L’économiste sénégalais, Ahmadou Aly Mbaye estime que le dynamisme de l’économie est beaucoup plus déterminante que la seule formation du capital humain. C’était mardi 4 février 2020 à Dakar, dans un entretien exclusif accordé à Financial Afrik en marge de la 19e édition du forum du Premier Emploi du Sénégal organisée par le Mouvement des entreprises du Sénégal (MEDS).
Le Directeur du Laboratoire d’Analyse des Politiques de Développement (LAPD) mondiale a évoqué la situation de l’emploi en Afrique dans un contexte d’économie du savoir. L’ex-doyen de la Faculté des Sciences économiques et de Gestion (FASEG) de Dakar a également donné un bref aperçu sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) et son pronostic sur l’ECO.
Pensez-vous que ces assises du Mouvement des entreprises du Sénégal (MDES), organisées les 4 et 5 février 2020, pourront aider le Sénégal à faire face à la problématique de l’emploi ?
Je pense effectivement que ces assises pourront contribuer à améliorer la situation de l’emploi à plusieurs niveaux. D’abord, ces concertations mettent la question de l’emploi au-devant de l’actualité. Parce que c’est un forum qui réunit les chercheurs, les décideurs politiques et privés, les jeunes sortant pour la plupart des universités ou écoles de formations pour réfléchir sur différents sujets liés à l’emploi et à la formation.
La deuxième raison, c’est que de plus en plus d’entreprises, d’entités publiques comme privées, viennent à la rencontre des jeunes, à l’occasion de ce forum. Des jeunes qui pourraient être des recrues pour ces différentes organisations. Pour ces deux raisons principales, je réponds oui à votre question.
La stratégie adoptée dans le Plan Sénégal Émergent (axe 2 du document), misant sur la valorisation du capital humain, réglera- t-elle le phénomène de l’inadéquation emploi-formation ?
Quand on parle de création d’emplois, il y a souvent beaucoup de confusions. En termes de création d’emplois, la première contrainte, c’est le dynamisme de l’économie. Si l’activité économique croit de façon rapide, elle sera en mesure de générer des emplois, même s’ils sont des emplois non qualifiés. Par contre, en cas de récession économique, l’emploi souffrira inévitablement.
C’est ce qu’on voit tout le temps, même dans les pays développés. Prenons le cas récent de l’Espagne, avec la crise récente qu’elle a connue, vous avez vu que le taux de chômage y a atteint plus de 20% presque 25%, alors que la capacité de ses structures de formations à générer des produits de qualité n’a jamais été remise en cause.
Donc pour dire que l’environnement économique est beaucoup plus déterminante que la formation. Evidemment, nous ne pouvons pas négliger l’importance de la formation. Mais il ne faut pas croire non plus qu’une fois le problème de la formation est résolu, le chômage des jeunes et le sous-emploi vont disparaître. Sur la question de l’emploi, il faut des entreprises fortes et capables de créer des emplois pour que la question du chômage puisse être résolue.
Dans un contexte de mise en œuvre de la ZLECA, quelles sont les perspectives de l’emploi en Afrique ?
Le libre-échange continental est une bonne initiative, mais à condition de permettre aux ressources de se déplacer. Par exemple, s’il y a des opportunités au Rwanda, une entreprise basée au Sénégal devrait pouvoir aller les chercher et inversement.
Mais, encore une fois, c’est juste un moyen. Il faudra aller plus loin et travailler à développer les complémentarités entre nos différentes économies. Je crois que jusqu’à maintenant, il n’y a pas beaucoup de complémentarité entre nos économies. L’échange se base d’abord sur une production existante. Donc les capacités productives doiventêtre développées car elles sont souvent trop faibles.Et il faut créer les institutions pour que les individus et les marchandises puissent bouger.
L’Afrique peut-elle compter sur l’économie du savoir pour asseoir son développement ?
Bien sûr ! Parce que l’économie du savoir change les formes d’organisations de la production et les rend plus efficaces.
Mais il faut faire attention ! Il faudra utiliser l’intelligence artificielle en particulier avec énormément de prudence. Parce qu’elle peut aussi remplacer les humains dans un contexte où nous avons une main-d’œuvre abondante cherchant à trouver des opportunités d’emplois. Donc il ne faut pas que les robots et les machines viennent prendre leurs emplois aux humains. Cette situation n’est pas souhaitable. C’est tout un débat qui concerne le monde entier, y compris les pays développés.
Dans un monde où les capitaux circulent aussi librement, la différence se fera dans la formation des ressources humaines : votre commentaire ?
Les capitaux circulent librement mais ils sont à la recherche d’opportunité d’investissements fructueux. Il faut faire en sorte qu’il soit intéressant pour les investisseurs de venir dans nos pays et y créer des emplois décents.
La démographie galopante de l’Afrique est-elle un atout où un handicap pour l’emploi ?
Cela dépend de ce qu’on en fait. Actuellement, c’est plutôt un handicap. Parce qu’il y a beaucoup de jeunes qui ne savent pas quoi faire. Ils empruntent les chemins hasardeux de la traversée des Océans pour rallier l’Europe.
Mais, malgré tout, on s’est rendu compte que tous les pays qui se sont développés l’ont fait à travers l’industrie légère et intensive en main-d’œuvre. Ce fut le cas des USA et de l’Europe avant etdel’Asie, plus récemment. Mais l’Afrique n’a pas pu tirer profit de ce processus parce que c’est la forme d’organisation sociale qui n’a pas été très favorable à cette forme d’industrialisation. Ce qui fait qu’on est resté piégé entre deux secteurs peu productifs. Le premier c’est l’agriculture et le deuxième c’est le secteur des services informels. Donc la transformation structurelle n’a pas pu s’enclencher.
Le constat est là, l’Afrique a quasiment assuré sa transition numérique en tant que premier continent utilisateur de smartphone. Maintenant comment pourra-t-elle utiliser la digitalisation pour booster le marché de l’emploi ?
Encore une fois la digitalisation peut régler pas mal de choses. Vous voyez au Kenya, elle permet par exemple de renforcer le système financier et de booster l’innovation financière.
Cette numérisation a permis également d’encourager le financement des PME. La nouvelle économie ouvre beaucoup de portes mais également pose des menaces. Il faut gérer la digitalisation avec énormément de prudence.
Face aux urgences du marché des biens et services, de la monnaie et du travail, quelle doit être la nouvelle stratégie de l’Afrique ?
La nouvelle stratégie de l’Afrique encore une fois, c’est faire en sorte qu’il soit intéressant d’y faire des affaires. Il s’agit de maîtriser les coûts de productions, de limiter les délais d’exécution de certaines tâches notamment celles liées aux services publics au niveau du port, de l’aéroport, de l’administration du trésor, de l’administration du travail, des impôts et de la douane.
Il y a énormément de lenteurs et de rigidités qu’il faut à mon avis maîtriser. Nous devons faire en sorte que les coûts de productions, le coût du travail, le coût du foncier et les impôts soient moins élevés. Vraiment, il y a du travail à faire pour sécuriser l’investissement et faire en sorte que les gens aient confiance dans nos systèmes juridiques et institutionnels. Voilà les réformes phares qu’il faudra engager.
Votre pronostic sur l’ECO ?
Les États de la CEDEAO ont parlé de critères de convergences macroéconomiques. On verra quels sont les pays qui vont atteindre ces seuils de convergence.
Nous allons voir également, est-ce qu’il va y avoir un ECO pour seulement la zone francophone ou un ECO pour la zone de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ? Si ce dernier se met en place, pourra-t-il inclure le Nigéria ? Selon quelles modalités ? Voilà autant de questions qui trouveront réponses d’ici quelque temps, j’espère.
Propos recueillis par Ibrahima junior Dia