Par Carlos Lopes, Membre associé, Programme Afrique, Chatham House.
De plus en plus, les pays africains sont capables d’agir de concert pour défendre les intérêts du continent. L’idée conventionnelle est que l’Afrique est à la périphérie des affaires internationales et le sujet perpétuel – ou la victime – des décisions prises par de puissants acteurs politiques ou économiques extérieurs au continent. L’argument perdure alors que la diversité des pays africains, leur atomisation et leur fragmentation, affaiblissent encore la capacité du continent à agir comme un tout unifié. Comme beaucoup de clichés sur l’Afrique, celui-ci ne raconte pas toute l’histoire.
Soft contre hard power
On ne peut nier que la structure des affaires internationales, construite sur des fondations qui ont précédé l’indépendance de la grande majorité des États africains, limite la capacité du continent à déterminer de manière indépendante le cours de son développement et ses engagements internationaux. Les pays africains n’ont pas le hard power qui leur permettrait généralement d’être plus audacieux sur la scène mondiale. Mais l’Afrique a longtemps trouvé des approches plus souples pour exercer son mandat, par le biais d’institutions internationales et d’arrangements diplomatiques. La mobilisation collective au niveau des Nations Unies, qui a conduit à la déclaration réussie de l’Assemblée générale en 1969 sur l’apartheid en tant que crime contre l’humanité, est un bon exemple d’influence collective précoce après l’indépendance.
Les deux dernières décennies ont renforcé les moyens dont disposent les pays africains, le développement économique se traduisant par une capacité diplomatique accrue et le potentiel socioéconomique donnant plus de poids à un leadership plus affirmé. Les exemples sont nombreux, notamment: l’intégration réussie des priorités africaines dans les objectifs de développement durable, notamment le financement du développement; la volonté d’inclure une composante substantielle de financement climatique pour les pays en développement dans l’accord de Paris; renforcement de la coordination entre les membres africains non permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies; la condamnation de la Cour pénale internationale; ou la résistance solide au retournement du cycle de Doha à l’Organisation mondiale du commerce.
Une unité fragmentée?
Il est également correct de noter que chaque pays africain est très diversifié. Aujourd’hui, l’Union africaine (UA) compte 55 États membres. 30 sont des économies à revenu intermédiaire, le reste se situant au bas de divers indices mesurant les progrès et le bien-être. Des divergences politiques et socioéconomiques existent indéniablement au sein du continent. Mais ces facteurs n’ont pas empêché le continent de faire preuve d’impressionnants exploits d’agence collective. Les processus internes mis en place par l’UA ont créé un niveau de diplomatie continentale plus coordonné que tout autre bloc continental à l’exception de l’UE.
Les pays africains ont également prouvé leur capacité à utiliser d’autres alliances diplomatiques pour exercer une activité de représentation collective, par exemple en tant que voix la plus puissante au sein du G77, une coalition de pays en développement. Cela a permis à l’Afrique de forger des alliances tactiques avec des pays et des blocs du monde entier, en résistant à toute influence. Il a donc conservé le contrôle ultime de la prise de décision, même sur des questions de politique «dure» traditionnelle, notamment la mise en place de l’Architecture africaine de paix et de sécurité et le renforcement ultérieur de la capacité de l’Afrique à gérer collectivement ses efforts de paix et de sécurité.
Entre autres choses, cette volonté politique collective a alimenté l’opposition africaine à une présence officielle et permanente du Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) et a contribué à la résolution de conflits allant de l’Afrique de l’Ouest au Zimbabwe et au Lesotho. Un autre exemple extraordinaire de résistance politique collective peut être observé dans les discussions commerciales qui se déroulent entre l’Afrique et l’Europe. L’UE est le premier partenaire commercial de l’Afrique. Il a conçu et promu de manière agressive de nouveaux accords de partenariat économique (APE) bilatéraux à une époque où les Africains étaient occupés à constituer une zone de libre-échange continentale. Le déséquilibre apparent entre le poids collectif de l’UE et la faiblesse des États africains semblait susceptible de mettre fin aux aspirations africaines d’intégration continentale. Mais, à la surprise de beaucoup, la majorité des pays africains ont pu résister à la pression de signer les APE. Presque 20 ans après les négociations, seuls 15 pays les ont signés, dont 5 accords intérimaires. À titre comparatif, 54 pays africains ont signé l’accord de zone de libre-échange continentale africaine en 2018 et 28 l’ont déjà ratifié.
Le débat en cours entre l’Europe et l’Afrique sur les migrations est une illustration tout aussi utile de la manière dont le continent est devenu plus protecteur de ses intérêts. Malgré la pression, le continent a collectivement résisté aux tentatives d’externalisation des problèmes de gestion de la migration interne de l’UE en Afrique. Au contraire, il a mis l’accent sur la recherche de solutions qui bénéficieraient également à ses ressortissants grâce à un cadre de mobilité privilégiant la gestion de la migration intra-africaine.
Diversité et unité
Il y a bien sûr différents niveaux d’agenda de travail. Le pouvoir des pays africains est inégal vis-à-vis de la communauté internationale et au sein même du continent, où les voies de développement sont de plus en plus divergentes. Pour parvenir à des positions collectives et à des actions communes, il est nécessaire d’équilibrer soigneusement les objectifs régionaux et bilatéraux et d’atténuer les préoccupations multiples et parfois contradictoires. Ce n’est pas facile en Afrique, comme dans n’importe quelle autre région. Cependant, force est de constater que les Africains ont compris la nécessité d’une action plus audacieuse sur la scène internationale et l’importance de l’unité dans la réalisation de leurs objectifs. L’appel des dirigeants africains à la réforme de leur organisation continentale, l’UA, témoigne de la reconnaissance de ses limites actuelles. Cela doit maintenant aller au-delà des bonnes intentions. *Cet article est le premier d’une série sur l’agenda africain dans les enjeux internationaux.