Prenant à contre pied le narratif extérieur en vogue autour de l’expression«Africa rising», Carlos Lopes identifie 8 défis de l’Afrique dans un livre événement intitulé justement « l’Afrique en Transformation » salué à la fois par l’Académie Russe des Sciences, l’Université George Washington et, entre autres, par l’Université de Saô Paulo comme l’ouvrage à lire pour comprendre les dynamiques de ’Afrique actuelle.
Si l’Afrique a triplé son PIB sur les 20 dernières années, réalisé des progrès dans les secteurs de l’éducation et de la santé, amélioré ses systèmes de gouvernance, créé la deuxième région la plus attractive du monde pour les IDE et réduit la pauvreté en dépit de l’explosion de la démographie et de l’urbanisation rapide, rien ne permet de dire que la transformation économique et sociale y est effective.
Aux yeux de l’ancien secrétaire général de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (ECA), l’industrialisation n’est pas une option : c’est le passage obligé vers la transformation économique et sociale. «Pas seulement pour fabriquer des usines et produire des biens mais aussi parce que l’industrialisation est la voie pour changer le système de production et moderniser l’écosystème économique».
L’analyse de Lopes, pétri d’arguments et de références économiques, va bien loin des chiffres sur les fortes croissances africaines, les augmentations des revenus par tête d’habitants ou encore l’explosion du parc de la téléphonie mobile. Pour s’interroger sur le sens de la transformation dans l’histoire du développement économique depuis la révolution industrielle qui a pris pied au coeur de l’Europe au 17 ème siècle.
Les 8 défis de la transformation africaine, identifiés par l’auteur, vont du choix des politiques de développement, à la réforme de l’espace politique, au respect de la diversité (évident dans un continent comptant 2 110 langues vivantes, soit 30% du stock mondial) en passant par l ‘industrialisation, l’augmentation de la productivité agricole, la revitalisation du contrat social, la prise en compte du changement climatique et la mise à profit de la relation entre l’Afrique et la Chine.
Le lien polémique entre démocratie et développement est posé par le livre qui remonte en arrière pour rappeler au lecteur le débat constant entre l’efficacité du système libéral ou socialiste en matière de développement. La tendance est de nos jours à la division entre États en développement à tendance autoritaire et démocraties ouvertes qui, malheureusement, produisent souvent des élites néo-patrimoniales ou à la recherche de rentes. La démocratie comme l’illustre le Botswana et Maurice est-elle une condition sine qua none pour le développement ?
Eclatement du consensus de Washington
Ces interrogations sur le système de gouvernance et le choix des politiques économiques interviennent dans dans un contexte d’éclatement du fameux Consensus de Washington. Carlos Lopes rappelle dans le livre que le terme «consensus de Washington» provient d’un simple ensemble de dix recommandations identifiées par l’économiste John Williamson en 1989 et concerne la discipline budgétaire, l’élimination des obstacles aux IDE, la privatisation des entreprises publiques et, pour résumer, l’inviolabilité du droit de la propriété. Ce consensus alors partagé par les puissants de Washington (Administration des Etats-Unis, le Congrès, le FMI et la Banque Mondiale) a perdu de sa superbe.
Le FMI et la Banque Mondiale ont pris la distance avec leurs préceptes des années 80 et 90. Les Nations Unies cultivent l’ambiguité alors que l’OCDE semble, à la sortie de la crise financière de 2008, avoir adopté un quasi-consensus keynesien en ce qui concerne le rôle de l’Etat. En Afrique, les faibles performances des politiques d’ajustements structurels prescrites à partir de la vision néolibérale ont eu l’effet de susciter le débat. Le PIB du continent s’est seulement accru de 1% entre 1979 et 1992 contre 5% pour l’Asie de l’Est et les régions du Pacifique caractérisées par des Etats jouant un rôle actif dans la promotion industrielle et les politiques sociales.
La période 1975-1990 a vu la part du continent dans les exportations mondiales baisser de moitié. En clair, la notion néo-classique de l’efficience du marché contestée par John Maynard Keynes (appelant à une intervention active de l’Etat pour la régulation de la monnaie et l’augmentation de la dépense publique durant la Grande dépression) a rencontré ses limites. Le choix du taïwanais Justin Lin, ancien militaire qui a rallié la Chine continentale, comme chef économiste de la Banque Mondiale, fut une surprise.
Défenseur du modèle de développement de son pays (lequel modèle repose sur le rôle de l’Etat), Lin, au sein des institutions de Bretton Woods, est la preuve que le changement s’est opéré. Dans son analyse, Lopes passe en revue le point de vue de plusieurs économistes comme Thomas Piketty, auteur du monumental « Capitalisme au XXIème siècle » analysant le creusement des inégalités dans les sociétés modernes (une problématique prise à bras le corps par le FMI), Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI (2008-2015) qui estime que la pendule a bougé vers l’Etat dans son opposition classique à la régulation par le marché. Autre signe du changement de doctrine au FMI, la crise irlandaise.
Quand la banque centrale de ce petit pays européen a mis en place un plan de réduction de dette de 30 milliards de dollars, le meilleur syndicat des contribuables fut, paradoxalement, le FMI. Bref, on est loin de la sévère critique de Michel Camdessus alors directeur du Fonds, expliquant la crise financière asiatique de 1998 par un problème de faible gouvernance et préconisant des mesures draconiennes.
Bref, en Afrique, l’Etat Westaphalien battu sur la notion de souveraineté nationale aura, en plus du défi du développement économique, le rôle de conduire le processus d’intégration régionale et continentale comme alternative à la globalisation. La transformation selon Lopes passe donc par l’industrialisation. L’Afrique de l’ère post Consensus de Washington a la chance extraordinaire de tracer sa propre route. En regardant un peu la Chine, gigantesque partenaire en passe de dépasser l’OCDE dans l’aide au développement, la dette et les investissements envers le continent noir.