Par Antonio Pedro* et Julian Slotman*, Bureau sous-régional de la CEA pour l’Afrique centrale.
Quatre ans après la fin du boom pétrolier et le revirement brutal de la courbe de croissance du début des années 2000 dans les pays d’Afrique centrale, la surproduction de pétrole et la chutedes prix des matières premières ont laissé un goût amer dans la bouche de nombreuses populations de la région, en raison de leur dépendance excessive vis-à-vis du pétrole et d’autres industries extractives.
Les défis sont réels car, malheureusement, les pays d’Afrique centrale, producteurs de matières premières non transformées, sont constamment exposés à des chocs extérieurs et demeurent bloqués aux niveaux inférieurs des chaînes de valeur mondiales, car nombre d’activités à plus forte valeur ajoutées sont menées ailleurs. Les industries extractives de la sous-région opèrent généralement en vase clos et ne sont pas suffisamment liés à l’économie locale.
L’instabilité de la macroéconomie est devenue une réalité. En attendant, l’Afrique centrale doit s’attaquer à plusieurs autres problèmes urgents, tels que le chômage et les inégalités, pour ne citer que ces quelques exemples. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des pays d’Afrique centrale reçoivent ou sollicitent actuellement un appui budgétaire du FMI, parfois appelé «prêteur en dernier ressort». Avec ces mesures d’assistance, nos États membres devront prendre des décisions difficiles afin de remettre les économies d’Afrique centrale sur pied.
Certains prétendent que la solution consiste simplement à imposer une discipline budgétaire, réduire les dépenses, remédier aux échecs des politiques, réduire les lourdeurs administratives, lutter contre la corruption et éliminer les dysfonctionnements du marché. Nous ne contestons pas ces mesures de stabilisation.
En fait, nous pourrions y ajouter notre grain de sel en proposantnotamment la nécessité de combler les lacunes des contrats existants, d’améliorer l’administration fiscale et élargir l’assiette fiscale, de lutter contre les flux financiers illicites et d’utiliser judicieusement les mesures incitatives. Mais toutes ces mesures n’occulteraient pas le fait qu’il faut dégager une marge budgétaire suffisante pour permettre aux investissements à haut rendement et à plus long terme de stimuler les capacités de production, renforcer la compétitivité des économies locales et favoriser la transformation structurelle. On peut certes comprendre l’accent mis actuellement sur les mesures à court terme pour rétablir la stabilité macroéconomique, mais il est tout aussi important de continuer à investir dans la croissance durable et la transformation structurelle afin de permettre à la sous-région de briser le cycle descroissances et récessions, ainsi que de réduire leur vulnérabilité et leur exposition aux fluctuations des prix des matières premières.
La bonne nouvelle c’est que de nos jours, personne ne conteste que la transformation structurelleest la solution. La diversification de l’économie en général et l’industrialisation en particulier se sont révélées être des formules gagnantes pour de nombreux pays tels que la Corée du Sud, la Thaïlande, le Qatar, l’Irlande, l’Estonie et pratiquement tous les pays qui ont réussi à transformer leur économie et offrir un niveau de développement et une qualité de vie appréciables à leurs populations. Il existe de nombreuses opportunités d’investissement pour l’industrialisation. En Afrique centrale, ces opportunités sont énormes car la sous-région est non seulement dotée de richesses naturelles exceptionnelles, mais également d’une main-d’œuvre jeune et hautement qualifiée. La mauvaise nouvelle, cependant, c’est que les pays sont confrontés à un problème épineux: la dette pèse lourd mais les niveaux d’investissement actuels en Afrique centrale sont loin d’être suffisants pour permettre une industrialisation significative et une croissance durable. Alors, qui va combler ces lacunes? Quelles solutions pour la région? Nous offrons cinq Piliers pour résoudre le problème.
Pilier 1: Créer des emplois, encore des emplois, toujours des emplois !!!
L’investissement dans l’industrialisation (et, par extension, la diversification de l’économie) crée de nombreux emplois, de bons emplois surtout! À une époque où le taux de chômage des jeunesa atteint des niveaux records (un jeune sur cinq en Angola ou au Congo et même plus d’un jeune sur trois au Gabon), il est urgent d’investir dans des domaines aussi variés que les infrastructures, l’éducation, la santé et l’aide public à des secteurs tels que les services financiers, les transports, le tourisme, les TIC et les industries intelligentes, qui pourraient favoriser une croissance tirée par le secteur privé. Les emplois de qualité qui seront créés grâce à cet investissement aideront la population jeune et ambitieuse d’Afrique centrale à se développer et à contribuer à la croissance future.
Pilier 2: Tirer parti du pouvoir de la vie dans les grandes villes
Les villes d’Afrique centrale se développent à un rythme phénoménal, car de plus en plus de personnes quittent leurs villages pour s’installer dans des centres urbains déjà surpeuplés, dans l’espoir de trouver un emploi décent et une meilleure qualité de vie. Cette urbanisation rapide comporte certes de nombreux défis, tels que la saturation des infrastructures, les pressions sociétales et le vieillissement démographique dans les zones rurales, mais elle offre également des possibilités uniques de diffusion des connaissances, car les nouveaux arrivants apprennent de ceux trouvés sur place et vice versa. L’urbanisation offre également un excellent terrain d’essai pour les jeunes entrepreneurs. Ce n’est certainement pas un hasard si en général, les start-up innovantes et les industries créatives ont tendance à se trouver à proximité des grands centres urbains, où le dynamisme de la vie urbaine offre à la fois un vivier constant de talents et un flux ininterrompu d’idées et d’inspiration. En outre, avec la baisse induite de la concurrence, les agriculteurs restants dans les zones rurales peuvent avoir davantage d’espace, ce qui pourrait leur permettre de développer et d’orienter leur activité vers des niches à haut rendement (comme les produits agricoles biologiques). L’investissement public et privé dans l’industrialisation peut encadrer ce processus qui serait autrement indépendant, tout en gérant les conséquences négatives.
Pilier 3: Promouvoir l’intégration de l’Afrique
On peut voir l’intégration continue de l’Afrique partout. Pas seulement dans les journaux, comme lors d’événements de grande envergure tels que la récente signature des instruments de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) à Kigali qui ont fait la une des journaux, mais aussi dans nos vies quotidiennes, lorsque nous communiquons avec nos familles et nos amis partout sur le continent. L’intégration régionale se présente sous de nombreuses formes et l’industrialisation sera considérablement stimulée du fait de la connectivité accrue et des ouvertures pour le commerce de biens produits industriellement et de services de haut niveau. Pensez aux voyages sans visa, au roaming gratuite, aux études à l’étranger et aux relations d’affaires avec d’autres personnes partout en Afrique aussi facilement que vous le feriez chez vous. Il appartient maintenant aux décideurs des pays d’Afrique centrale d’aligner rapidement leurs visions nationales sur les instruments d’intégration régionale, en commençant par une mise en œuvre complète du tarif préférentiel harmonisé CEEAC-CEMAC, puis sur les instruments d’intégration continentale. Davantage de pays d’Afrique centrale devraient imiter le Tchad et ratifier la ZLECA.
Sur le plan commercial, cela présente un avantage énorme car tout projet qui veut s’installer en Afrique centrale verrait ses bases se renforcer avec la perspective d’un marché de 1,2 milliard de personnes et de 2,5 milliards en 2050. C’est la Chine et l’Inde réunies! Ces chiffres ne commenceront à faire une réelle différence que lorsqu’il existera un environnement propice pour exploiter tout le potentiel créatif de l’ensemble du continent africain et la croissance axée sur le consommateur qu’il peut soutenir.
Pilier 4: Penser vert
Nous sommes l’Afrique centrale. Nous abritons une biodiversité unique et des richesses naturelles incroyables! Celles-ci doivent être protégées. Par conséquent, dans notre marche versl’industrialisation, nous devons penser vert. Ainsi, l’industrialisation et la diversification de l’économie créeront non seulement des emplois de qualité et contribueront à l’urbanisation et à l’intégration régionale, mais aussi réduiront la dépendance des économies de la sous-région aupétrole et autres industries extractives, contribuant ainsi à une croissance plus verte. Les décideurs politiques doivent identifier les secteurs les plus susceptibles de créer des emplois et de promouvoir la compétitivité de leurs économies, tout en limitant la pression exercée sur les précieuses richesses humaines et naturelles de la sous-région. Il convient de noter au passage que ce serait un choix judicieux, car les investisseurs socialement responsables, en particulier les investisseurs dits éthiques, à impact social et/ou positifs, y compris les fonds de pension, les fonds communs de placement, les organisations confessionnelles et autres investisseurs institutionnels se tournent de plus en plus vers des projets écologiques.
Pilier 5: Élargir nos horizons
Devrions-nous nous réjouir des annonces faites à Beijing concernant les 60 milliards de dollars américains disponibles pour investissement en Afrique au cours des trois prochaines années? Devrions-nous espérer que le nouveau plan d’investissement extérieur de l’UE et son objectif de promouvoir l’industrialisation de l’Afrique constituent un moyen de créer plus d’emplois pour nos jeunes? Oui et non! Bien sûr, ce sont des opportunités à ne pas manquer et nous ne devons ménager aucun effort afin d’en tirer le maximum. Mais nos besoins financiers vont au-delà de ce que nous pourrions éventuellement obtenir de ces grands investisseurs extérieurs. Bien que les investissements étrangers dans les infrastructures et les autres besoins pour l’industrialisation soient effectivement les bienvenus, les niveaux actuels d’investissement sont encore loin d’être suffisants pour permettre à nos économies de réaliser pleinement leur potentiel. Le déficit de financement des infrastructures en Afrique à lui seul a déjà été évalué à 130 à 170 milliards de dollars par an!
On nous dit que le monde dispose de suffisamment d’argent pour financer le développement. En effet, les investisseurs institutionnels (y compris les fonds de pension) et les banques commerciales gèrent plus de 100 000 milliards de dollars américains, dont une partie constituée de fonds qui n’attendent que des opportunités d’investissement à long terme et à haut rendement. Nous devons pouvoir accéder à ces ressources le plus rapidement possible. Et partir sur de bonnes bases: de bons projets crédibles et bancables sont nécessaires pour attirer desfinancements.
Nous devons également améliorer la mobilisation des ressources nationales et encourager nos citoyens de l’intérieur et de la diaspora à orienter leurs économies vers des investissements productifs. Nos marchés financiers doivent se développer et nous devons pouvoir offrir à nos citoyens d’autres produits financiers simples et attrayants. C’est un avenir que nous devons construire. Le niveau de souscription du premier emprunt obligataire pour le financement d’un projet d‘infrastructure au Kenya montre que c’est une option faisable. Nous pouvons aussi y arriver en Afrique centrale!
NB: la 34ème session du Comité intergouvernemental d’experts (CIE) pour l’Afrique centrale se tient sous le thème «Financement de l’industrialisation en Afrique centrale». Elle est organisée à N’Djamena (Tchad) du 18 au 21 septembre 2018 par le Bureau sous-régional de la CEA pour l’Afrique centrale.
Les auteurs
*Antonio Pedro – Directeur du Bureau Sous-régional pour l’Afrique Centrale de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA)
Directeur au Bureau Sous-Régional de la CEA pour l’Afrique centrale à Yaoundé au Cameroun, Antonio M. A. Pedro est géologue en exploration minière jouissant de plus 30 années d’expérience riche et variée en matière de développement et de gestion à l’échelon national, régional et continental à travers l’Afrique et au-delà. Au-delà de sa contribution dans le cadre de la politique des industries extractives en Afrique, il a profité de sa carrière à la CEA pour impulser la transformation structurelle et l’intégration régionale du continent. Au niveau global il est membre du Conseil de direction du réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies (SDSN) et du Panel international des ressources et exerce au Conseil consultatif du Columbia Center on Sustainable Investment (CCSI) et du Conseil consultatif de rédaction de la revue scientifique internationale Mineral Economics.
*Julian Slotman
Julian Slotman travaille en tant que économiste au Bureau sous-régional pour l’Afrique centrale de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA). Avant de rejoindre la CEA en 2016, Julian avait travaillé au ministère des Affaires étrangères des Pays-Bas et au Bureau néerlandais d’analyse despolitiques économiques. Julian est titulaire d’une licence en économétrie et en recherche opérationnelle et d’un master en économie et politique publique et développement humain de l’Université de Maastricht / UNU-MERIT.