Pour commencer, comment présenter Mouna Kadiri à nos lecteurs ?
Question difficile. Techniquement, je suis un bipède de sexe féminin, Marocaine, Africaine, appartenant à l’espèce humaine (rires). Au-delà, je suis heureuse et fière d’être au service des énergies engagées dans le développement de notre continent. A travers mon travail, à travers le groupe Attijariwafa bank, et son actionnaire de référence, le fonds d’investissement panafricain Al Mada, j’ai la chance de voir évoluer de grandes structures. Les voir, écouter les enjeux des sociétés dans lesquelles elles évoluent et écouter également leurs ressources, proposer des idées et leur donner la possibilité de les mettre en oeuvre. Je suis témoin de l’impact positif, fruit de cette vision du monde. Et c’est très encourageant, car nous produisons du sens. L’idée d’être portée par des structures apprenantes, et le bilan des dix dernières années sur la connaissance intra-africaine et les liens noués entre les différentes communautés du continent grâce à ce travail, me conforte dans cette volonté de poursuivre le mien, à mon humble niveau, au service d’une Afrique qui avance, par elle-même.
Vous évoluez dans le secteur de la finance et de la communication. Le fait d’être femme est-il un handicap ou un atout?
Vous savez, la chose n’a que l’importance qu’on lui accorde. Personnellement cela n’a jamais été un sujet pour moi. J’ai conscience que c’est un sujet pour notre société, le rapport à la femme étant encore emprunt de névroses et d’atavismes collectifs non réglés. Mon environnement a la liberté de me considérer comme il le souhaite, au gré de ses références. C’est son droit, tant que cela n’altère ni mes valeurs, ni n’entrave le travail que je dois délivrer. A la condescendance et au machisme (soyons honnêtes, il y a au moins un siècle de travail sur ce plan), je réponds par le travail et le livrable. A l’humour mal placé et primitif que l’on rencontre de temps en temps, je ne réponds pas et fais preuve de compassion pour ceux qui en sont encore là, ceux-là même qui prétendent porter en eux la «modernité». Je crois qu’il est de la responsabilité de chacun d’en faire un sujet ou non. Ce qui prime ici, c’est le travail, la compétence et le résultat. Femme ou homme.
Comment, avec votre regard de communicant, analysez-vous le fait que très peu de femmes occupent les postes de PDG et DG de banques, de compagnies d’assurance et d’entreprise financières?
Hélas, le trend est mondial avec bien sûr des statistiques bien plus affolantes dans nos sociétés qu’ailleurs. Il en est de même pour l’égalité de rémunération à iso-périmètre. En moyenne les femmes sont payées 30% en moins que les hommes. Qu’en conclure à votre avis? Les femmes ont bon dos je trouve. La société devrait les remercier pour leur magnanimité, car finalement elle garantissent par là une forme de paix des braves. Mais techniquement il est inacceptable d’être moins rémunéré pour un même travail. Cela crée un sentiment d’injustice très fort. De même qu’il est appauvrissant pour une entreprise de ne pas oser promouvoir les compétences féminines et les mettre dans la course au mérite, avec sincérité, j’entends. Aujourd’hui il y a une relative prise de conscience au sein de certaines structures mais le chemin est long, et sera parsemé d’erreurs. L’on verra les nominations de complaisance parcequ’il s’agit d’une femme, l’on verra les nominations de femmes incompétentes pour discréditer les autres femmes compétentes. L’on verra des femmes à des postes clés se comporter de manière régressive pour l’avancée des droits des femmes. Ce n’est pas grave. Le chemin est pris.
Toutefois, soyons lucides, le prérequis à ce cheminement est un vrai dialogue et une conviction profonde d’inclusion féminine. L’idée ici est de ne pas mettre dos à dos hommes et femmes, mais de comprendre ensemble le même enjeu. Et ce n’est pas encore gagné! pour l’instant les forces en présence envisagent le sujet sous l’angle de la préservation de positions dominantes. Nous n’avancerons pas beaucoup ainsi. Or, il est fondamental de changer de paradigme.
Presque toutes les grandes institutions et entreprises ont adopté une approche genre dans leurs politiques de ressources humaines. Qu’en est-il exactement d’Attijariwafa bank et Afrique Développement?
Pour Attijariwafa bank, près de la moitié de ses collaborateurs sont des femmes. Une large majorité opère dans l’opérationnel et le middle management. Les instances de gouvernance comportent également des compétences féminines de haute facture et dont nous sommes fiers. Le sujet du genre est également débattu en interne au sein des diverses instances et même sur des sujets de détails. Le souci de représentativité est présent. Le cheminement du groupe Attijariwafa bank est assez rapide. Seulement ce sont aussi aux femmes et aux hommes travaillant au sein du groupe de prendre aussi leur responsabilité sur un sujet qui n’est pas circonscrit à la porte du bureau de travail. C’est un sujet de société et de conviction. Etre une femme n’implique pas être engagée pour faire évoluer le sujet des femmes. Et être un homme n’implique pas nécessairement être contre l’émancipation du genre.
Pour Afrique Développement, nous avons un brassage culturel tel entre nos différents pays, et un dynamisme d’activités si fort; qu’honnêtement on ne se penche pas sur le sujet en ces termes. En revanche, je me dois de revenir en arrière sur cette question. Voyez vous la situation est telle dans notre continent, que nous devons dissocier deux choses et nous concentrer collectivement sur la première pour aborder la conscience tranquille la deuxième:
1. Ce qui est du ressort du vital, là où il y a un enjeu de survie
2. Ce qui est du ressort de l’approche genre d’un point de vue, disons institutionnel
Pour ce qui est du ressort du vital, saviez-vous que la première cause de mortalité maternelle en Afrique est l’accouchement? Devant le Sida et les guerres?
Chaque année, à l’ère du coeur artificiel, près de 200.000 mamans meurent pendant qu’elles donnent la vie, laissant un million d’orphelins. Savez vous pourquoi? Parce qu’il n’y a pas assez de sages-femmes pour les accompagner…parcequ’il n’y pas assez de structures pour les aider.
Comment accepter de discuter de tout autre chose quand on en est encore là? Comprenez-vous l’enjeu ici? Je saisis cette occasion pour faire un appel à la mobilisation en faveur des énergies engagées pour lutter contre cela. Je ne peux pas concevoir, en tant qu’Africaine, que l’on puisse me donner des leçons sur l’intelligence artificielle alors que nous mourons encore parce que l’on donne la vie. Voyez-vous, ça c’est révoltant. ça sape gravement le moral. Nous sommes en 2019.
S’agissant de l’approche genre, pour Afrique Développement, honnêtement, nous ne souscrivons pas au champ lexical en vigueur que l’on peut trouver dans certains rapports internationaux. Nous travaillons, tous les jours, sur le terrain, et le brassage culturel est tel, et l’implication des femmes en l’occurrence est telle, que nous n’envisageons pas les choses ainsi. Dans la vraie vie, s’agissant de notre continent, c’est à ceux qui écrivent les rapports, de dessiner la réalité, et non à la réalité de s’adapter à leur terminologie. Je suis fière de voir que dans cette dynamique une trés forte présence des femmes chefs d’entreprises. Bien entendu la bataille pour la représentativité au sein des instances décisionnaires de grandes structures privées ou des organismes publics est encore à mener. Mais nous avons de très beaux exemple sources d’inspiration. Le brassage fruit d’Afrique développement fait office de véritable moteur pour ce point.
Pour finir, pensez-vous qu’il y ait une touche féminine particulière aux femmes dans leur manière de gérer ou de coacher qui soit différente de celle des hommes?
Non je ne pense pas. C’est un cliché éculé. Le féminin et le masculin sont en chacun de nous, que l’on soit bipèdes de sexe féminin ou de sexe masculin (sourires). Maintenant à la charge de chacun de trouver son bon équilibre pour être le meilleur leader/manager possible. Vous trouverez dans la «nature» tous les cas et leurs contraires.
Propos recueillis par Adama Wade