Adama Wade, envoyé spécial.
«L’Europe doit apprendre à regarder l’Afrique avec des lunettes africaines». Cette citation n’est pas d’un activiste européen d’extrême gauche ou d’un Afro-centriste. C’est le président du parlement européen, Antonio Tajani, qui a défendu cette assertion, le 18 juin 2019, à l’ouverture des Journées Européennes de Développement (JED) devant Jean Claude Junker, président de la Commission Européenne, les présidents Paul Kagamé du Rwanda, Macky Sall du Sénégal, Jorge Carlos Fonseca du Cap-Vert et les premiers ministres Charles Michel de Belgique et Lotay Tshering du Bhoutan.
Face à ces officiels de premier rang et devant une assemblée nombreuse d’experts et d’observateurs, le président du parlement européen a défendu «un vrai Plan Marshall pour l’Afrique abondé par des investissements massifs du secteur privé». En phase avec Jean-Claude Junker, le président du parlement européen se veut concret : «Ma proposition est de financer dans le prochain budget de l’Union un plan de 50 milliards d’euro pour mobiliser jusqu’à 500 milliards d’investissement en infrastructures, formation, accès au finance, soutien aux PME etc…». Sera-t-il entendu dans une Europe en proie à la montée des partis populistes ?
Il faut le dire, si cette 13ème édition des Journées européennes du développement était consacrée justement à lutte contre les inégalités, l’exclusion sociale et les discriminations, c’est surtout la question migratoire qui a ravi la vedette. Alors que 80% des migrants restent en Afrique et que les premiers migrants dans le vieux continent sont plutôt asiatiques , le continent noir est vu dans l’espace public européen comme la principale cause du phénomène. A lui seul, le Niger accueille 400 000 réfugiés, soit 2 à 4% de ses habitants, rappelle un officiel de ce pays. «Les jeunes africains se déplacent à la recherche des opportunités», relatera pour sa part, Judicaelle Irakoze, Young Leader, d’une voix énergique qui a suscité des applaudissements, dans un panel tenu un peu plus tard et consacré à la question.
Interrogé en marge de la conférence de presse par Financial Afrik sur la politique de double standard en matière de mobilité entre l’Europe et l’Afrique, Stefano Manservisi, Directeur Général de la Coopération internationale et du développement de l’UE, l’a dit non sans hésitations : «Mobilité et investissements vont ensemble». Et de lancer un vigoureux «travaillons ensemble pour la mobilité». Il s’agit bien sûr de la mobilité sociale qui concerne les pays industrialisés et le global South dans son ensemble. «La globalisation engendre de la croissance mais pas de la redistribution», poursuit Stefano Manservisi qui rappelle que 26 personnes détiennent autant de richesses que la moitié de l’humanité, soit 3,7 milliards d’habitants.
L’Afrique n’échappe pas à cette analyse. «Le continent africain présente des cycles de croissance interessants mais peu de politiques publiques efficientes», poursuit le responsable européen en conférence de presse. «Le global South n’investit pas suffisamment dans la culture», remarque-t-il. Des artistes dont la malienne Rokhaya Traoré ont lancé un manifeste en 10 points en faveur de la prise en compte de la culture dans la politique publique. «La culture est l’un des puissants leviers de création d’emplois durable dans le monde», estime Stefano Manservisi.
En attendant, ces journées européennes, au delà du phénomène migratoire, ont mis l’accent sur le danger des populismes. «Le risque de désillusions et colère qui émanent de ce creusement des inégalités conduit à l’instabilité.
En effet, l’inégalité est la source des populismes et des nationalismes, du repli sur soi et de la critique du multilatéralisme et des organisations internationales», déclare le président du parlement européen.
Cette défiance vis-à-vis des institutions internationales (peut-être alimentées par l’unilatéralisme américain, mais sur cela, le président du parlement européen n’en dira mot) semble d’autant plus paradoxal que ce sont ces institutions (ONU, FAO, FIDA, PNUD, HCE, etc) qui sont en première ligne et luttent contre les disparités. «Je pense notamment à l’agenda 2030 des Nations Unies et ses Objectifs du développement durable, en particulier l’Objectif 10, celui de réduire les inégalités». Cet objectif 10 a été largement évoqué par la Reine Mathilde de Belgique, très engagée sur la réduction des inégalités.
Mais, s’agissant du développement de l’Afrique, la vraie réponse repose avant tout sur des politiques publiques prenant en charge les questions de l’inégalité, à travers la restauration des secteurs de la Santé et de l’Education dans un contexte de vulnérabilité face aux changements climatiques : «il n’est pas normal que l’Afrique soit le continent le plus touché par les effets du changement climatique alors qu’il est celui qui pollue le moins», déclare M. Tajani après que les présidents Paul Kagamé et Macky Sall aient, chacun en ce qui le concerne, vanté les atouts de leurs pays respectifs.
« Seuls des investissements importants pourront générer une croissance suffisante et donc plusieurs millions d’emplois en mesure d’absorber l’explosion démographique africaine et, in fine, de réduire les inégalités », poursuit M. Tajani dans une posture incantatoire à la limite qu’il reste à concrétiser par des politiques communes. «Il ne faut pas oublier que si nous n’agissons pas nous pouvons très vite revenir en arrière».
Et Tajani de prendre un exemple clivant dans les rapports entre le Nord et le Sud: «Rien n’est acquis. Pas même les libertés fondamentales. Le Venezuela est un exemple flagrant. Un des pays les plus riches d’Amérique Latine qui est devenu un des plus pauvre. Un des plus démocratiques, qui, en quelques années, est devenu l’un des plus autoritaires où les libertés acquises se sont vues retirées». C’est clair que quand l’Europe ne voit pas le monde avec les lunettes européennes, elle arbore celles de l’Oncle Sam.
Cette peur des lendemains populistes a été atténuée par les propos souriants du premier ministre du Bhoutan, qui a évoqué leur concept de «Bonheur national brut», battu sur une croissance qualitative autour des ressources humaines et que d’aucuns, dans la vieille Europe, rapprochent de la si vantée décroissance heureuse.