Par Mamadou Ismaïla KONATE Avocat à la Cour Barreaux du Mali et de Paris.
On voudrait à la fois passer de vie à trépas, changer de république, renverser le régime démocratique, anéantir les institutions républicaines que l’on ne s’y serait pas pris autrement. Ils sont nombreux ces hommes de pouvoir au comportement en deçà de la loi et du droit, assimilable à bien des égards à un parjure.
Par son communiqué du 7 juin dernier, le Gouvernement de la République du Mali indique avoir adopté « un projet de loi organique portant prorogation du mandat des députés à l’Assemblée Nationale ».
En matière démocratique, la prorogation du mandat des députés n’est pas en soi une avancée. Bien au contraire, c’est un recul puisqu’il est le signe évident de la négation du droit de vote des citoyens et de leur liberté de s’exprimer à travers un scrutin libre et régulier.
Quel peut être le but de la manœuvre gouvernementale malienne, aux allures plutôt négationnistes :
- S’agit-il de maintenir en vie des élus peu ou prou en phase avec leurs électeurs ?
- Cela vise-t-il à rétablir des députés à l’Assemblée nationale, les doter de pouvoirs mis au service d’intérêts particuliers, en total déphasage avec les attentes du peuple ?
- Est-ce un moyen détourné pour faire échec au principe de l’alternance au pouvoir ?
- Entend-on nier le droit de suffrage si chèrement conquis par le peuple malien ?
En attendant de connaître les réponses à ces interrogations, les constatations faites concernant la démarche politique qui vise à prolonger les mandats des députés maliens paraissent troublantes.
- Le fait que la demande de prolongation de mandat des députés à l’Assemblée nationale du Mali provienne essentiellement du secrétaire général des Nations unies est anormal. Or, ce dernier l’a clairement exprimé dans son rapport trimestriel en date du 31 mai 2019. Une chose est pour lui de le demander, une autre est, pour les autorités maliennes, de lui répondre. Mais, la réponse à cette demande ne doit pour autant en rien contrarier l’intérêt supérieur du Mali. Le contexte politique, les divers aléas et les obstacles juridiques doivent servir de cadre à cet effet. Et ils ne peuvent être passés sous silence.
Pour rappel, les députés ont été élus la première fois en 2013, pour un mandat de cinq ans. Ce mandat de durée fixe a expiré le 31 décembre 2018. Pour le proroger, le gouvernement a sollicité et obtenu l’avis (N°2018-02/CCM du 12 octobre 2018) de la Cour constitutionnelle. Le contexte sécuritaire grave, ayant le « caractère de force majeure », ne permettait pas d’organiser un scrutin. La Haute Cour a, dans son avis, rappelé « la nécessité d’assurer le fonctionnement régulier de l’Assemblée nationale » qui est un objectif majeur de gouvernement. La loi organique n°2018-067 du 06 décembre 2018 est intervenue dans ce contexte. Les députés à l’Assemblée nationale ont prorogé de six mois leur propre mandat, en fixant le terme au 30 juin 2019.
À l’arrivée du terme de six mois, une seconde prorogation est sollicitée. Du coup, le mandat des députés s’étire sur une durée de presque sept ans, non pas par la volonté du peuple souverain, mais à coup d’oukases.
La souveraineté populaire est-elle passée du peuple au pouvoir exécutif ?
L’autoritarisme ne débute-t-il pas par la dictature du droit ?
Les prémisses de l’autoritarisme apparaissent dans les agissements des gens de pouvoir, chaque fois qu’ils sont en contrariété avec les objectifs d’intérêt général.
Pour cette seconde prorogation, le gouvernement malien s’est abstenu de solliciter l’avis de la Cour constitutionnelle. En agissant ainsi, il prend une liberté totale avec la Constitution. Sans doute que pour lui, le premier avis, favorable, vaut pour cette seconde prorogation.
En tout état de cause, ces prorogations successives de mandats politiques, même autorisées par la Cour constitutionnelle sur des bases et fondements juridiques nettement discutables et fort contestables, ne sont pas sans incidences quant aux
« best practices » politiques et démocratiques. Ce sont ces best practices qui ont d’ailleurs valu au Mali d’antan la sympathie des nations libres et démocratiques du monde. Un gros leurre …puisque l’Etat malien s’effondre progressivement et les acquis politiques et démocratiques ne sont plus que chimères.
C’est une véritable logique juridique qui est attachée à la durée des mandats des élus. Faut-il le rappeler, la durée du mandat des députés est d’essence constitutionnelle. Cette durée est inscrite de manière fixe dans le texte de la Constitution, qui n’en prévoit aucune modification possible pour ce qui concerne le Mali. C’est pour cette raison que la prorogation du mandat des députés viole la loi fondamentale et méconnaît des dispositifs communautaires comme le Protocole sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de Règlement des conflits de Maintien de la Paix et de la Sécurité. L’article 2, 2ème du texte précité, prévoit que « Les élections à tous les niveaux doivent avoir lieu aux dates ou périodes fixées par la Constitution ou les lois électorales ».
La première prorogation a reçu un avis favorable du juge constitutionnel. Même si cet avis n’a pas une force contraignante au même titre que les arrêts de la Cour, il confère tout de même une présomption de légalité constitutionnelle. Quant à la seconde prorogation, elle intervient dans un vide constitutionnel total. Du coup, la violation de la loi et des règles fondamentales de la démocratie apparaissent de manière plus évidente encore. Or, le droit ne doit pas servir comme instrument de manipulation ou de domination politiques. Les termes du communiqué gouvernemental et les motifs invoqués paraissent bien incohérents. Le rappel du contexte sécuritaire difficile de l’époque, pour soutenir que l’élection des députés est impossible, est une incongruité. Les difficultés évoquées, même lorsqu’elles ont « Le caractère de force majeure… » ne peuvent être de nature à entraver « Le respect scrupuleux des dispositions constitutionnelles et législatives et la nécessité d’assurer le fonctionnement régulier de l’Assemblée nationale». N’est-ce pas ce contexte sécuritaire d’hier qui a servi de cadre à l’élection présidentielle ?
Sans doute que conscient de la faiblesse de l’argument alors que le contexte de l’élection présidentielle n’a pas véritablement varié depuis, le gouvernement y a ajouté « L’accord politique de gouvernance » pour justifier davantage la prorogation jusqu’au 2 mai 2020 du « …mandat des députés de la Vème législature afin de réunir les conditions optimales à la bonne organisation des élections ».
Les exemples de prorogation de mandats ne sont pas légion au Mali. Par le passé, les événements du 22 mars 2012 sont venus mettre un terme au processus électoral devant initialement avoir lieu en juillet 2012. En dehors de cette hypothèse, le report du mandat des députés est presque inédit dans l’histoire politique post 1991 de l’État au Mali. Les premières demandes de prorogation sont nées plus récemment.
Du point de vue des principes, le report d’un scrutin et la conséquence qui y est liée, la prorogation de mandat, manque de base légale au Mali. Qui plus est sans fondement juridique. En effet, aucune disposition dans la Constitution du 27 février 1992 n’y fait référence. L’article 70 stipule simplement que « La loi détermine … les principes fondamentaux […] du régime électoral ».
Le point relatif à la durée du mandat est tellement important dans le constitutionnalisme africain que certaines constitutions, comme celle du Niger par exemple, interdisent expressément la prorogation de mandat. Elle indique en son article 47 qu’« En aucun cas nul ne peut excéder deux mandats présidentiels ou prorogation pour quelque motif que ce soit ».
Dans les autres textes constitutionnels, lorsque la prorogation est rendue possible, elle ne l’est qu’à travers une disposition expresse et claire et n’intervient que de manière exceptionnelle. Les conditions qui précèdent la prorogation sont aussi précises que les modalités et les procédures qui la mettent en œuvre. Toutes ont un fondement constitutionnel.
C’est le cas de la Constitution algérienne du 26 novembre 1996. Cette dernière prévoit dans ses articles 9, 90 et 102 les cas précis, et la procédure de prorogation des mandats électifs nationaux.
C’est aussi le cas de la Constitution de la République de Guinée à l’article 34 de sa constitution de mai 2002 modifiée.
Au sujet de la délicate question de la durée des mandats politiques de manière générale, Jean-Jacques ROUSSEAU, pour mettre en avant leur caractère « figé », disait qu’il voulait une durée « fixe et périodique », « que rien » ne devrait venir l’ « abolir ni proroger ».
L’État du Mali est signataire de nombreux engagements internationaux et communautaires qui visent tous à consolider la démocratie et fortifier l’État de droit. D’ailleurs, le juge constitutionnel malien n’a-t-il pas explicitement intégré le droit communautaire issu du traité de la CEDEAO dans le bloc de constitutionnalité ?
Au nombre de ces instruments qui lient et obligent l’État du Mali, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance et la Charte africaine de 2007, dite Charte d’Addis Abéba. Ce texte soutient entre autres « que la tenue régulière d’élections au suffrage universel va de pair avec la stabilité politique ». Parmi les objectifs poursuivis par ce texte, « la tenue régulière d’élections transparentes, libres et justes » dans le dessein « d’institutionnaliser une autorité et un gouvernement légitimes ». Il vise également à favoriser « les changements démocratiques de gouvernement… » au moyen de l’alternance (article 2 de la Charte africaine de 2007).
Enfin, il impose aux États-parties signataires, dont le Mali, de « tenir régulièrement des élections libres et justes », et ce conformément à la « Déclaration de l’union sur les principes régissant les élections démocratiques en Afrique » (article 17).
S’agissant de la prorogation des mandats, notamment à l’occasion du report de scrutin, la Constitution française de la Vème république est aussi muette sur le point que celle du Mali. Pas étonnant, l’une a inspiré l’autre et les sœurs siamoises ne sont même plus jumelles.
Pour la petite histoire, le Président François Hollande a, par le passé, envisagé le report des élections locales de 2015 à 2016 en France. Cette simple évocation a provoqué un tel tollé dans la classe politique française que l’ancien Premier ministre François Fillon n’a pas hésité à comparer la France dans laquelle le report de l’élection était envisagé aux « pays totalitaires ».
Il est vrai que le propos était grave ! Pour autant, était-il exagéré ?
Malgré la gravité du ton de l’ancien Premier ministre Français, l’on ne saurait tout de même se contenter de refuser le fonctionnement normal et régulier des institutions étatiques, au nom de ce que le report d’élection à une date ultérieure ne peut pas être envisagé, faute de prescription constitutionnelle ! En la matière, ce qui vaut pour la France vaut également pour le Mali.
Saisi de la question, le Conseil constitutionnel s’est exprimé :
- En premier, il s’est interrogé sur la compétence du législateur organique pour modifier la durée de la législature. S’agissant du Mali, l’article 61 de la Constitution indique que « Les députés sont élus pour cinq ans au suffrage universel direct ». Et c’est une loi qui « fixe les modalités de cette élection ». Aucune allusion à une loi organique, encore moins à la durée du mandat des députés, fixée une fois pour toutes dans la Constitution malienne.
- En second, le Conseil
constitutionnel français s’est également interrogé quant à la constitutionnalité
au fond de la loi, que cette dernière soit organique ou ordinaire au
Mali :
- Par sa jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel s’assure dans ce cas que :
- dans la démarche de prise d’une loi de prorogation, le législateur ne méconnaisse aucun principe ni règle de valeur constitutionnelle ;et que les modalités retenues pour atteindre cette prorogation n’apparaissent pas comme « manifestement inappropriées ».
Ce faisant, le Conseil constitutionnel impose au législateur le respect de l’article 3 de la Constitution de la Vème République française qui implique que « les électeurs soient appelés à exercer, selon une périodicité régulière, leur droit de suffrage ». dont l’équivalent est la disposition contenue dans l’article 2, 2ème du Protocole précité. En l’occurrence, le Conseil constitutionnel avait été saisi d’une demande de prorogation de délai du gouvernement français qui visait à faire précéder l’élection des députés par celle du président. À cette occasion, le Conseil constitutionnel est intervenu pour constater que cet objectif n’était « contraire à aucun principe ni à aucune règle de valeur constitutionnelle ». Il a également examiné la démarche de prorogation de mandat qui ne doit pas avoir pour « objet d’allonger de façon permanente la durée du mandat des députés, lequel demeure fixé à cinq ans ». La prolongation de la législature de « onze semaines » est apparue aux yeux du Conseil constitutionnel comme « strictement nécessaire » au but poursuivi.
Le cas du Mali est tout autre.
Le mandat des députés aura été prolongé au total de dix-huit mois, tenant bon compte de cette seconde prolongation, soit plus du quart du mandat d’une durée de cinq ans. Une telle prolongation de dix-huit mois (cinq cent quarante-sept jours), contre soixante-dix-sept jours en France ne remet-elle pas en cause l’impératif de consulter les électeurs « selon une périodicité régulière » ? Cette prorogation n’est-elle pas « manifestement inappropriée » ? Ne prolonge-t-elle pas de « façon permanente la durée du mandat des députés » pour la faire passer de cinq ans à six ans et demi ? Ne viole-t-elle pas le droit de suffrage du citoyen malien ?
Assurément oui, puisqu’en démocratie, le droit de suffrage apparait comme l’un des droits fondamentaux du citoyen. Il assure le bon fonctionnement de cette dernière. Il apparait également comme le moyen qui correspond le mieux à l’étymologie du mot démocratie, à savoir, « démos » : le peuple, « kràtos » : le pouvoir. Il confère la souveraineté au peuple. Lamartine le qualifiait de « sphinx terrible des temps modernes, dont personne ne connaît l’oracle ». Il ne doit souffrir d’aucune obstruction.
Dans sa thèse intitulée « De la nature du droit de vote », soutenue en 1903, F. Sauvage décrivait le sentiment des peuples de cinquante ans auparavant, qui ne cessaient d’ériger « des barricades et renversaient les gouvernements pour obtenir le droit de suffrage ». Pour cet auteur, ces peuples croiraient aujourd’hui « à une plaisanterie » s’ils apprenaient que « par un retour imprévu des choses, les souverains voudraient à leur tour mettre à l’amende ou jeter en prison tous ceux qui n’useraient pas du droit conquis ». Comme dans cette contrée décrite par F. Sauvage, le droit de suffrage a été obtenu de haute lutte et souvent avec effroi. Dès lors, toutes les résistances sont les bienvenues contre les tentatives de sa confiscation en République du Mali.
La prorogation sans base légale aucune de la durée des mandats politiques ne doit pas rester sans suites. En République démocratique du Congo, la proposition du président de la CENI, Corneille Nangaa, de lui ajouter 504 jours après l’enrôlement du dernier électeur pour préparer les élections a été considérée là-bas déjà comme « une confiscation du droit de vote de tout un peuple, une déclaration effective de guerre contre la démocratie » par des partis politiques congolais regroupés au sein du « G7 ».
Le suffrage universel consiste en la reconnaissance du droit de vote à l’ensemble d’une communauté de citoyennes et de citoyens. Au Mali, il est garanti par la Constitution. Il est l’expression de la souveraineté populaire et de la volonté générale dans un régime démocratique. Dans sa version moderne, il est individualisé, c’est-à-dire qu’il s’effectue selon le principe « une personne égale une voix ».
Le contexte politique actuel du Mali est caractérisé par une débandade politique suivie d’une série d’actes manqués, frisant le chaos et mettant à nu des responsabilités insoupçonnées.
À ce propos, Frantz FANON n’a-t-il pas écrit dans Les Damnés de la Terre, en 1961 déjà, que « NOUS NE SOMMES RIEN SUR TERRE, SI NOUS NE SOMMES PAS D’ABORD L’ESCLAVE D’UNE CAUSE, CELLE DES PEUPLES ET CELLE DE LA JUSTICE ET DE LA LIBERTÉ. ».