L’arrestation du journaliste Adama Gaye, le 29 juillet 2019 à Dakar (Sénégal), par la Division des investigations criminelles (DIC) sur ordre du procureur de la République, et son placement en garde à vue après son audition, d’abord sous le coup des articles 80 et 256 du code pénal sénégalais sur les délits «d’offense au Chef d’Etat» et d’atteinte «aux bonnes mœurs», ce dernier étant abandonné finalement au profit du délit d’atteinte à la sûreté intérieure », interpelle diversement l’opinion publique sénégalaise et, au delà, internationale, RSF et Amnesty International ayant appelé à sa libération dès les premières heures de son interpellation.
Selon son avocat, le journaliste aurait rejeté la paternité d’un des posts publiés sur sa page Facebook, car ne correspondant pas à son style. Face aux enquêteurs, l’ancien directeur de la communication d’Ecobank aurait déclaré que son compte, où était publiée une série de messages sur la vie privée du président sénégalais, Macky Sall, a été probablement piraté et qu’il allait déposer une plainte contre X. Un argument qui n’a pas convaincu le doyen des juges qui a inculpé Adama Gaye des délits «d’offense au Chef d’Etat» et ‘atteinte à la sûreté intérieure ».
Au lendemain de cette inculpation, qui a vu le célèbre journaliste rejoindre la prison de Rebeuss le temps que l’instruction soit bouclée , les avis sont partagés. Le ministre de la Justice, Garde des Sceaux, s’attirant les foudres de la Défense qui évoque une violation grave de la présomption d’innocence, dit assumer « totalement » sa responsabilité dans cette affaire, ajoutant que la justice « n’autorisera plus quiconque, quel que soit son statut, de fouler aux pieds, par ses paroles ou ses actes, les fondamentaux de la République ».
Un avis relayé par le chroniqueur Babacar Justin Ndiaye qui considère sur la télévision TFM que le président de la République, clé de voûte des institutions, devrait être au dessus de la mêlée tout en regrettant cette non exception sénégalaise qui vaut que le chef de l’Etat soit aussi le chef d’un parti politique.
D’autres observateurs rappellent que le journaliste est comptable de ses écrits. » M. Gaye a écrit en tant que citoyen libre et doit assumer la responsabilité de ce qu’il dit, écrit, diffuse, publie… Il en est ainsi pour tout le monde », réagit Racine Talla, Directeur de la RTS (Télévision Sénégalaise) sur les colonnes de Dakar Actu.
Autre avis relayé, celui de Madiambal Diagne, président du bureau international de l’Union de la presse francophone, qui s’est fendu d’un « quand on est journaliste, on l’exerce! », en ignorant, sans doute, les nombreuses contributions et chroniques de Adama Gaye dans la presse internationale et africaine et ses essais sur les relations internationales, notamment sur le rapport Chine-Afrique. « Depuis 30 ans il n’est plus dans l’exercice du journalisme. C’est un homme d’affaires, un lobbyiste. Personne ne va le soutenir sur cette affaire », ajoute Madiambal Diagne, invité sur la chaîne de télé TFM.
Pour sa part, Adama Gaye s’estime persécuté pour ses idées: « Je me considère comme un prisonnier d’opinion, un détenu politique retenu pour ses écrits basés sur des faits précis, des questions vitales par rapport à la souveraineté nationale du Sénégal, notamment la gestion des hydrocarbures », a –t-il déclaré mardi à l’AFP, en présence de son avocat.
Fragile équilibre entre liberté d’expression et droit à la vie privée
Dans le fond, cette affaire qui fait grand bruit au Sénégal relève d’un débat contemporain sur le fragile équilibre entre la liberté d’expression et le respect de la vie privée. En général, si les délits d’offense au chef d’Etat ont tendance à disparaître dans le code pénal des pays à démocratie avancée (Union Européenne), les dispositions, beaucoup plus récentes, relatives à la protection de la vie privée ont, elles, tendance à s’y renforcer.
La divulgation d’informations personnelles, y compris sur le goût ou les manières est punie plus sévèrement que l’offense au chef d’Etat, qui, elle, moins démocratique que l’atteinte à la vie privée, rappelle le crime de lèse-majesté dans la république.
En France, pays qui a inspiré au Sénégal son code de la presse et son code pénal, l’un des derniers cas de condamnation relatifs au délit de l’offense au chef de l’Etat concernait l’affaire de la pancarte “Casse toi pauv’con” brandi en août 2008 envers le président Nicolas Sarkozy. Aux contraires de ses prédécesseurs, François Mitterrand et Jacques Chirac, qui ont toujours refusé de faire recours à cette extrémité, Nicolas Sarkozy ne lâche pas le morceau. La justice fera condamner l’auteur de la pancarte à une amende de principe de 30 euros pour offense au chef de l’Etat. (le parquet avait requis 1000 euros). La décision avait été confirmée en appel.
En mars 2013, la Cour Européenne des Droits de l’Homme condamne à son tour la France dans cette affaire, estimant que le recours à une sanction pénale était disproportionné pour une critique de nature politique. Pour la CEDH, la phrase en cause était « littéralement offensante à l’égard du Président de la République », mais elle ne constituait pas pour autant « une attaque personnelle gratuite ».
Bref, aux yeux de cette cour européenne, une telle condamnation allait à l’encontre de la liberté d’expression, fondement de la démocratie. Les juges ont estimé que la sanction pénale dans un tel cas serait susceptible d’avoir un effet dissuasif sur des interventions satiriques qui peuvent contribuer au débat sur des questions d’intérêt général. Conséquence, la France a abrogé toutes les dispositions relatives à l’offense au chef de l’Etat dès avril 2013.
Mais, en dépit de cette mise à niveau juridique par rapport aux normes européennes, l’Hexagone ne badine toujours pas avec ceux qui importunent le premier magistrat de la République. Le doigt d’honneur récent d’un illustre anonyme envers Emmanuel Macron a valu à son auteur une condamnation sous le coup d’outrage à a une personne dépositaire de l’autorité publique (passible de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende).
Certes, en Afrique et au Sénégal l’on n’en est pas encore là, l’offense au chef de l’Etat restant un délit à la dimension sans doute du poids de l’exécutif dans un contexte de démocratie en construction. Le débat sur l’opportunité du maintient de l’article 80 dans le code pénal sénégalais est vieux mais n’a pas connu d’avancées significatives entre les deux alternances.
il est utile, estime un constitutionnaliste, de privilégier la liberté d’expression sur l’offense au chef d’Etat tout en renforçant le droit à la vie privée à l’heure du développement des réseaux sociaux. « Dans plusieurs pays , l’on assiste à de vraies interrogations sur la soustraction des délits d’njure et de diffamation dans le code de presse pour en donner l’exclusivité au code pénal. Il s’agit d’une régression de la liberté d’expression mais en même temps c’est la conséquence du glissement de la profession des journalistes et de l’explosion des réseaux sociaux où tout un chacun se croit libre d’émettre des allégations ou opinions sur des personnes, fussent-elles anonymes ».
Au delà de la nature réelle des faits qui lui sont reprochés (et qui relèvent du secret de l’instruction), Adama Gaye reste avant tout un agitateur d’idées, un polémiste (qualificatif qu’il rejette avec vigueur) à front sur plusieurs sujets dont la gestion des ressources pétrolières et gazières du pays. Controversé aussi, en raison de sa double casquette conflictuelle de journaliste et consultant, d’opposant politique et d’activiste, Adama Gaye n’en reste pas moins utile dans le difficile débat politique et économique au Sénégal et en Afrique.
Ramant à contre-courant du consensus entre médias et pouvoirs, Adama Gaye avait consacré l’une de ses dernières sorties à la ZLECA, à ses yeux, une « farce africaine ». Aussi, tout en rappelant la nécessité de la préservation du droit à la vie privée et du respect des institutions démocratiques , nous appelons à la libération d’ Adama Gaye au nom de cette liberté d’expression si nécessaire et si vitale et qui d’ailleurs constitue l’une des forces du Sénégal.