Par Dr René-François Monckeh, économiste et essayiste, Abidjan.
La force des économies modernes, c’est leur capacité de prévision et donc d’anticipation. Mais lorsque cette capacité est ruinée et que l’avenir devient incertain, c’est la pire des catastrophes. Voilà pourquoi le monde entier est aujourd’hui inquiet, parce que confronté à une crise grave jamais connue depuis la seconde guerre.
Conséquence immédiate : sur toutes les places financières du monde, les Bourses ont plongé. Elles ont perdu près du tiers de leurs valeurs depuis un mois. Pour éviter la catastrophe, les gouvernements européens et américain mettent des bouchées doubles en volant au secours de leurs entreprises et de leurs économies. A Bruxelles, la Commission Européenne assouplit les critères de convergence, notamment le niveau du déficit budgétaire. En France, le ministre de l’économie et des finances a décrété la subvention tous azimuts des entreprises à coups de milliards d’euros. Il promet même de nationaliser les grands groupes en danger si cela s’imposait. On y est ! L’Etat providence pourchassé et mal aimé depuis un certain temps est de retour sur de grands chevaux.
La nouvelle peur du marché et le retour de l’Etat
Pourquoi toute cette remise en cause du paradigme marchand ? Pour une raison bien simple : quand le marché est fortement perturbé comme c’est le cas en ce moment, si la chute des valeurs boursières devrait continuer pour déboucher sur un effondrement généralisé, ce serait dramatique pour l’économie mondiale. Alors, que faire pour éviter le chaos ? C’est là que l’Etat vilipendé et chahuté ces quarante dernières années, depuis l’avènement de Margaret Tatcher et Ronald Reagan, par des gourous de l’ultralibéralisme à travers le monde, est réhabilité. Et subitement, sous nos yeux, le marché «parfait» et sans péchés, «adoré» et à qui on a dressé une couronne royale dans tous les pays en temps de paix, devient un «ennemi redoutable», en période de guerre et de menaces graves de la stabilité économique et de l’équilibre du monde. «La main invisible » (expression d’Adam Smith), qualité suprême prêtée au marché par les libéraux , devient tout d’un coup une main «diabolique» et redoutée.
Les penseurs de l’ultra capitalisme qui «perd la tête», pour reprendre l’expression chère à Joseph Stiglitz[i], l’oublient généralement. Dans l’histoire du monde, l’Etat n’a pas pris ses galons par hasard. Au lendemain de la seconde guerre, l’économiste John Maynard Keynes et sa théorie interventionniste, le keynésianisme, ont permis de reconstruire les économies dévastées par le conflit mondial. L’interventionnisme étatique, préconisé pour pallier les «défaillances du marché », a permis de relancer les économies notamment celles des pays occidentaux qui ont connu grâce à lui ce qu’on a appelé les «trente glorieuses».
En Afrique, au lendemain des indépendances, nos Etats ont trouvé dans l’interventionnisme keynésien, le carburant théorique et pratique pour soutenir tous les secteurs de l’activité économique, en l’absence d’un secteur privé à la mesure des objectifs ambitieux en matière de développement. C’était pour nos jeunes Etats la voie royale pour aller à la croissance et au progrès économique et social. En Côte d’Ivoire, sous le leadership de Félix Houphouët-Boigny, le premier président, notre pays a pu ainsi décoller grâce à ce qu’il a appelé le «capitalisme d’Etat ». Un savant dosage d’un vaste secteur public avec de nombreuses sociétés d’Etat et une politique sociale volontariste, sur fond de libéralisme contrôlé. C’était cela l’épine dorsale de la pensée économique d’Houphouët[ii], qui se justifiait légitiment par le fait que notre pays était sans capitaux, sans hommes d’affaires et secteur privé dignes de ce nom et était encore trop pauvre. Les choses ont-elles véritablement changé aujourd’hui ? Sommes-nous sortis de la pauvreté avec 46% encore en dessous du seuil critique ? Les choses ont évolué. Mais nous ne sommes pas sortis de l’ornière.
Les résultats obtenus par le président Houphouët-Boigny avec un taux de croissance moyen de 7% sur les deux premières décennies ont pu ainsi faire penser à un «miracle» économique. Evoquer ici le miracle, c’était une façon de rendre hommage à la vision pragmatique d’un homme d’Etat en avance sur sa génération. Qui pratiquait subtilement le socialisme avec les instruments du capitalisme. Pour ne pas avoir à partager la pauvreté en lieu et place de la richesse, comme à l’Est et dans les pays marxistes-léninistes africains. Il était convaincu que exercer le capitalisme dans son pays comme à Paris, Berlin ou New York n’a pas de sens et n’allait pas concourir aux mêmes résultats. Pour lui, si l’Etat ivoirien s’enrichit, ce sont les Ivoiriens qui finalement s’enrichiraient. Les notions de fonds souverains n’étaient pas encore entrés dans nos pratiques. Son ambition, à travers son «capitalisme d’Etat», c’était de «transformer le peuples ivoirien paysan en un peuple d’actionnaires ». Les vents nouveaux nous ont conduits dans le cul de sac d’un capitalisme sans visage. La marche-arrière est-elle envisageable ?[i]
L’ajustement structurel : une camisole portée de force
C’est malheureusement cette dynamique que la crise économique des années 80 et les «ajusteurs» de Brettons Wood, la Banque Mondiale et le Fonds monétaire international, sont venus briser, en proposant à la Côte d’Ivoire et à l’Afrique entière une nouvelle offre de politique économique : l’ultra libéralisme avec sa valse de programmes d’ajustement structurel et ses privatisations-déréglementations. Les Etats africains seront ainsi amenés à exécuter les nouvelles politiques économiques et leurs «conditionnalités», comme une sorte de camisole mal cousue qui les flotte ou les serre et qu’on leur fait porter de force. Question : les crises économiques qui frappaient un pays comme la Côte d’Ivoire, avec l’effondrement des cours du cacao ou le renchérissement du coût de la dette, ne justifiaient-elles pas que l’Etat soit encore plus solidaire des entreprises et des populations notamment les couches les plus défavorisées et donc fragiles ? Mais non ! Au contraire, on a poussé notre Etat et les autres Etats africains à se déstructurer et à se fragiliser davantage. Là ou ailleurs on se presserait à les accompagner.
Alors, les Etats européens et américain prennent en ce moment des mesures pour résister à la crise de coronavirus. Une armée de mesures économiques est dressée. Chez nous, face à la crise économique qui pointe à l’horizon avec la baisse de la demande ou de l’offre, les approvisionnements et les emplois menacés, quelle politique de soutien à l’économie et à nos entreprises ? Que décident nos gouvernants ? Qu’attendre du gouvernement ivoirien, au-delà des mesures sectorielles et médicales spécifiques ? Que dit l’UEMOA par rapport à ses critères de déficit budgétaire ? Que disent la Banque mondiale et le FMI, les «orthodoxes» anti-subventions prêts à punir nos Etats ?
On attend l’UEMOA et la BCEAO
Il est vrai que nous sommes en face d’une grave menace. Mais cela pourrait aussi être une opportunité pour nos Etats, si nos gouvernants savent négocier ce virage difficile. S’ils savent se débarrasser des «dogmes» des institutions de Brettons Wood. Elles qui pensent que les subventions et autres soutiens à des secteurs économiques des pays comme le nôtre n’ont plus le droit d’exister. Elles qui «applaudissent» qu’un pays dont la majorité des transactions passent par la mer n’ait plus une compagnie maritime et lie son sort aux seules
compagnies maritimes multinationales étrangères (n’est-ce pas là un péril en cas de crise grave et prolongée ?). Elles qui croient comme si c’était l’évangile qu’un Etat pauvre n’a pas à protéger ses entreprises en difficulté. Elles qui «valident» la privatisation d’une entreprise publique des télécommunications nationales au profit d’une entreprise publique étrangère. Elles qui pensent que les populations indigentes d’ici ne doivent pas avoir droit à la protection de l’Etat pour leur survie.
Coronavirus offre à nos Etats l’occasion de sonner la révolte. Si la Commission Européenne est désormais moins exigeante sur ces critères de convergence, pourquoi les Etats de l’UEMOA se priveraient-ils de faire entorse au principe sacro-saint de l’équilibre budgétaire pour sauver leurs entreprises et soutenir nos économies menacées ? C’est pendant une crise comme celle que nous vivons et qui nous tient en haleine que les instruments de politique économique jouent à plein leur rôle. A défaut, ils apparaitraient comme des gadgets cosmétiques. Nous attendons donc nos gouvernements au pied du mur.
Dr René-François Monckeh
[i] Voir René-François Monckeh, Les apprentis sorciers du capitalisme africain, Editions Secom Médias, Abidjan, 2012.
[i] Voir Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’Economie 2001
ancien vice-président démissionnaire de la Banque mondiale, ancien conseiller du président américain Bill Clinton (in Quand le capitalisme perd la tête, Fayard, Paris, 2003 – titre original The Roaring Nineties, et La Grande désillusion, Editions Fayard, Paris, 2002 – titre original : Globalization and its Discontents)
[ii] Livre à paraitre bientôt, René-François Monckeh, La pensée économique d’Houhouët-Boigny.