Alors que, pour la première fois de son histoire, l’Afrique tente de se doter d’instruments propres pour assurer sa défense économique en toute autonomie dans un environnement international travaillé par la concurrence, certains décideurs locaux vont-ils céder aux sirènes des compétiteurs qu’ils sont sensés vaincre ? Les réponses de Grace Nkunda, chef de la Commission Santé et Compétitivité du CAVIE.
La Rédaction : quoi attribuez-vous la faible pénétration de l’intelligence économique (IE) chez les décideurs africains malgré les actions de sensibilisation et de formation mises en place par le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique (CAVIE) depuis trois ans ?
Grace Nkunda : Premièrement, j’explique la faible pénétration de l’IE chez les décideurs africains par une méconnaissance de la valeur ajoutée que l’IE pourrait apporter dans leur processus et leur capacité de prise de décision. Ils ignorent l’impact qu’elle peut avoir dans la marche de leur entreprise. Les décideurs africains n’ont peut-être pas une bonne image ou une bonne compréhension de ce que renferme cette matière et ce concept d’IE tant qu’ils ne l’ont pas expérimentée dans le fonctionnement de leurs affaires.
Deuxièmement, je pense qu’il ne faut pas que le CAVIE s’impatiente. C’est une organisation jeune, très jeune. Je sais que nous sommes à l’ère des startups mais quand même… Ce qui est sûr c’est qu’il est plus que nécessaire de communiquer. Le CAVIE doit poursuivre ses propositions à destination du continent africain et particulièrement à destination des décideurs, des hommes d’affaire et des jeunes de ce continent. Car il est indéniable que le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique dispose de tous les moyens humains et techniques ainsi que de la connaissance nécessaires pour fournir des outils d’IE adaptés au marché africain et qui répondent aux attentes et aux besoins des dirigeants africains.
Troisièmement, tous les décideurs africains ne peuvent pas être mis dans le même panier. Clairement, certains se démarquent par leur capacité novatrice. D’autres, qu’ils soient dirigeants d’Etats, d’entreprises ou d’ONG sont dans la recherche de l’innovation et de la nouveauté. Et le CAVIE a tout intérêt à maximiser ses efforts vers ce type de profils, compétitifs et qui désirent être premiers dans leurs initiatives.
Au point où en est la marche du monde, pensez-vous que les Africains ont encore besoin que les étrangers viennent leur expliquer comment les affronter sur le terrain économique ?
Il est désolant de constater qu’encore en 2018 les dirigeants africains courent vers l’Europe ou d’autres continents pour trouver des ressources nécessaires au lieu de se rapprocher de leurs frères et sœurs africains et africaines. En dehors du minimum de respect et de dignité dont pourraient faire preuve ces dirigeants, il s’agit aussi de responsabilité économique et écologique dont il est beaucoup question ces derniers temps. Pourquoi ne pas imaginer que les circuits courts sont aussi valables lorsqu’il s’agit de ressources en Intelligence de tous genres dont l’intelligence économique.
Dirigeants africains, faire appel à un Centre africain pour aller à la conquête du monde ou pour devenir soit même une puissance, cela demande certes de l’acharnement, de la résolution et du caractère mais le jeu en vaut la chandelle. Car cela oblige à sortir du statut quo et cesser de faire comme tous les autres.
Je pense que l’Afrique et les Africains sont mûrs pour se débrancher de l’aide étrangère et recourir à d’autres ressources (internes j’entends). L’Afrique a tout ce qu’il faut aujourd’hui pour (re)construire son continent, investir dans son potentiel et son patrimoine, et utiliser ses ressources propres.
Malgré les ravages de la guerre économique, on a l’impression que l’Afrique est le seul continent où les décideurs croient au père Noël… Comment faut-il communiquer pour les décomplexer ?
Le complexe de certains dirigeants africains est d’abord d’ordre psychologique. Ces décideurs se sont laissés enfermés dans des schémas dans lesquels ils ont du mal à sortir aujourd’hui. Donc, pour en être libérés, ils ont besoin de fournir énormément d’efforts, c’est même surnaturel que de leur demander d’agir différemment de leurs habitudes qui datent des dizaines d’années si ce n’est plus (l’esclavage et la colonisation sont passés par là et ont laissé des séquelles encore visibles dans les mentalités et les esprits de ces dirigeants).
Premièrement, il faudrait les aider à retrouver leur fierté. Fierté d’être Africains et Africaines. C’est aux dirigeants africains d’aider leur continent à retrouver son honneur bafoué.
Deuxièmement, l’Afrique a besoin de restaurer son image. Cela ne se fera pas tout seul. Malgré tous les atouts dont dispose le continent, rien ne se fait par magie. Sinon Dieu n’aurait pas créé les humains. Il a voulu l’homme et la femme pour faire son œuvre sur la terre et non passer leur temps à se divertir. Je vous partage une phrase que j’ai entendu cette semaine et qui m’a beaucoup marquée « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. » (Pensée de Pascal Blaise sur la misère). Inutile de se cacher derrière des justificatifs, les décideurs africains ont le devoir de montrer l’exemple et d’agir. Il importe de sortir de sa zone de confort pour aller sur les terrains qui nous répugnent. Il importe de regarder son handicap en face pour trouver les remèdes et accéder à la guérison.
Troisièmement, il est temps que les dirigeants africains cessent de chercher à plaire à leur maîtres étrangers et commencent à travailler pour leurs peuples. Il est temps qu’ils cessent de dominer sur leurs peuples et qu’ils commencent à servir ceux pourquoi ils ont voulu être à la tête.
Ainsi, les complexes de peur, d’asservissement et de honte pourront être remplacés par la sérénité d’un peuple retrouvé, d’un continent unifié et de dirigeants en paix avec leurs concitoyens. Car il ne faut pas se mentir, tout le monde est en quête de paix. A bon entendeur…
Interview réalisée par la Rédaction