Par Dr. Edoh Kossi AMENOUNVE, DG de la BRVM et du DC/BR, Abidjan.
En raison de la situation quasi-inédite que traverse le monde depuis le début de cette année 2020, avec une accélération marquée par l’évolution rapide de la pandémie de Coronavirus (COVID-19), à la fin du premier trimestre, toutes les attentions sont focalisées sur les marchés boursiers qui alternent de façon régulière des tendances baissières et haussières de leurs indices. Les bourses mondiales sont mises à rude épreuve quant à leur capacité à digérer l’information qui est diffusée et à refléter la vraie valeur des titres cotés.
Peut-on encore leur faire confiance ?
Selon la littérature économique, un marché est réputé efficient dans sa forme faible, semi-forte ou forte, lorsque les prix des titres qui y sont cotés reflètent à tout moment toutes les informations pertinentes disponibles 1 . L’efficience informationnelle s’appuie sur le principe que lorsqu’un marché est suffisamment développé et que les informations y sont connues par tous les investisseurs, ces derniers étant rationnels, réagissent presque immédiatement et de façon proportionnée.
Autrement dit, les nouvelles informations jugées satisfaisantes font réagir les marchés à la hausse, par contre, les annonces accueillies comme étant défavorables orientent les marchés à la baisse. Les situations de sous-réaction et de sur-réaction des investisseurs sont considérées comme des anomalies2 . La sous-réaction est l’ajustement faible des cours boursiers à l’arrivée d’une nouvelle information3 . Cette erreur d’évaluation est suivie par une correction progressive des cours pendant la période qui suit4 . Quant à la sur-réaction, elle correspond à la sur-confiance des investisseurs dans leurs prévisions ou à la surestimation de ces derniers face à une information. Dans ce cas également, la tendance tend à se corriger au fur et à mesure des précisons données par les informations disponibles. Je prends un des cas célèbres, dans l’histoire boursière du monde, pour illustrer ces comportements de marché.
Cas de la faillite de Lehman Brothers
Lehman Brothers a fait faillite le 15 septembre 2008, dans le prolongement de la crise des subprimes5 . Cette banqueroute a nourri le spectre d’un effondrement total du système bancaire américain et mondial. Le graphique ci-dessous illustre le comportement des bourses face à cette faillite.
15 septembre 2008 : Les Bourses sont en baisse. Lehmann Brothers se déclare enfaillite. Cette information entraine la baisse des marchés : la Bourse de Paris(CAC 40) perd 3,92 % ; la Bourse de New York (Dow jones) perd 4,42 % ; la Bourse de Londres (FTSE) baisse de 3,78 %.
19 septembre 2008 : Les Bourses sont en hausse. L’administration américaine soumet un plan de sauvetage du secteur bancaire de plus de 700 milliards de dollars US au Congrès américain. Cette initiative rassure les marchés et les Bourses progressent : CAC (+9,27 %) ; FTSE (+8,84%) ; Dow Jones (+3,35 %).
29 septembre 2008 : Les Bourses sont en baisse. Le Congrès rejette le plan desauvetage de 700 milliards émis par l’administration Bush. Les marchés réagissent en se contractant : Dow Jones (-6,98 %) ; CAC 40(-5,04 %) ; FTSE (-5,30 %).
13 octobre 2008 : Les Bourses sont en hausse. La FED annonce l’augmentation de la ligne de refinancement accordée aux banques. Les investisseurs sont rassurés sur l’avenir des autres banques en difficultés. Ainsi les Bourses progressent : Dow Jones (+11,40%) ; CAC 40 (+11,18 %) ; FTSE (+7,14%).
24 novembre 2008 : Les Bourses sont en hausse. Le Gouvernement américain annonce de nouvelles mesures de relance, dont un plan de sauvetage de la Banque Citigroup. Les investisseurs sont davantage rassurés et le spectre d’un effondrement total sur système bancaire américain est éloigné. Les marchés réagissent à la hausse : Dow Jones (+5 %) ; CAC 40 (+10,09%) ; FTSE (+10 %).
Qu’est-ce qu’on observe actuellement avec le Covid-19?
Le 31 décembre 2019, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a été alertée de plusieurs cas de pneumonie à Wuhan, en Chine6 . Le virus ne correspondait à aucun autre virus connu7 . Ainsi, le 7 janvier 2020, la Chine confirme la présence du Coronavirus (COVID-19) et le 19 janvier 2020, des chercheurs chinois8 diffusent la première pré-publication sur ce nouveau virus9 . Ces informations ont commencé à attirer l’attention de toutes les Organisations sanitaires tout en espérant que le COVID-19 ne soit pas contagieux (transmission interhumaine). Quelques jours après, ces espoirs se sont envolés et la crainte s’est installée dans le monde. Les graphiques ci-après illustrent le comportement des bourses depuis lors.
21 janvier 2020 : Les Bourses sont en baisse. Le Gouvernement chinois confirme la transmission interhumaine du Coronavirus (COVID-19)10. Cette information entraine la baisse des marchés en liaison avec l’inquiétude des investisseurs d’une propagation du virus à l’échelle internationale : la Bourse de Paris (CAC 40) perd 0,54 % ; la Bourse de Londres (FTSE 100) recul de 0,53 % ; la Bourse de New York (Dow Jones) baisse de 0,5 % ; la Bourse de Hong Kong (Hang Seng) recul de 2,81 % ; la Bourse de Shanghai (SSE Composite Index) perd 1,41% ; la Bourse de Tokyo (Nikkei) baisse de 0,91 %. Par contre, la Bourse de Francfort (Allemagne) a fini proche de l’équilibre (DAX : +0,05%), après avoir passé la majeure partie de la séance dans le rouge, pénalisée par les inquiétudes suscitées par l’expansion du nouveau virus.
22 janvier 2020 : Evolution contrastée des Bourses. La Chine place en quarantaine trois (3) villes de la province de Hubei, particulièrement impactées par le virus et dont elles seraient le berceau (Wuhan, Huanggang et Ezhou). Cette réaction des autorités chinoises a quelque peu apaisé les craintes de pandémie et permis aux marchés asiatiques d’enregistrer des progressions : Hang Seng (+1,27 %) ; SSE Composite Index (+0,28 %) ; Nikkei (+0,70%). Contrairement aux bourses asiatiques, les marchés européens et américains continuent d’afficher un pessimisme face à la déclaration du vice-ministre chinois de la Commission nationale de la santé (M. Li Bin) annonçant que le virus « pourrait muter et se propager plus facilement »11 : CAC 40 (- 0,58 %) ; FTSE (-0,51 %) ; DAX (-0,30 %) ; Dow Jones (-0,03 %).
24 janvier 2020 : Les Bourses sont en hausse. La Chine envisage le durcissement des mesures de confinements12. Cette initiative rassure les marchés : CAC 40 (+0,88 %) ; FTSE (+1,04 %) ; DAX (+1,41 %) ; Hang Seng (+0,15 %) ; SSE Composite Index (jour férié)13 ; Nikkei (+0,13 %). Par contre, le Dow Jones a reculé (-0,58 %) suite à la confirmation d’un second cas de personne contaminée par le COVID-19 aux Etats-Unis.
30 janvier 2020 : Les Bourses sont en baisse. L’OMS qualifie l’épidémie d’« urgence de santé publique de portée internationale » 14. Cette annonce a entrainé la baisse des marchés asiatiques et européens : Hang Seng (-2.62 %) ; SSE Composite Index (jour férié)15 ; Nikkei (-1,72 %) ; CAC 40 (-1,40 %) ; FTSE (-1,36 %) ; DAX (-1,41 %). Les Bourses américaines ont réagi le lendemain, soit le 31 janvier 2020 (Dow Jones : -2,09 %).
3 février 2020 : Les Bourses sont en hausse. Au regard des statistiques diffusés par l’OMS, le taux de mortalité du virus s’avère relativement faible (environ 2%), de moitié inférieur à celui du SRAS en 200316 . En outre, les données PMI (activité anticipée dans le secteur manufacturier) annoncées sont jugées excellentes aux Etats Unis. Ces données ont contribué à une hausse globale des marchés : Dow Jones (+0,51 %) ; CAC 40 (+0,45 %) ; FTSE (+0,55 %) ; DAX (+0,49 %) ; Hang Seng (+0,17 %). Les Bourses de Shanghai (SSE Composite Index) et de Tokyo (Nikkei) ont réagi le lendemain avec des hausses respectives de +1,34 % et +0,49 %.
27 février 2020 : Les Bourses sont en baisse. Le Directeur général de l’OMS, lors du point de presse sur la pandémie du COVID-19, annonce que la planète se trouve à « un moment décisif », car, sur les deux jours précédents, le nombre de nouveaux cas signalés dans le reste du monde a dépassé le nombre de nouveaux cas en Chine17. Face à cette inquiétude, les marchés ont reculé : Dow Jones (-4.42%) ; CAC 40 (-3,32%) ; FTSE (-3.49%) ; DAX (-3.19%) ; Nikkei (-2,13 %). Les Bourses de Hong Kong (Hang Seng) et de Shanghai (SSE Composite Index) ont réagi le lendemain avec des reculs de 2,42 % et 3,71 %.
9 mars 2020 : Les Bourses sont en baisse (lundi noir). L’Arabie saoudite a lancé la veille (8 mars 2020), la plus importante réduction de ses prix pétroliers en 20 ans, en réponse à un échec des négociations entre l’OPEP et la Russie en vue d’une réduction du volume de production du pétrole en raison de la contraction de la demande face à l’épidémie18. Les marchés ont réagi à la baisse : Dow Jones (-7,79%) ; CAC 40 (-8,39 %) ; FTSE (-7,69%) ; DAX (-7.94 %) ; SSE Composite Index (-3,01%); Hang Seng (-4,23%) ; Nikkei (-5,07 %).
12 mars 2020 : Les Bourses sont en baisse (jeudi noir). L’OMS qualifie (la veille) la crise sanitaire de « pandémie » du COVID 19. Les marchés ont accentué les baisses : Dow Jones (-9,99 %) ; CAC 40 (-12,28 %); FTSE (-10,87 %) ; DAX (-12,24 %) ; SSE Composite Index (-1,52%); Hang Seng (-3,66 %) ; Nikkei (-4,41%).
13 mars 2020 : Les Bourses sont en hausse. L’OMS a déclaré la veille que la “pandémie est maîtrisable19”. En outre, diverses mesures ont été prises par les différentes Autorités publiques (confinement, restriction des voyages, fermeture des établissements scolaires et universitaires, création de Fonds de soutien, etc.). Les marchés se sont orientés à la hausse : Dow Jones (+9,36 %) ; CAC 40 (+1,83 %) ; FTSE (+2,46 %) ; DAX (+0,77 %). Cependant, les bourses chinoises ont clôturé en baisse à la suite des forts replis enregistrés la veille sur les bourses européennes et américaine : SSE Composite Index (-1,23%) ; Hang Seng (-1,14 %).
16 mars 2020 : Les Bourses sont en baisse. L’épidémie de coronavirus ne cesse de se propager, ce qui fait craindre un impact négatif significatif sur l’économie mondiale, malgré la multiplication des mesures prises par les Banques Centrales et les Gouvernements. En outre, en dévoilant la veille une nouvelle batterie de mesures d’urgence pour fournir des liquidités en dollars aux marchés, la FED a accentué l’inquiétude des investisseurs au lieu de les rassurer, orientant le marché à la baisse : Dow jones (-12,93 %) ; CAC 40 (-5,75 %) ; FTSE (-4,01 %) ; DAX (-5,31 %) ; SSE Composite Index (-0,34 %) ; Hang Seng (-4,03 %) ; Nikkei (-2,45 %).
17 mars 2020 : : Les Bourses sont en hausse. La FED a annoncé mardi qu’elle allait accorder des facilités de crédits destinés aux entreprises et aux ménages. Elle a procédé à une nouvelle injection massive de liquidité en offrant 500 milliards de dollars US sur le marché monétaire, et les ventes à découvert ont été interdites sur une centaine de titres cotés, dans le contexte des bouleversements dus au coronavirus. Ces décisions ont rassuré les investisseurs. Ainsi, les marchés se sont orientés en hausse : Dow jones (+5,20 %) ; CAC 40 (+2,84 %) ; FTSE (+2,79%) ; DAX (+2,25 %) ; Hang Seng (+0,87 %) ; Nikkei (+0,06 %). Cependant les baisses observées dans les secteurs du tourisme, de l’automobile et de la pharmacie peuvent expliquer la baisse observée du SSE Composite Index (-0,34 %).
Il apparait clairement que face au Coronavirus (COVID-19), les bourses mondiales réagissent à la hausse aux bonnes nouvelles et à la baisse aux mauvaises nouvelles.
Est-ce qu’elles réagissent ou sur-réagissent?
Les progressions observées montrent que l’ampleur des variations à la hausse est plus faible que celle des variations à la baisse. Les marchés semblent donc montrer plus d’inquiétude que d’assurance face à l’évolution de la pandémie. Ce comportement peut être considéré comme rationnel au regard de la propagation rapide du COVID-19, des pertes en vie humaines enregistrées et des fortes craintes sur l’évolution générale de l’économie mondiale.
Encore une fois, les bourses constituent un baromètre de l’évolution économique. Elles sont d’ailleurs les seuls. On peut leur faire confiance, car elles s’ajusteront au fur et à mesure que les investisseurs retrouveront une certaine sérénité et que les informations diffusées seront plus structurelles.
Les Notes
-1 E. F. Fama, 1970 : « Un marché dans lequel les prix reflètent totalement et constamment toute l’information disponible est appelé marché « efficient ». -2 Berk (1995) définit le concept d’anomalie comme étant une observation empirique qui ne peut être expliquée par une théorie existante. La découverte des anomalies sur les marchés financiers a entrainé l’extension des modèles fondamentaux, notamment le Modèle d’Evaluation Des Actifs Financiers (MEDAF), afin de mieux expliquer la dynamique de la formation des prix (EFFICIENCE INFORMATIONNELLE, SOUS-RÉACTION A L’INFORMATION ET EFFET DE DISPOSITION : UNE APPROCHE EXPÉRIMENTALE, Mondher BOUATTOUR, 2012
-3 Ball et Brown, 1968 ; Bernard et Thomas, 1989
-4 Michaely et al. (1995), Ikenberry et Ramnath (2002) et Truong (2011), Mondher Bouattour (2015).
-5 La crise des subprimes est une crise financière qui a touché le secteur des prêts hypothécaires à risque aux États-Unis à partir de juillet 2007. Avec la crise bancaire et financière de l’automne 2008, ces deux phénomènes inaugurent la crise financière mondiale de 2007-2008 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lehman_Brothers).
-6 Il s’est agi d’individus qui s’étaient rendues au marché de gros de fruits de mer de Huanan à Wuhan dans la Province de Hubei.
-7 Cette découverte a entrainé la fermeture le 1er janvier 2020 du marché de Huanan à Wuhan et les personnes présentant les symptômes, ont été isolées. Plus de 700 personnes, dont plus de 400 travailleurs de la santé, qui sont entrées en contact étroit avec des cas suspects ont ensuite été surveillés et 41 personnes du quartier d’affaires de Wuhan ont été diagnostiquées positives.
– 8 Tianmu Chen, Jia Rui, Qiupeng Wang et Zeyu Zhao
– 9 A mathematical model for simulating the transmission of Wuhan novel Coronavirus
-10 La transmission interhumaine est annoncée le 20 janvier dans le Guangdong, par Zhong Nanshan, chef de la commission de la santé enquêtant sur l’épidémie, mais confirmée par le Gouvernement chinois le 21 janvier 2020. En effet, la transmission interhumaine du « 2019- nCov » – le nom de code de ce coronavirus – serait à l’origine d’au moins un cas confirmé à Wuhan, mais aussi dans deux foyers de la province méridionale du Guangdong.
-11 https://www.parismatch.com/Actu/Sante/Chine-le-nouveau-coronavirus-pourrait-muter-et-se-propager-plus-facilement-1670090.
-12 Ces mesures ont été effectivement prises le 25 janvier 2020 : après avoir mis en quarantaine trois villes de la province de Hubei : Wuhan (11 millions d’habitants), Huanggang (7,5 millions) et Ezhou (1 million), le 25 janvier, les autorités chinoises ont élargi la zone de confinement à 59 millions de personnes, pratiquement toute la province du Hubei (https://www.notre-planete.info/actualites/4135-coronavirus-epidemieChine-Europe-monde)
-13 Festival du printemps.
-14https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/01/31/coronavirus-l-oms-inquiete-pour-les-pays-qui-ne-sont-pas-prets-a-faire-face-a-lepidemie_6027886_3244.html
-15 Festival du printemps
-16 En 2002-2003, ce coronavirus, très proche cousin de 2019-nCoV, avait contaminé 8098 personnes dans une trentaine de pays et fait 774 morts. Son taux de létalité a été estimé à 43% chez les plus de 60 ans et 13% chez les moins de 60 ans. https://sante.lefigaro.fr/article/lecoronavirus-est-il-plus-dangereux-que-la-grippe-le-sras-ou-ebola/.
-17 https://www.who.int/fr/dg/speeches/detail/who-director-general-s-opening-remarks-at-the-media-briefing-on-covid-19—27-february-2020.
-18 Ainsi, le prix pour le pétrole à destination d’Asie a diminué de 4 à 6 dollars par baril, alors que celui pour les États-Unis a été réduit de 7
dollars par baril. Les contrats à terme sur le pétrole ont chuté, lundi 9 mars, de plus de 30% à New York et Londres, représentant la plus forte
baisse depuis la guerre du Golfe en 1991, avant de regagner du terrain.
-19 https://www.rtbf.be/info/societe/detail_coronavirus-la-pandemie-est-maitrisable-insiste-l-oms?id=10455051