Gilles Dostaler 01/03/2003 Alternatives Economiques n°212 – 03/2003
Analyste et critique du mode de production capitaliste, Karl Marx mettait la théorie au service de la transformation sociale. Son influence a été considérable tout au long du XXe siècle.
Parmi les œuvres des grands économistes de l’histoire, celle de Karl Marx a soulevé le plus de passions. Décrié et détesté par les uns, adulé et encensé par les autres, Marx a donné son nom à une vision du monde, à des courants de pensée et à des mouvements politiques. Ses écrits ont suscité une immense littérature, de l’exégèse la plus ésotérique à la critique la plus virulente en passant par l’hagiographie. Et il en est du marxisme comme de la plupart des grands courants d’idées associés à un auteur : souvent, on ne reconnaît plus le maître chez des disciples dont le plus grand nombre ne l’ont pas lu. Déjà importante de son vivant, l’influence de sa pensée a été énorme tout au long du XXe siècle. Elle a en partie survécu à l’écroulement des régimes politiques qui se réclamaient de lui.
On est loin en effet d’avoir fini de se demander ce que Marx voulait dire.
Transformer le monde
Détenteur d’un doctorat en philosophie, lecteur et écrivain boulimique, aux champs d’intérêt extrêmement diversifiés, Marx est un intellectuel au plein sens du terme. Mais c’est aussi un homme d’action, pour qui la pensée doit être mise au service de la transformation sociale. Dans sa jeunesse, il critique, dans les colonnes de la Gazette rhénane, journal de l’opposition libérale progressiste à l’absolutisme prussien, les partisans du communisme et du socialisme, termes alors interchangeables. Il est cependant de plus en plus impressionné par les problèmes sociaux engendrés par l’industrialisation. Arrivé à Paris en 1843, il fréquente des groupes socialistes dont la Ligue des justes, société secrète fondée en 1836, il rencontre Proudhon, Bakounine et d’autres penseurs radicaux, et se déclare désormais communiste. Il s’impose rapidement comme l’un des animateurs les plus influents d’un mouvement socialiste en croissance rapide à la veille des soulèvements révolutionnaires de 1848.
Il écrit dans ses Thèses sur Feuerbach, en 1845 : » Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. « C’est ce qu’il tentera de faire, entre autres en participant à la fondation et aux activités de la Ligue des communistes, issue de la Ligue des justes, dont il rédigera le manifeste, et surtout de l’Association internationale des travailleurs, ou Première Internationale. Il sacrifie à ces tâches et à son travail de recherche et d’écriture une santé toujours précaire et une vie personnelle et familiale dans laquelle il frôle souvent la misère. Sans l’aide continuelle de son fidèle ami Friedrich Engels, qui dirige pendant vingt ans une entreprise textile à Manchester, il n’aurait sans doute jamais pu réaliser son œuvre.
Devenu socialiste, Marx se voudra cependant toujours réaliste et modéré. En même temps qu’il vilipende sans relâche partisans et thuriféraires de l’ordre établi, il ne cesse de critiquer avec virulence et de combattre anarchistes, blanquistes, proudhoniens et tous ceux qu’il appelle les utopistes.
Le fil conducteur
Comme Adam Smith ou John Meynard Keynes, Karl Marx n’est pas d’abord un économiste. L’économie s’inscrit pour lui dans une vision générale de la société et de l’histoire à laquelle elle est subordonnée. Dans son élaboration, il s’appuie sur un penseur avec lequel il entretient une relation d’amour-haine, le philosophe Friedrich Hegel. Etudiant à Berlin, Marx se joint au mouvement des Jeunes hégéliens, disciples radicaux du maître décédé en 1831. De Hegel, il retient la méthode d’analyse du mouvement historique, la dialectique, tout en rejetant l’idéalisme, c’est-à-dire la conception qui voudrait que ce soient les idées et leurs évolutions qui expliquent l’histoire du monde. Il lui oppose une approche, qu’on dénomme » matérialisme historique « , en vertu de laquelle » le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle « . Il explique le mouvement de l’histoire par le développement des contradictions entre les capacités de production d’une société, ses forces productives, et les relations qui s’établissent entre les classes sociales dans la production, ses rapports de production. Pour lui, c’est cette contradiction qui permet de rendre compte du passage de l’esclavagisme au féodalisme et de ce dernier au capitalisme.
Le socialisme, sur lequel Marx a écrit finalement très peu de choses, naîtra donc du développement des contradictions du capitalisme. Dès lors, son programme de recherche est tracé. Il s’agit de chercher, dans l’économie politique, l’ » anatomie de la société civile « . Le Capital, critique de l’économie politique est le fruit de cet énorme travail. Seul le premier de ses trois volumes paraît du vivant de son auteur. C’est Engels qui, à partir de l’énorme masse de manuscrits laissés par son ami, préparera les deuxième et troisième volumes de l’œuvre.
Zoom Karl Marx : repères biographiques
1818 : naissance à Trèves, en Rhénanie.
1835 : inscription à la faculté de droit de l’université de Bonn.
1836-1841 : études à l’université de Berlin.
1841 : doctorat en philosophie de l’université d’Iéna.
1842 : rédacteur en chef de la Gazette rhénane,journal libéral publié à Cologne.
1843 : mariage avec Jenny von Westphalen. Ils s’installent à Paris en octobre.
1844 : rédaction des Manuscrits de 1844, publié en 1932.
1845 : expulsé de France en janvier, Marx s’installe en Belgique. Rédaction, avec Engels, de l’Idéologie allemande, publié en 1932. Avec Engels, La Sainte Famille.
1846 : fondation à Bruxelles du Comité de correspondance communiste.
1847 : fondation à Londres de la Ligue des communistes. Misère de la philosophie.
1848 : expulsé de Belgique, Marx prend la direction de la Nouvelle gazette rhénane à Cologne. Avec Engels, Le manifeste communiste.
1849 : expulsé de Cologne, puis de Paris, Marx s’installe à Londres, où il passe le reste de sa vie.
1852 : Marx devient correspondant européen du New York Daily Tribune. Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte.
1857 : rédaction des Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse), publié en 1939.
1859 : Contribution à la critique de l’économie politique.
1861-1863 : rédaction des Théories sur la plus-value,publié entre 1905 et 1910.
1864 : fondation de l’Association internationale des travailleurs, dissoute en 1876.
1867 : Le Capital, livre premier.
1871 : La guerre civile en France.
1883 : décès de Karl Marx, le 14 mars.
1885 : Le Capital, livre deuxième.
1894 : Le Capital, livre troisième.
Valeur et plus-value
Dans son analyse du mode de production capitaliste, Marx s’inspire d’un autre auteur avec lequel il entretient à nouveau un rapport d’amour-haine, David Ricardo1. Il admire l’honnêteté scientifique de cet » économiste bourgeois « qui ne craint pas de mettre à jour les antagonismes de la société capitaliste. Il développe, en la transformant, sa théorie fondant la valeur sur le travail. Pour Marx, la valeur de toute marchandise, forme élémentaire de la richesse capitaliste, découle du temps de travail socialement nécessaire à sa production, travail vivant ajouté par les ouvriers et travail mort car contenu dans les moyens de production.
Il s’agit alors de découvrir l’origine des revenus des classes possédantes, capitalistes et rentiers. Marx explique que le profit, l’intérêt et la rente ont une source unique, la plus-value. Celle-ci est issue du travail effectué par les ouvriers au-delà du temps nécessaire à la reproduction de leur force de travail, qui est elle-même une marchandise : la valeur produite par les salariés excède la valeur correspondant à leur salaire, que Marx appelle capital variable. Le taux de plus-value, le rapport entre la plus-value et le capital variable, mesure la répartition du revenu national entre les salariés et les capitalistes et leurs alliés, et exprime ainsi l’exploitation des travailleurs. De la lutte autour de la fixation de ce taux, qui se manifeste en particulier dans le combat pour la longueur de la journée de travail, Marx fait un élément central de son enquête approfondie sur l’évolution du capitalisme.
Crises économiques et agonie du capitalisme
Pour Marx, le mode de production capitaliste n’est pas éternel. Il est issu de la décomposition de la société féodale. L’accumulation primitive qui accompagne l’expropriation brutale des paysans et des producteurs du Moyen Age » est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles « . Dans Le manifeste communiste, Marx fait cependant un récit dithyrambique du progrès économique que provoque la transition du féodalisme au capitalisme. Avec quelques amendements, ce texte pourrait apparaître comme un éloge de la mondialisation actuelle.
Zoom Eléments d’algèbre marxiste
C = capital constant, consacré à l’achat des moyens de production.
V = capital variable, consacré à l’achat de la force de travail (salaire).
PL = plus-value, valeur créée par le salarié au-delà du coût de la reproduction de la valeur de sa force de travail matérialisée par son salaire ou » surtravail » (profit).
D’où on déduit les deux relations suivantes : PL/V = taux de plus-value et PL/(C + V) = taux de profit
Mais, pour lui, ce système est en même temps condamné à long terme. Il n’y a pas de solution aux contradictions entre le capital et le travail dans le cadre du mode de production capitaliste. Les crises économiques sont les symptômes de ce mal fatal. Leur analyse constitue à la fois l’objet principal du Capital et sa partie la moins achevée. Marx emprunte plusieurs voies pour les expliquer, ce qui donnera naissance à de nombreuses théories marxistes des crises. Il les associe tout d’abord à l’absence chronique de débouchés, ce que Rosa Luxembourg liera au phénomène de l’impérialisme comme moyen de trouver en permanence de nouveaux marchés. Les schémas de reproduction développés par Marx dans le deuxième livre du Capital, inspirés de Quesnay et qui inspireront Keynes, décrivent les conditions d’équilibre entre les grands secteurs de production, celui des biens de consommation et celui des biens d’investissement. La décentralisation des décisions économiques empêche dans la réalité la réalisation de cet équilibre.
Dans le troisième livre du Capital, à la suite de Smith, Ricardo et Mill, Marx affirme que le taux de profit moyen, rapport entre le profit et l’ensemble du capital investi, le capital constant correspondant au coût des moyens de production et variable nécessaire pour rémunérer le travail, a tendance à baisser à long terme dans les économies capitalistes. Il en donne cependant une explication différente de ses prédécesseurs : pour Marx, le surtravail non payé aux salariés ne pourrait pas à la longue augmenter autant que s’accroîtrait la dépense en capital liée à la mécanisation croissante de la production (voir encadré). Cette baisse du taux de profit provoque périodiquement ralentissement de l’accumulation et crise. L’augmentation du chômage qui en découle permet de le rétablir provisoirement et de relancer l’économie. Mais Marx était convaincu que le système était condamné et même qu’il assisterait de son vivant à l’agonie du malade.
Près d’un siècle et demi plus tard, le malade se porte bien et il a même engraissé. La réalité de la lutte des classes, le fait que » les hommes font l’histoire « , comme il le disait lui-même, a finalement eu raison de la vision déterministe, liée aux tendances positivistes de l’époque, d’un capitalisme inéluctablement condamné à plus ou moins brève échéance. Toujours est-il que l’œuvreimmense et non encore totalement explorée de Marx recèle des thèses qui éclairent de manière incisive plusieurs aspects de la nature, du fonctionnement et des crises des sociétés contemporaines.• 1. Voir » David Ricardo, à l’assaut du protectionnisme « , Alternatives Economiques n°209, décembre 2002.
Alternatives Economiques n°212 – 03/2003