Auteurs : Julien Barba –Associate, et Georges BakalySembe – PDG Honoraire de la S.N.E.L., Société Nationale d’Electricité en RDC.
Le ministère en charge de l’énergie a publié le 28 septembre 2018 un avis à manifestation d’intérêts portant sur trois projets de réseaux électriques urbains indépendants de type solaire PV hybride avec ou sans capacité de stockage d’électricité[1].
Ces projets prendront la forme d’une concession de service public dont l’objet sera de concevoir, financer, construire, mettre en service mais aussi exploiter le réseau électrique urbain sur trois villes « moyennes » de RDC[2]. Le concessionnaire commercialisera directement l’électricité auprès des usagers, et un droit exclusif de production d’électricité lui sera concédé.
Notons tout de suite que ce droit exclusif de production d’électricité ne concernera pas les auto-producteurs qui resteront autorisés à produire à la condition qu’il n’en fasse pas commerce dans la zone de desserte du concessionnaire.
Comme un clin d’œil aux premières concessions électriques en vigueur au début du 19e siècle en France, il est prévu que le concessionnaire retenu se voit octroyer la concession de l’éclairage public de la ville, lequel pourra être élargi – pourquoi pas – à d’autres services en réseau dans le futur (télécom, transport, etc).
L’initiative lancée par le gouvernement de la République Démocratique du Congo doit être saluée puisqu’elle illustre la volonté de mettre en œuvre, à l’échelle municipale, de nouveaux modèles énergétiques basés sur l’innovation technologique et la baisse des coûts du solaire PV.
Ce parti pris de l’innovation et du solaire PV est d’autant plus remarquable qu’il concerne un pays où la religion de l’hydroélectricité prédomine depuis plusieurs décennies.
La RDC est un immense pays d’Afrique centrale dont les projections démographiques à court terme sont vertigineuses : comptant aujourd’hui environ 90 millions d’habitants, le pays devrait compter en 2030 environ 120 millions d’habitants[3], soit un dividende net de 30 millions d’habitants sur 10 ans seulement.
Le taux d’urbanisation est déjà élevé et continuera de croître de manière dramatique : une dizaine de villes comptent déjà plus d’un million d’habitants, et on ne compte plus les villes de plus de 100,000 habitants[4].
La structure du secteur électrique en RDC est relativement modeste comparée à la taille du pays: la capacité nominale installée dans le pays est estimée à 3,190 MW[5], répartie sur 108 centrales (dont 62 hydroélectriques et 46 centrales thermiques), avec un taux d’exploitation ou de production très faible, de l’ordre de 50% pour une production annuelle de 10,360 GW/h. Le réseau de transport électrique se limite essentiellement aujourd’hui à la ligne Inga-Kolwezi longue de 1,744 km qui fonctionne en courant continu, laquelle est surchargée et fonctionne au maximum de sa capacité thermique[6]. Les réseaux de distribution électrique, exceptésceux desservant Kinshasa et la région de l’ex Katanga, sont non opérationnels voire quasi inexistants[7].
Par conséquent, le choix du mini-grid dans ces zones isolées ou mal desservies constitue sans doute aujourd’hui la solution la plus pertinente, la plus respectueuse de l’environnement pour l’accès à l’énergie, et probablement déjà la plus économique :
- En amont, les coûts du solaire PV ont baissé d’environ 70% entre 2010 et 2016 et le coût du stockage a diminué de plus de 80% entre 2008 et 2016.
- En aval, les solutions de paiement de type PAYGO se multiplient et favorisent le financement des projets sur le continent Africain[8]. L’arrivée sur le marché de solutions de gestion de la demande et de services électriques des réseaux de distribution contribue à refaçonner le rôle de gestionnaire de réseau[9].
Le projet de développement de réseaux publics indépendants proposé en RDC(A) s’inscrit dans le cadre posé par la loi sur l’électricité du 17 juin 2014 actuellement en vigueur[10], (B)prendra la forme d’une concession de service public dont le régime juridiques’inspirera grandement de celui du droit français des concessions de services publics, (C) ce qui constitue une approche pragmatique et historiquement justifiée du processus d’électrification.
A) La réglementation du secteur de l’électricité en RDC:
Le secteur de l’électricité congolais est régi par la Loi sur l’électricité entrée en vigueur à la date de sa publication au Journal Officiel, à savoir le 20 juin 2014. La loi s’applique classiquement aux activités de production, de transport, de distribution, d’importation, d’exportation et de commercialisation d’électricité réalisées par tout opérateur.
Elle ne s’applique cependant pas (i) aux centrales électriques dont la puissance installée est inférieure ou égale à 50 kw et qui sont destinées à un usage non-commercial, ni (ii) aux installations de distribution des signaux ou de la parole et ni (iii) aux installations de recherche scientifique et de sûreté de l’Etat[11].
L’ensemble du secteur de l’électricité, la production d’électricité notamment, est considéré par la loi comme concourant au service public de l’électricité, ce qui ne sera pas sans conséquences pour les opérateurs actifs dans ce secteur[12], même si la loi rappelle que le service public de l’électricité est « assuré de manière à favoriser le recours à l’initiative privée et l’instauration d’un régime de concurrence« .
La loi distingue plusieurs régimes juridiques applicables au secteur de l’électricité : la concession, la licence, l’autorisation, la déclaration et la liberté.
L’essentiel des textes d’application de la loi sur l’électricité n’ont pour la plupart pas encore été publiés, plus de 4 ans après l’entrée en vigueur de la loi, et l’agence de régulation de l’électricité n’est pas encore mise en place. En attendant, les pouvoirs qui auraient dû être confiés à l’agence de régulation continuent d’être exercés pour l’instant par le Ministère en charge de l’Energie.
B) La mise en œuvre juridique du projet de mini-grid en RDC:
L’initiative de ce réseau urbain indépendant prendra la forme d’une concession de service public conclue avec l’opérateur qui sera sélectionné après publicité et mise en concurrence, laquelle concession (1) s’inspirera des grands principes propres au droit des concessions de service public, (2) tout en comportant quelques spécificités propre au domaine de l’électricité.
- Les grandes lignes de la concession de service public
Le principe de la concession de service public consiste principalement à ce que l’Autorité Concédante décide (i) de ne plusgérer le service concédé[13]dans ces 3 villes et (ii) de le confier à un concessionnaire qu’elle ne rémunèrera pas, tout en (iii) conservant néanmoins le contrôle de la gestion de ces activités concédées. Les grands principes qu’il faut retenir sont les suivants:
- L’Etat décide de ne pas ou de ne plus gérer le service objet de la concession : le concessionnaire exploite l’activité à ses risques et périls, les bénéfices comme les pertes sont pour lui, il est maître d’ouvrage des travaux à réaliser et il est responsable des dommages;
- L’Etat conserve le contrôle de la gestion : le contrat définit des obligations qui garantissent que l’activité continuera à répondre aux exigences du service public (continuité, égalité notamment), et l’Etat doit veiller au respect de ces obligations et en sanctionner la violation.
- Le Concessionnaire n’est pas rémunéré par l’Autorité Concédante mais par les usagers. Cette rémunération obéit à des règles impératives telles que les principes d’égalité et de proportionnalité. Dans le cas d’espèce, ces principes applicables à la tarification sont précisés tout à la fois (i) dans la Constitution congolaise, (ii) dans la Loi sur l’électricité et (iii) par le juge congolais.
Pour mieux appréhender les contours de la concession de service public applicable au réseau urbain indépendant, on peut se référer à la définition qu’a donné le Conseil d’Etat français en 1916 : « c’est le contrat qui charge un particulier ou une société d’exécuter un ouvrage public ou d’assurer un service public, à ses frais, avec ou sans subvention, avec ou sans garantie d’intérêt, et que l’on rémunère en lui confiant l’exploitation de l’ouvrage public ou l’exécution du service public avec le droit de percevoir des redevances sur les usagers de l’ouvrage ou sur ceux qui bénéficient du service public« [14].
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Quelques points particuliers du projet de réseau urbain indépendant.
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Sur l’exclusivité: Le concessionnaire se verra octroyer une exclusivité sur le périmètre concédé municipal pour la production, la distribution et la commercialisation de l’électricité. Cette exclusivité sera octroyée pour toute la durée de la concession, qui ne dépassera pas 30 ans. En échange, le Concessionnaire paiera une redevance pour l’activité de production et de distribution électrique concédée, conformément à l’article 36 de la Loi sur l’électricité.
Cette exclusivité pourra néanmoins prendre fin de manière anticipée s’il est constaté que le Concessionnaire échoue à satisfaire une demande dite « solvable » de clients. Dans ce cas, l’exclusivité tombera et tout nouveau producteur électrique aura le droit de s’implanter dans la zone de desserte du Concessionnaire. Le nouveau producteur sera tout de même tenu de lui vendre l’intégralité de sa production électrique, et le concessionnaire de l’acheter, dans le cadre d’un contrat d’achat d’électricité, conformément à l’article 20 de la Loi sur l’électricité.
Sur le domaine Public: Le terrain qui accueillera la centrale de production électrique hybride relèvera du domaine public de la province, tout comme relèvera en grande partie du domaine public le réseau de distribution qu’il faudra déployer.Il n’est pas exclu aussi que les éléments constitutifs du réseau de distribution et de production d’électricité soient considérés comme des ouvrages publics, au sens de la jurisprudence administrative congolaise, avec les conséquences que cela emporte.
Naturellement, le Concessionnaire disposera de droits réels sur le domaine public concédé. En échange, le Concessionnaire versera à l’autorité compétente une redevance pour l’occupation du domaine public.
Sur l’activité de service public: L’activité de production et de distribution étant définie par la loi comme relevant du service public de l’électricité, le Concessionnaire retenu sera obligé d’exécuter ses obligations contractuelles dans le respect des principes applicables au service public, définis par la loi sur l’électricité et le juge congolais : principe de continuité, d’égalité, d’adaptabilité etc. Comment ces principes seront-ils interprétés par les différentes parties, et par le juge congolais en cas de contentieux ? Cela signifie-t-il par exemple que tout usager non-raccordé placé dans une situation identique à un usage raccordé aura le droit d’exiger le raccordement ? Nul doute qu’il faudra analyser, et probablement construire, en droit congolais, le contour juridique de ces principes du service public électrique qui s’imposeront à l’opérateur retenu.
Sur la tarification:les tarifs de vente au détail de l’électricité aux usagers raccordés feront l’objet d’un accord entre l’autorité concédante et le Concessionnaire, et devront être validés par arrêté ministériel du Ministre en charge de l’économie. Les tarifs pourront être ajustés à tout moment sur proposition du Concessionnaire, mais après validation du Ministre en charge de l’énergie et après avis de l’agence de régulation de l’électricité (ARE).
En matière de concession de service public, il est normal que la collectivité publique participe à la fixation du tarif. Néanmoins, le Concessionnaire a en principe le droit à « l’équilibre financier » de son contrat de Concession. Dans tous les cas, même si le Concessionnaire est en relation contractuelle avec l’usager, la modification du tarif pourra être opposable immédiatement à l’usager, même sans son acceptation.
Il convient de rappeler que la loi sur l’électricité prévoit que la tarification de l’électricité sera fixée selon les principes de vérité des prix, d’égalité, d’équité et de non transférabilité des charges[15]. En particulier, la loi précise que « la vérité des prix consiste en ce que les tarifs doivent refléter tous les coûts y compris les coûts d’exploitation encourus pour l’approvisionnement des consommateurs en électricité« . La loi sur l’électricité ne prévoit cependant pas de principe de péréquation des tarifs, ce qui n’exclut pas que le ministère de l’énergie l’impose dans le contrat de concession.
Le principe fixé dans la loi sur l’électricité impose une facturation sur la base de la consommation réelle prélevée par des compteurs et prohibe toute facturation forfaitaire[16].
Les questions portant sur la libre convertibilité des devises et du mécanisme de contrôle des changes en vigueur en RDC seront aussi essentielles dans la structuration et le financement du projet. Il n’est pas exclu que les fonds et paiements nécessaires à la réalisation du projet puissent être réalisés sans que ces fonds transitent par la RDC.
3. Une approche pragmatique et historique : les réseaux de distribution d’électricité municipaux
L’émergence et l’accélération de solutions de type mini-grids, incluant production locale et réseau de distribution à l’échelle municipale, n’est pas une si grande nouveauté puisqu’elle recourt aux mêmes instruments et répond aux mêmes logiques qui ont prévalu au démarrage de l’électrification des pays industrialisés, à la fin du 19e siècle, dans un contexte d’innovations technologiques très marqué.
L’histoire de l’électricité et de ses réseaux ne s’est en effet pas écrite autrement. Les premiers réseaux électriques développés à la fin du 19e siècle en Europe,et en France en particulier, se sont constitués essentiellement à travers l’octroi de concessions de fourniture d’éclairage public municipal, malgré les batailles féroces menées par les compagnies gazières titulaires historiques de ces concessions, notamment sur le plan juridique[17], et qui voyaient l’arrivée de la distribution électriques comme une forme de concurrence illicite compte tenu de leur exclusivité.
Avant même l’électrification publique, le début de l’électrification était le fait d’une poignée d’entrepreneurs individuels locaux, désireux de bénéficier d’une technologie moins dangereuse que le gaz et capable de produire lumière et force motrice, et raccordantvia des canalisations existantes les quelques clients, cafés, restaurants et petits ateliers leurs installations mineures, dont les capacités de production et de distribution étaient extrêmement réduites[18].
L’histoire de l’électrification s’est donc écrite localement, quartier par quartier, ville par ville, avant de devenir une histoirenationale.
Il est souhaitable aujourd’hui que la RDC, en choisissant de favoriser et promouvoir l’octroi de concessions municipales et en donnant suffisamment de liberté réglementaire à un secteur en pleine mutation technologique, se donne la chance d’écrire sa propre aventure de l’électrification.
Notes
[1]Projet ESSOR, avis de publication : http://www.ucmenergie-rdc.com/wp-content/uploads/2018/09/Avis-de-pr%C3%A9qualification-version-finale.pdf
[2]Les villes proposées pour ces concessions sont les villes de Bumba (107,000 habitants), Gemena (138,000 habitants) et Isiro (192,000 habitants).
[3]Projections démographiques de la RDC : https://www.populationpyramid.net/fr/congo/2050/
[4]Les villes comptant plus d’un million d’habitants : Bukavu (1,01), Kolwezi (1,07), Goma (1,10), Mbandaka (1,18), Mwene-Ditu (1,25), Kananga (1,27), Kikwit (1,32), Tshikapa (1,45), Kisangani (1,60), Lubumbashi (2,09), Mbuji—Mayi (3,36). Kinshasa compterait environ 12 millions d’habitants. Source populationdata.net
[5]Essentiellement hydroélectrique.
[6]Il existe aussi 2 petits réseaux de transports électriques, l’un de quelques kilomètres reliant Inga à Kinshasa et l’autre reliant le barrage de Ruzizi dans le Sud-Kivu à la ville de Goma en direction du nord.
[7]Les réseaux de distribution opérationnels accusent une perte électrique d’environ 25% à Kinshasa.
[8] Cette année, BBOXXa signé avec le gouvernement de la RDC un accord pour l’électrification de 2,5 millions de personnes. Du point de vue du financement, BBOXXa réussi à mobiliser environ 4 millions de dollars pour son déploiement au Togo ; D.Light a obtenu 25 millions de dollars de la part de la Banque Européenne d’Investissement pour ses activités en Ethiopie, Uganda, Kenya, Tanzanie et Nigeria. M-Kopa a sécurisé 10 millions de dollars de la part de FinCanada.
[9]La gestion flexible des flux production et de consommation sur mini-réseaux, et d’optimisation des coûts.
[10]Loi n°14/011 du 17 juin 2014 relative au secteur de l’électricité.
[11]Article 2 de la Loi.
[12]Cela suppose notamment un contrôle renforcé de ces activités concédées de service public et le respect notamment des principes du service public. En France, un producteur d’électricité n’est pas directement considéré comme participant à une mission de service public, contrairement au gestionnaire du transport de l’électricité qui lui répond directement à l’impératif d’approvisionnement visé à l’article L.121-1 du Code de l’Energie.
[13]En l’espèce, cette activité était naturellement du ressort de la SNEL qui abandonne désormais dans ces 3 villes l’activité de production, distribution et commercialisation.
[14]Il s’agit plus exactement de la définition donnée par le commissaire du gouvernement Chardenet dans l’affaire tranchée par le Conseil d’Etat le 30 mars 1916, Gaz de Bordeaux (CE, 30 mars 1916, RDP 1916, 213 ; GAJA, p. 270)
[15]Chapitre 2 : des règles tarifaires et de la facturation.
[16]Le recours à l’évaluation forfaitaire de l’électricité s’appelait évaluation « à tant la lampe ». L’abonnement forfaitaire précisait le nombre de lampes placées chez l’abonné, avec leurs grandes caractéristiques techniques, ces éléments servant de mesure de consommation. Des estimations étaient ainsi faites (Voir Cour d’Appel de Limoges, 30 avril 1906, Dalloz 1907.2.96 et Sirey 1907.2.204).
[17]La jurisprudence du Conseil d’Etat et de la Cour de Cassation français regorge d’arrêts relatifs aux contentieux menés par les compagnies gazières aux nouvelles compagnies électriques au début du 20e siècle.