Par Luc Kpenou, Manager régional de marché (GIM-UEMOA).
Au fil des années et malgré les efforts des différentes parties prenantes force est de constater que le paiement électronique dématérialisé peine à décoller. Même l’arrivée des EME (Émetteur de Monnaie Electronique) et le développement des services financiers numériques via mobile n’y ont rien changé. Que ce soit par carte ou via les téléphones mobiles, les paiements stagnent autour de 5 à 7 % et rien ne semble indiquer que la donne va radicalement changer si rien n’est fait.
Il y a certes une forte dose de sociologie pour expliquer en partie ce constat, mais face à cette impasse, et pour réduire la circulation massive du cash dans la zone UEMOA, ne faut-il pas avoir le courage de revoir le modèle économique du paiement électronique et oser réinventer un modèle qui a du plomb dans l’aile ? Qui n’a jamais fait face aux réticences d’un commerçant face à la possibilité de payer par carte ou par monnaie électronique ? Dans certains cas, il n’est pas possible de payer en dessous d’un montant seuil de 10.000 F CFA en moyenne et d’après nos constats (ce qui est encore une entrave majeure).
Combien de banquiers n’ont pas essuyé de refus des commerçants n’acceptant pas de reverser des commissions sur les transactions par TPE ou effectuées par le canal du digital ? Qui n’a jamais été confronté à l’obligation de devoir supporter un surcoût ou une surcharge supplémentaire avant d’utiliser sa carte sur un TPE (pratique qui constitue normalement une violation réglementaire) ? L’un des freins au développement de cette activité, outre les contingences sociales et la forte prédominance du cash, réside dans le fait que le modèle actuel n’est surtout pas confortable pour les commerçants qui devraient normalement être le pilier sur lequel bâtir une véritable stratégie de démocratisation du paiement dématérialisé et une véritable société sans cash (cashless society .
Actuellement, le commerçant dans la plupart des cas doit supporter les charges de location de terminal TPE (souvent à coût excessif), supporter des commissions de l’ordre de 1 à 4 % (voir 5% dans certains cas extrêmes). C’est parfois énorme pour certains quand on sait que les charges auxquelles ils doivent faire face. Au nombre des initiatives pour promouvoir le paiement, le régulateur central a voulu protéger les clients en rendant le paiement par carte gratuit dans la zone et pour les porteurs régionaux. Ceux-ci ne supportent donc aucune charge lors d’une transaction TPE par exemple. Le résultat malheureusement ne me semble pas à la hauteur des ambitions et de la volonté légitime de la BCEAO. Au stade actuel, ne faut-il peut-être pas revoir ce modèle et tester autre chose ? Le coût du paiement doit-il continuer à peser uniquement sur les commerçants ?
Le client (en zone UEMOA en particulier et en Afrique en général) détenteur d’une carte bancaire qui accepte de payer une commission pour les retraits interbancaires au GAB, est-il vraiment réticent à payer une petite commission pour le confort que lui apporte le paiement digital ? Ce sont là quelques questions qu’il nous faut trancher et réévaluer à l’aune des chiffres et des réalités de nos pays et du marché. Les approches de solution que je propose sont les suivantes :
– Faire supporter des charges « raisonnables » aux clients pour diminuer la Commission de Paiement Interbancaire (CPI) actuellement supportée uniquement par les commerçants – Appliquer des commissions particulières et applicables à tous les acteurs pour des secteurs d’activité sensibles (grandes surfaces, petits commerçants, administrations publics par exemple).
– Miser au plan technologique sur le développement des canaux et solutions alternatives aux TPE, notamment un QR code interopérable qui éviterait les lourds investissements matériels fait par les banques et autres acteurs et supprimer au final les charges locatives imposées aux commerçants. Je vois le TPE perdre du terrain dans les prochaines années et n’être utilisé que dans le cas des transactions avec des cartes étrangères. L’introduction de l’Instant Payment (Virement instantané ) dans le cadre du projet d’interopérabilité globale des Services Financiers Numériques dans l’UEMOA porté par la BCEAO et mis en oeuvre via le GIM-UEMOA viendra aussi rebattre les cartes car à coup sûr les commerçants privilégieront cette solution qui leur permet d’avoir les fonds disponibles instantanément quand il faut attendre J+1 , J+2 voir plus dans certains cas pour disposer des fonds collectés par TPE dans le système bancaire. Ceci cause souvent de gros soucis de trésorerie aux entreprises.
– Lancer un signal fort de la part des Etats membres en vue d’une réelle promotion des paiements digitaux en application de l’article 3 de la Directive n° 8/2002 de l’UEMOA , qui stipule : « « toutes opérations financières portant sur des sommes d’argent supérieures ou égales au montant de référence fixé par instruction de la BCEAO, entre d’une part les particuliers entreprises ou autres personnes privées et d’autre part, les personnes publiques et parapubliques notamment l’Etat, les administrations et les entreprises sont effectuées par chèque ou virement sur un compte ouvert auprès des services financiers de la Poste ou d’une banque » ».
Certes les moyens de paiement disponibles en 2002 lors de la prise de ce texte ont évolués (nous avons désormais les cartes bancaires régionales et les wallets mobiles) mais l’esprit reste le même. Le montant limite de 100.000 F CFA initialement proposé semble une bonne base de départ (après ceci peut être relevé ou revu à la baisse). Les Etats doivent donner l’exemple via les entreprises et administrations publiques ou semi-publiques pour une stricte application de ces textes en optant pour des solutions « neutres » (j’insiste vraiment sur ce point) vis à vis de tous les acteurs et ouvertes à tous : banques, EME, Fintechs , etc.. Si les états montrent la voie, et changent progressivement les habitudes il sera alors facile d’imposer aux autres acteurs privés la feuille de route de la digitalisation des paiements. Et aller au besoin à des mesures coercitives.
Cette approche est primordiale car avec une augmentation des flux et des transactions, les acteurs financiers pourraient alors miser sur les volumes et revoir à la baisse les taux de commissions. Il apparaît donc plus que nécessaire que cette directive soit remise au goût du jour et que dans chacun de nos Etat,s cela se décline réellement en mesures incitatives concrètes. A situation exceptionnelle, solutions exceptionnelles ! Certaines propositions peuvent paraître « contraires » à la doctrine classique du paiement, mais partent d’un constat factuel et de données du marché. Il nous faut donc avoir le courage de sortir de certains conservatismes et dogmes et trouver le modèle le plus adapté à nos réalités pour booster cette activité, quitte à revenir plus tard aux règles classiques une fois que l’écosystème aura été viabilisé. Cette contribution n’est que le fruit de ma réflexion personnelle, et n’engage que moi. J’espère surtout à travers cette initiative à lancer un débat constructif sur le sujet.
Luke KPENOU
Consultant Systèmes et Moyens de paiement / Finance Digitale
Manager Régional de Marcheé (Benin – Burkina Faso – Cote d’Ivoire – Togo ).
Direction du Reseau du Marche et de la Qualite (DRMQ)
Bureau GIM-UEMOA de représentation Abidjan (Côte d’Ivoire).