L’économiste togolais Kako Nubukpo estime qu’il y a 5 points incontournables dans le processus d’émergence. Nous l’avons rencontré à Dakar, vendredi 31 janvier 2020, en marge du lancement de son livre intitulé : «l’Urgence africaine, changeons le modèle de croissance». Le Doyen de la Faculté des sciences économiques et de gestion (FASEG) de l’Université de Lomé a entre autres évoqué l’ECO et la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA).
Pourquoi votre livre «Urgence africaine » ?
L’urgence africaine, comme j’ai eu à le dire dans le cadre de cette conférence-débat renvoie au constat de la transformation de l’Afrique. Mais ce processus n’est pas aussi rapide qu’il le faudrait pour répondre à tous les défis, notamment au chômage massif des jeunes. Selon les statistiques officielles, ce taux de chômage des jeunes se situe à plus de 31%.
Est-ce la faute au modèle de croissance actuel de l’Afrique ?
Le modèle actuel de croissance en Afrique montre une absence de liaison entre un grand secteur primaire et un secteur tertiaire en expansion. Entre les deux, un petit secteur secondaire qui plafonne à 20% des contributions à la création de la richesse nationale. Or, c’est dans ce secteur secondaire que se fait la transformation des matières premières et la création d’emplois pérennes. Donc, il y a un enjeu autour de l’industrialisation de l’Afrique qu’il ne faut pas négliger.
Quelles sont les alternatives concrètes pour que la croissance puisse réellement jouer son rôle dans le processus de développement en Afrique ?
Ce que nous proposons au-delà même de la croissance, c’est le changement d’un modèle pour atteindre l’émergence. Nous prenons pour exemple les pays émergents. D’après notre étude, nous observons 5 points incontournables dans le processus d’émergence. À mon avis, ces critères sont valables aussi pour l’Afrique. Le premier point, c’est le travail. Il faut inciter nos jeunes à travailler davantage, et créer un cadre attractif pour que le secteur privé africain puisse créer les emplois idoines. Le secteur public doit également impulser les politiques de grands travaux susceptibles de créer les effets multiplicateurs et accélérateurs qui font cruellement défaut à l’heure actuelle aux économies africaines. Le deuxième est relatif au capital. Il faut que les capitaux africains puissent s’investir en Afrique. C’est dommage que nous ayons une grande évasion de capitaux. La formation du capital constitue un processus indispensable à la création de richesses.
Le troisième point touche le progrès technique et les innovations technologiques. Il n’y a pas de pays émergents sans une vraie politique de recherche et d’innovation. Aujourd’hui, la compétition mondiale se fait autour des brevets. De ce fait, l’Afrique doit développer le progrès technique, les systèmes nationaux et régionaux d’innovation et de recherche.
Le quatrième point, qui me semble incontournable, c’est la qualité de la gouvernance. Nos ressources sont rares et nos besoins sont illimités. Donc, nous devons avoir une gouvernance sérieuse pour allouer de façon efficiente les ressources. Enfin, le cinquième et peut être le plus important des points, c’est la vision. On a vu que les pays émergents, ont émergé parce qu’ils ont pu définir une vision partagée avec l’ensemble des populations sur leur avenir.
Donc j’en appelle, en tant qu’ancien ministre de la Prospective et de l’évaluation des politiques publiques du Togo, à la multiplication d’exercices prospectifs pour qu’on ait une vision partagée de l’avenir. Il faut que l’expertise africaine soit au service de la décision africaine. Mais pour cela, nous devons définir une vision de l’avenir pour qu’ensemble nous puissions participer à cette transformation de l’Afrique. C’est quelque chose qui me tient à cœur.
N’êtes-vous pas tombé dans le piège des capitalistes qui ont réussi à orienter le débat vers la croissance au détriment de l’industrialisation de l’Afrique ?
Non pas du tout, comme j’ai eu à le dire, mon cœur de raisonnement porte sur l’industrialisation de l’Afrique. Quand je parle de changement de la croissance, je pourrais parler de changement même de structure de développement. Ce qui est important, c’est de ne pas promouvoir des sociétés et des économies de rente. Vous voyez, on doit combattre toutes les rentes quel qu’elles soient pour libérer le potentiel productif africain. Nous avons une jeunesse qui a beaucoup d’imagination, fait beaucoup d’efforts mais bute souvent sur de nombreux éléments de rigidité.
Donc, la lutte contre les rentes dans les domaines agricoles, miniers et les services est nécessaire pour venir à bout de «l’économie de l’empire», tout ce qui renvoie finalement à ces inerties, issues de la colonisation et qui se sont perpétuées en dépit des indépendances. Ce qui est frappant en Afrique, c’est l’inertie des modèles de production, cette insertion primaire des économies au sein du commerce international qui se maintient, 60 ans après les indépendances africaines . Par exemple, alors même que nous avons une démographie dynamique et donc une population nombreuse à vêtir, nous ne transformons que 3% de la fibre de coton, nous exportons donc 97% de notre fibre de coton à l’extérieur du continent et nous importons ensuite tous les produits fabriqués à partir de cette fibre : les draps, les vêtements, les toiles, etc. L’artisanat traditionnel africain et l’industrie textile africaine régressent au profit des friperies occidentales et du textile asiatique. C’est une «reprimarisation» de nos économies qui m’est absolument insupportable !Il faut impérativement développer le secteur secondaire pour avoir une économie monétaire de production.
La croissance rime-t-elle avec le développement ?
Non, la croissance, c’est un des éléments du développement. Mais l’élément premier du développement, c’est le changement de mentalité.Je pense que nous avons l’obligation de lutter contre trois types d’extraversions. Il s’agit de l’extraversion réelle, consistant à ne pas transformer nos produits de base, comme je viens de l’illustrer ci-dessus. De l’extraversion monétaire, on est en train de régler cette question avec la mise en place de l’ECO, si tant est que nous ne nous retrouvions pas avec un simple avatar du Franc CFA, c’est pourquoi j’insiste sur l’impératif de disposer rapidement d’un calendrier de création d’une monnaie ECO flexible, assortie d’un régime de ciblage de l’inflation comme défini par les quinze Etats de la CEDEAO à Abuja au Nigeria le 29 juin 2019.
Enfin, l’extraversion intellectuelle, c’est à dire le fait de ne pas avoir suffisamment confiance en soi. Nos dirigeants, nos populations, nos enseignants- chercheurs doivent comprendre que l’Afrique doit penser pour l’Afrique. Nous ne pouvons pas nous contenter d’importer des modèles de pensée, de croissance et de développement conçus en d’autres temps et en d’autres lieux. Par exemple en matière monétaire, je nous appelle tous à sortir de la servitude monétaire et, pour cela, nous devons avoir une réflexion prospective sur les contours du dispositif idéal de gestion monétaire et de change pour l’Afrique de l’Ouest et, au-delà, pour l’ensemble de l’Afrique. C’est pour cette raison que j’ai pris l’initiative d’organiser les états généraux de l’ECO à l’université de Lomé au Togo, du 28 au 30 avril 2020. Ce sont ces trois éléments, ce triptyque qui peut permettre à l’Afrique d’amorcer sa renaissance.
Un économiste avait l’habitude de dire, on ne peut être libéral que quand on est fort : votre commentaire ?
Ecoutez , moi je ne suis pas un (néo) libéral ! Je plaide pour un Etat stratège et donc pour un interventionnisme économique ciblé en identifiant de façon fine, les positionnements optimaux dans les chaines de valeur nationales, régionales et internationales. Je pense qu’effectivement ce qu’ a voulu dire l’économiste auquel vous faites référence, c’est que dans les moments où l’on construit une capacité de transformation des matières premières, on est obligé de se protéger. Une fois qu’on a fait ce travail de hausse de la productivité, on peut ouvrir plus facilement ses frontières et donc devenir libéral (au sens du libre-échangisme). Cela veut dire qu’au moment de l’émergence, on est plus mercantiliste que libéral. L’essentiel des pays aujourd’hui dits développés à économie de marché ont procédé de la sorte. N’oublions pas que c’est Alexander Hamilton, un des premiers ministres américains de l’économie et des finances, ainsi que l’économiste allemand Friedrich List, qui ont théorisé le protectionnisme «éducateur» : une économie dont l’industrie est naissante doit se protéger de la concurrence internationale, sous peine de disparaître, car elle ne peut pas affronter des industries qui ont largement dépassé leur zone de coûts fixes et dont le coût unitaire de production variable est proche de zéro. C’est le cas aujourd’hui avec l’industrie textile chinoise. L’Allemagne dont tout le monde vante aujourd’hui la puissance industrielle, a longtemps protégé son industrie face à la concurrence de l’Angleterre du 19è siècle. Je pourrais multiplier les exemples.
Croyez-vous à la suprématie du marché ?
Effectivement, on ne peut pas nier les avantages du marché comme mode important d’allocation des ressources via la décentralisation par les prix qui sont des indicateurs de rareté relative. Mais vous savez, le marché ne fonctionne que s’il y a des institutions. Donc il faut travailler à la promotion de l’Etat de droit, à l’avènement d’un droit des affaires performant, à l’édification d’un système fiscal juste, à la consolidation de la protection des consommateurs et à la transparence de l’information, au caractère équitable de la compétition. Ces mécanismes favoriseront les choix optimaux des entreprises et les allocations par les prix qui ensuite engendreront une prospérité partagée. Là également, le rôle de l’Etat est crucial car c’est lui qui doit veiller à l’allocation des ressources, la stabilisation de la conjoncture économique et enfin la redistribution des richesses de la nation. Le drame aujourd’hui en Afrique réside dans la double défaillance du marché et de l’Etat. Ce n’est pas pour nous faciliter la conception et la mise en œuvre de politiques publiques efficientes…
Le constat est là, il y a des économistes africains qui croient fermement à la loi du marché et ceux qui émettent des réserves. Va-t-on vers une fracture idéologique?
Je crois que ce qui nous réunit est plus important que ce qui nous sépare. Ce qui nous réunit, c’est le profond désir d’obtenir la prospérité de l’Afrique. Donc, une croissance forte mais inclusive et une création d’emplois massifs pour les africains. La génération de revenus va piloter la demande africaine et celle-ci doit être le tracteur de l’offre. Je crois que sur cette approche, tous les économistes sont sur la même longueur d’onde. Maintenant, là où l’on place le curseur, c’est là qu’il peut y avoir de différends. Ils peuvent concerner les secteurs, les moments, les pays. Le débat d’ordre idéologique est toujours là d’autant plus que la science avance à coup de controverses. Évidemment, nous ne devons pas penser la même chose sinon notre champ de réflexion serait réduit. J’appelle les économistes africains à rentrer dans le débat public parce que nous devons avoir une utilité sociale. En tant que chercheurs, nous avons l’obligation d’éclairer nos populations et nos décideurs sur certaines questions d’ordre économique.
Pensez-vous que la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) sera un projet viable ?
La ZLECA renvoie au rêve des pères de l’indépendance africaine, autour du panafricanisme, autour d’un marché africain. Ce marché commun ne peut conduire à une prospérité partagée que sous les conditions que j’ai énoncées tout à l’heure. C’est-à-dire que c’est l’offre africaine qui doit satisfaire la demande africaine. Pour satisfaire cette demande, il faut qu’il y ait des revenus africains. Pour cela, il faut des emplois qui nécessitent une transformation des matières premières. C’est important d’avoir un contenu local important dans les biens et services qui seront échangés dans cette zone de libre-échange continentale. Ce qu’on appelle les règles d’origines (RO) doivent être très contraignantes. Il est hors de question que les surplus du reste du monde viennent se déverser sur le marché africain, tuant ainsi nos maigres emplois et notre industrie naissante. J’insiste sur le fait que ce soit l’offre africaine qui satisfasse la demande africaine.
Après l’esclavage qui a ponctionné des millions d’africains valides durant des siècles, puis la colonisation qui a permis à l’Occident de piller les matières premières africaines, nous assistons aujourd’hui aux assauts prédateurs des économies émergentes fortement consommatrices de matières premières et de terres africaines. Nous devons veiller aujourd’hui à la préservation des ressources africaines et à leur utilisation au service de la prospérité africaine. Nous le devons à la fois aux pères des indépendances africaines, mais aussi et surtout à nos enfants.
Propos recueillis par Ibrahima junior Dia
2 commentaires
Bien dit mon professeur » l’offre africaine qui satisfasse la demande africaine » la bonne gouvernance par la mise en place des infrastructures adéquates et l’investissement des capitaux africains en Afrique créeront des activités qui donneront: emplois et revenus à la jeunesse africaine ( solution de sortir de la pauvreté et limité l’immigration).
D’accord, mais il faudrait aussi que les capitalistes Africaines soient orientés à investir davantage dans l’économie réelle dans les communautés locales.