que l’on soit financier, économiste ou politicien.
Qu’est-ce que l’émergence ?
Quelles sont les ruptures nécessaires à l’émergence ?
La question de l’émergence économique dans le monde est devenue l’une des thématiques les plus débattues dans la littérature académique par les chercheurs. Le concept bien que flou et polysémique remet en cause tout ou partie de la vulgate du développement. Malgré l’ampleur des controverses, il n’existe pas de définition universelle du concept d’économie émergente dans la littérature économique. Les critères et variables déclinés par
les institutions internationales sont extrêmement contingents, car l’émergence ne saurait se réduire au seul taux de croissance du PIB (ou des exportations) fut-il élevé sur une période longue (plus d’une décennie).
Donnons un exemple: la Banque mondiale et le FMI ont recommandé, en 2010, de modifier le calcul du PIB par simple changement de la base (2006 au lieu de 1993), le Nigéria est devenu la première puissance africaine et le Ghana la troisième de la CEDEAO. Le Professeur Makhtar Diouf de railler «le goorgorlou» (NDLR: débrouillard
en wolof) ghanéen qui s’est couché la veille le ventre vide, se lève le matin, n’ayant encore rien à se mettre sous la dent, est informé qu’il s’est enrichi de 60% pendant qu’il dormait».
Le concept est présenté comme à la fois un nouveau dogme qui tend à établir que seule la croissance économique viendra à bout de la pauvreté, de la précarité et du chômage et se donne même quelque allure scientifique : 1 pour cent de croissance génère 0.15 à 0.25 pour cent de réduction du taux de pauvreté.
Pour ma part et positivement, en situant la problématique dans les trajectoires de l’émergence qui est aujourd’hui érigée comme référent pour le développement, elle peut être comprise comme l’élaboration d’une vision stratégique globale et l’adoption de politiques publiques pertinentes et efficaces qui rendent la croissance soutenable et durable.
L’expérience montre que pour y arriver, il faut un État fort, actif et capable d’impulser et d’organiser la société, de créer des externalités positives au niveau des infrastructures de base (routes, énergie, école, assainissement), de guider et coordonner les politiques sectorielles (industrielles, agricoles et des services technologiques et financiers pour accroitre l’offre de production), d’encadrer toutes les institutions du développement, de promouvoir, appuyer et associer le secteur privé et, enfin, de mettre en œuvre une politique sociale.
Cette compréhension de l’émergence soulève deux interrogations majeures :
• La première est d’économie normative (théories) : quelle est l’économie politique de l’émergence et quels sont ses liens avec l’Économie du Développement?
• La seconde est d’économie positive (politiques et leurs instruments): Comment mettre en œuvre les trajectoires de changements économiques, politiques, institutionnels et sociaux pour construire en l’intervalle d’une génération de redoutables machines économiques, technologiques et financières compétitives et performantes.
Cette double interrogation ouvre des voies de recherche à toutes les sciences sociales du développement. La transdisciplinarité offerte par les ressources scientifiques universitaires permettra de diversifier les périmètres d’évaluation des performances pour gagner encore plus en prévisibilité et en cohérence, condition d’une irremplaçable adhésion des citoyens.
Toutefois, les proclamations sur l’émergence actuellement en cours omettent de rappeler que les pays émergents ne sont pas arrivés là où ils sont par hasard. Ils revendiquent
un espace économique et politique de manière totalement légitime. Ils ont réussi à sortir du sous-développement en l’intervalle d’une génération en appliquant d’excellentes visions stratégiques qui reposent solidement sur les vertus prussiennes de travail, de rigueur, de discipline, d’épargne et sur le secteur privé fortement soutenu.
Si les variables quantitatives et même qualitatives de
leur succès sont bien connues, ce qui l’est moins, c’est la compréhension de leurs enchaînements, de leur mise en œuvre, dans les politiques économiques appropriées. Le modèle de développement asiatique et ses performances se fondent sur quatre préalables : philosophiques et culturels, économiques, institutionnels et sociaux. En partant de ces préalables, les décideurs politiques ont fait des choix appropriés et pris de bonnes décisions.
Comment les différentes Écoles de la Science économique appréhendent-elles le rôle de l’État dans le processus de développement ?
En remontant loin, depuis J.S. MILL (1848), A. MARSHALL, K.MARX, J. SCHUMPETER jusqu’aux auteurs contemporains ((RODRIK, P. HUGON, S.AMIN, R.BOYER, C. JAFFRELOT,
J. SGARD) qui démontraient que les moyens de réaliser l’accumulation se résument à trois actions décisives : un État de qualité, une administration compétente et le recours aux progrès techniques.
La première action est de disposer d’un bon Gouvernement avec une solide administration, au cœur du dispositif institutionnel de l’État qui définit la vision et la stratégie et qui met en place des instruments fiables de leur mise en œuvre par des politiques économiques et sociales pertinentes.
L’Émergence comme processus de développement à croissance robuste exige un encadrement. En effet, tout développement économique s’insère dans une biologie sociale laissant apparaître deux attitudes possibles: celle de l’ingénieur qui s’en remet à la mécanique et à la technique et celle du biologiste qui tient compte de tous les éléments de l’environnement. Cette deuxième vision me paraît plus féconde. Elle divorce avec le caractère réducteur du modèle néolibéral surtout dans ses analyses vaniteuses, étroites, simplistes qui ignorent les interactions des structures économiques et des structures d’encadrement lesquelles peuvent accélérer ou freiner la croissance.
L’État comme premier pilier ne doit être ni mou (G. MYRDAL), ni prédateur (F.BAYARD), ni patrimonial (P.JACQUEMOT), ni surchargé (Banque mondiale), ni contourné (P.HUGON). Les modèles d’État en Afrique ont conduit partout à l’État souvent bonapartiste, mais incapable de construire un système économique performant et un régime politique démocratique. Ce modèle qui comprend plusieurs variantes a précarisé et dévoyé toutes les institutions législatives, judiciaires et exécutives.
Les controverses sur la taille optimale, les missions, l’efficacité de la gestion publique de l’Etat sont tranchées par les expériences réussies du modèle de l’Etat «pro» (P.HUGON) c’est-à-dire promoteur, producteur, prospecteur et programmeur. Cet Etat d’une efficacité redoutable a sorti les pays émergents du sous-développement en l’intervalle d’une génération. La tâche des économistes africains, toutes options idéologiques confondues, est d’appréhender la
situation d’ensemble des pays africains, d’identifier les éléments sur lesquels il y a accord afin de définir le nouveau cadre général de concepts en phase parfait avec l’axiomatique de la rationalité économique.
En Afrique quel regard portez-vous sur les différends modèles d’émergence ? Y’a-t-il un parallélisme entre le Rwanda, la Côte d’Ivoire, le Maroc et le Sénégal ?
Gabon, Maroc et Éthiopie ont adopté des Plans d’Émergence élaborés par de grands bureaux d’études internationaux et des sociétés d’audits comme McKinsey Boston Consulting Group (BCG), Roland Berger ou Bain & Company, pour des horizons temporels de long terme allant de 2020 à 2035 avec des objectifs ambitieux de sortie du sous- développement par une croissance régulière et au taux le plus élevé compte tenu des ressources disponibles.
La planification réhabilitée, les États forts appuyés par une administration publique de qualité mettent en œuvre
des politiques économiques et sociales dans les secteurs porteurs (agriculture, industrie, NTIC et les services, financiers), développent à grande échelle les infrastructures de base par des projets structurants (énergie, hydraulique, routes, transport), adoptent une gouvernance vertueuse exécutée et élaborent une politique sociale pour résoudre les problèmes de la pauvreté, du chômage des jeunes et de la précarité. Le secteur privé national et étranger est appelé
à occuper une place centrale comme créateur des richesses et de l’emploi.
Au Sénégal, un demi-siècle de politiques économiques et financières de 1960 à 2012, c’est autant de contreperformances et d’échecs : croissance molle, pauvreté et précarité, chômage, crises à répétition, inégalités grandissantes. Comment la plupart des responsables politiques et leurs techniciens ont-ils pu se tromper
à ce point ? Quels sont les ressorts des solutions qui échouent toujours? Pourquoi les décideurs politiques, sur plus d’une vingtaine d’années (1979- 2000), ont-ils été esclaves d’un modèle entièrement soumis à l’épure impertinente de l’ajustement structurel ? Pourquoi ce refus à prendre en charge leurs propres priorités de développement?
Citons de mémoire cette solide déclaration du Président MANDELA «Une vision qui ne s’accompagne pas d’action n’est qu’un rêve. Une action qui ne découle pas d’une vision, c’est du temps perdu. Une vision suivie d’action peut changer le monde ». Le Plan Sénégal Émergent (PSE) est intervenu dans ce contexte avec une volonté politique clairement affirmée d’opérer les indispensables ruptures.
Quelle évaluation faites-vous justement du Plan Sénégal Émergent ?
Le Président de la République Macky SALL a commandité au Cabinet international Mc. KINSEY un plan de mise en œuvre de son programme baptisé «Plan Sénégal Émergent». Cette sollicitation procède d’une volonté, comme dans les agences de notation, de crédibiliser, de labelliser, d’estampiller le projet par une institution connue et appréciée des partenaires techniques et financiers.
- Le document initial du PSE était une juxtaposition de slides simplistes analytiquement, imagés et percutants inspiré du «poids des mots et du choc des photos» de Paris Match. Il tirait sa substance de 4 documents officiels
- le DSRP-II 2006–2010 (Document
de Stratégie de Réduction de la Pauvreté; la SCA 2007-2015 (Stratégie de Croissance Accélérée); la SNDES 2013-2017 (Stratégie Nationale de Développement Economique et Social) et le DPES 2011-2015 (Document de Politique économique et Social. Par la suite, l’étude a été reprise, remaniée, réarticulée et presque réécrite par une commission composée de techniciens sénégalais expérimentés. Ainsi relooké, le PSE est porté par une trentaine de projets structurants d’envergure, retenus pour leurs effets d’induction
et de rayonnement (théorie de la polarisation de F. PERROUX et, A. HIRSCHMANN) sur l’ensemble de l’économie en vue d’atteindre un taux de croissance annuel moyen d’au moins 7
%.
L’opérationnalisation de la Stratégie pour l’étape intermédiaire de 2018, est déclinée en trois axes fondamentaux : (i) Transformation structurelle de l’économie et croissance ; (ii) Capital humain, protection sociale et développement durable et (iii) Gouvernance, institutions, paix et sécurité.).
Les changements structurels profonds, concomitants à des phases de croissance élevée et soutenue, sans, toutefois,
que la causalité entre les deux soit clairement établie, sont attendus précisément, d’abord de la gouvernance politique et dans la perspective de l’émergence économique des missions de l’administration en charge de l’élaboration, de la mise en œuvre et du suivi des politiques publiques. Ces missions exécutives sont confiées à des agences qui deviennent les instruments d’action de l’État. Elles réalisent ce que les marchés ne peuvent pas faire suite à leurs dysfonctionnements multiples. D’ici à 2023, le PSE vise un ensemble de projets structurants à fort contenu
de valeur ajoutée et d’emploi. C’est dans ce sillage que le Plan d’Actions Prioritaires (PAP 2014-2018) dégage
un besoin de financement additionnel de 2 964 milliards de FCFA. Ce qui est à l’origine de l’organisation du Groupe Consultatif les 24 et 25 février 2014 à Paris au siège de la Banque mondiale. Il restera à intégrer dans le cheminement un peuple mobilisé à travailler plus, pour produire plus et gagner plus dans la discipline et les vertus prussiennes de rigueur et d’épargne, ce qui va accroître la productivité globale et rendre l’économie compétitive.
Assistons-nous au retour de l’Etat avec la mise en place de structures publiques ou mixtes ?
La trajectoire de l’émergence est conditionnée par un État fort appuyé par une administration de qualité devant accomplir des missions essentielles au service de la réalisation des objectifs fixés. Cette administration doit être à la fois compétente et vertueuse. Une délégation africaine venue interroger le Premier Ministre Lee Kuan YEW sur les raisons du « miracle économique » Singapourien, celui-ci a répondu: « une Administration honnête au service de la Nation» et il a ajouté que «ce n’est pas de la démocratie dont les pays africains ont le plus besoin, mais d’une Administration honnête».
La stratégie d’édification d’une société émergente repose sur 6 piliers :
Le premier programme est relatif aux préalables culturels et philosophiques qui constituent le logiciel mental collectif. Celui-ci désigne les mentalités, les attitudes et les habitudes à l’origine de comportements tournés vers l’inertie,
la régression ou le progrès.
Deux composantes sont essentielles, d’une part le mode d’organisation sociale et d’autre part l’évaluation à l’échelle de la société entière des attitudes qui paraissent essentielles pour le développement économique et social du fait des valeurs qu’elles véhiculent qui influencent très fortement la croissance économique.
Dès lors, il faut identifier toutes ces variables qui ont la forte capacité de commander ou d’orienter l’activité économique comme l’ont clairement montré les travaux de Max WEBER sur l’influence de l’éthique protestante dans le décollage économique des pays capitalistes et ceux de SOMBART sur la contribution de la mentalité juive dans la réalisation de la révolution industrielle en Europe.
Le second pilier concerne l’architecture des politiques
économiques qui comprend la mise en œuvre de la nouvelle stratégie de développement fondée sur des options macroéconomiques et macro financières claires. La complexité de notre économie commande que la pratique de la politique économique soit éclairée par des réflexions théoriques et appliquées, par une capacité d’expertise fondée sur une indépendance analytique. Cela appelle des politiques sectorielles (agriculture, industrie, services et secteur quaternaire) ;des politiques transversales concernant les infrastructures, la problématique énergétique ;des instruments de la politique économique à savoir : la politique budgétaire, la politique monétaire et les réformes structurelles qui les accompagnent.
Le troisième pilier concerne le financement du PSE : Ne pouvant exclusivement et toujours compter que sur le seul argent de l’extérieur, il se pose, au moins, quatre problématiques: 1) Comment mobiliser toutes les ressources nationales disponibles ; 2) Comment réformer toute la systèmie bancaire et financière,3) Comment profiter des nouvelles des ressources extérieures et 4) Quelles réformes institutionnelles souhaitables de la Zone franc ?
Le quatrième pilier concerne les questions institutionnelles notamment celles qui permettent de réduire les
coûts des transactions à savoir: les investissements pertinents dans le capital humain et le capital social ; la sempiternelle réforme de l’Administration et de l’environnement des affaire; la mise en place d’arrangements institutionnels compatibles avec les objectifs fixés ; la réhabilitation de la Planification stratégique en vue d’une vision prospective pour faire face au futur et maîtriser les incertitudes : deux idées fortes militent en faveur de cette réhabilitation: la 1ère « Pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va », la 2ème « L’avenir appartient à celui qui a la mémoire la plus longue ».
Le cinquième pilier concerne la connaissance de la dynamique des acteurs. Le développement est ce qu’en font les acteurs humains, il est donc le produit de nos actes au quotidien.
Une fois définies les politiques qui vont façonner l’avenir de la société sénégalaise, il restera à connaître les agents potentiellement les plus dynamiques susceptibles de porter la stratégie. Cela nous renvoie au secteur privé et au secteur informel qui sont mal connus quantitativement et qualitativement.
Le sixième pilier concerne l’élaboration d’un plan stratégique de communication. Un gouvernement qui communique mal sur son agenda et ses réalisations ne peut faire accepter durablement ses politiques économiques à l’opinion publique. Celle- ci n’adhère pas tout simplement parce qu’on ne lui explique pas.
Faut-il concevoir l’émergence au niveau national ou continental ? Les succès économiques des émergents reposent sur la synchronisation entre des stratégies politiques nationales et une configuration favorable de l’économie mondiale comme l’observe R. BOYER (2008). Dès lors, l’émergence reste foncièrement liée aux contextes nationaux, qu’il s’agisse de la nature des politiques économiques poursuivies ou du particularisme des configurations institutionnelles des régimes politiques: démocratiques (Sénégal, Côte d’Ivoire, Maroc) ou autoritaires (Éthiopie, Rwanda, Cameroun) ou néo-patrimonial (Gabon).
Il faut sortir l’Émergence des contextes nationaux et inscrire les trajectoires dans les processus d’intégration régionale
afin de mieux articuler le national, le local et l’international. On peut se poser la question de savoir pourquoi
les pays africains participent-ils à un processus d’intégration régionale, et dans quelle mesure les mécanismes atteignent-ils leurs objectifs? L’intégration est le meilleur marchepied vers la mondialisation et permet de créer des économies d’échelle, d’accroître les échanges régionaux et mondiaux, d’augmenter les investissements directs étrangers, de profiter de la délocalisation de la production industrielle, de renforcer le pouvoir de négociation et d’ériger la Région comme productrice de biens publics. Sous ce rapport, l’intégration régionale peut contribuer au développement économique en amplifiant les effets sur trois facteurs: l’environnement macroéconomique propice (politiques sectorielles avec priorité à l’industrie), les progrès techniques avec les NTIC qui modifient les systèmes productifs et les perspectives de la croissance et de l’emploi et l’amélioration des cadres législatif et réglementaire pour un secteur privé dynamique.
Propos recuillis par Ndeye Magatte Kebe