Par Anouar Hassoune (Président Directeur Général) et Hamza Haji (DGA et Directeur du Crédit).
Il est légitime de se demander comment une agence de notation, dont le mandat est de mesurer le risque (relatif) de crédit par le truchement de ses notes, réagit face au COVID19. La réponse que nous y donnons peut sembler contre-intuitive ; la voici : en définitive, nos notes vont être très peu modifiées. La raison est inhérente à l’échelle de notation qui sous-tend nos méthodologies, et à la définition de ces notations. L’échelle de notation de WARA est, par construction, une échelle régionale. Cette dernière capture les risques de crédit relatifs des dettes libellées en franc CFA dans la sous-région de l’UEMOA.
Comme la crise sanitaire dite du COVID19 représente, en première analyse, un choc symétrique, touchant tous les pays de l’UEMOA et toutes les entités économiques qui composent la sous-région, la relativité des risques de crédit demeure a priori inchangée. Il n’y a aucune raison, a priori toujours, qu’un risque de crédit préalablement bon (i.e. une notation élevée) se soit détérioré par rapport à un risque de crédit préalablement médiocre (i.e. une note faible) dans la sous-région. En revanche, il est davantage probable que la résilience de nos économies sous-régionales et, par truchement, des entités qui le composent, par rapport à certaines économies étrangères (i.e. en-dehors de l’UEMOA), soit relativement modifiée par rapport à la crise sanitaire… ce qu’il nous appartiendra de mesurer lorsqu’un bilan des coûts humains, sociaux, économiques et financiers pourra être dressé, ce qu’il serait hasardeux d’entreprendre immédiatement.
En revanche, les points d’attention sont nombreux et analytiquement subtils. Tout d’abord, comment penser la correspondance des notes en devise régionale sur notre échelle de notation régionale en franc CFA avec leur équivalent en devises internationales sur notre échelle internationale ? Quels pourraient être, a priori, les effets de la crise du COVID19 sur les ratings souverains ? Existe-t-il, a priori, des élasticités sectorielles différentes, susceptibles de peser la relativité des risques de crédit dans la sous-région ? Comment les très jeunes transactions de titrisation ouest-africaines seront-elles affectées (ou infectées si l’on ose dire) par le virus ? Existe-t-il des cas particuliers, particulièrement sensibles aux effets de la crise sanitaire ?
Commençons par la relativité internationale. Quand bien même WARA aurait reçu mandat de son régulateur, de par son agrément en tant qu’agence de notation sous-régionale, aux fins de noter les émetteurs et les émissions sous-régionaux en devise régionale, nous disposons aussi d’une échelle de notation internationale, laquelle capture les risques de crédit en devises internationales, essentiellement en euro et en dollar. Il existe donc bel et bien une correspondance entre notre échelle de notation en franc CFA et notre échelle de notation en devises internationales. Cette correspondance relève d’une convention analytique, par le biais de laquelle la note maximale en devise régionale (AAA) se reflète, sur notre échelle internationale, dans la tranche inférieure du grade d’investissement (iBBB). En d’autres termes, si un émetteur ou une émission en franc CFA devaient recevoir la note maximale AAA, leurs équivalents en devises internationales seraient notés iBBB par WARA.
Voilà presque huit années que la correspondance entre le AAA sous-régional et le iBBB international était appliqué religieusement par WARA : nous ne cachons pas le fait que, à la veille de la crise du COVID19, nous nous interrogions sur le fait de faire évoluer cette correspondance… à la hausse, en relevant le seuil de correspondance du AAA sous-régional vers un iBBB+ international. L’amélioration des fondamentaux macroéconomique de la plupart des Etats-membres, les succès patients et patents des politiques économiques structurelles, la saine gestion monétaire, l’amélioration incrémentale des indicateurs de gouvernance et de climat des affaires… tous ces paramètres militaient en faveur d’un rehaussement de la qualité de crédit de la zone UEMOA en devises internationales, par rapport aux autres économies du monde. Force est de concevoir que nous devons désormais ajourner cette opinion analytique, réfréner nos ardeurs, et tâcher de capturer la mesure dans laquelle nos économies sous-régionales s’avèreront, relativement, plus ou moins résilientes face au virus que les autres économies du monde. Nous savons que nos systèmes de santé sont sans doute moins performants que ceux des économies avancées et de certains pays émergents, mais nous savons aussi que nos Etats sont relativement moins endettés et qu’il existe une certaine marge de manœuvre budgétaire. Dans cette perspective, notre analyse dépendra de la vitesse avec laquelle la pandémie pourra être contrôlée par les mesures de confinement et avec laquelle le retour à la normalité fiscale (recouvrement) et à la croissance (assiette) pourra s’opérer.
Ce qui nous amène, tout naturellement, à nous interroger sur l’évolution probable des notations souveraines de la sous-région. WARA a entrepris depuis sa création en 2012 de suivre la qualité de crédit d’un « pool souverain » constitué de 18 Etats, dont les 8 Etats-membres de la zone UEMOA, auxquels s’ajoutent 10 autres pays africains comparables. Quand bien même ces notations du pool souverain ne feraient pas toutes l’objet d’une publication, elles nous servent bien entendu d’ancrage pour la notation des entités sub-souveraines, et de référence tant qualitative que quantitative (par le biais d’un modèle de régression) du risque-pays relatif. Trois dimensions présideront très certainement à la trajectoire relative des ratings du pool souverain de WARA : la flexibilité avec laquelle les économies nationales renoueront avec leur tendance de croissance pré-crise ; leur capacité à contenir une éventuelle hémorragie budgétaire ; et l’arbitrage des autorités quant au traitement du virus par la dépense publique (c’est-à-dire par la dette) ou, a contrario, pas des mesures de contrôle sociétal hors budget. Il va sans dire que, si notre méthodologie d’analyse souveraine ne changera pas, la pondération des variables de flexibilité et de résilience conjoncturelle, de gestion budgétaire et bilantielle et de gouvernance devrait être augmentée, temporairement, par rapport aux variables structurelles, institutionnelles, monétaires et de climat des affaires. A ce titre, nous pourrions assister à une plus grande polarisation des ratings du pool souverains à court et moyen termes, à mesures que les différentes stratégies de réponse au virus font valoir leurs effets relatifs.
Sur le terrain sub-souverain, la notation des opérations de titrisation reste sujette, comme à l’accoutumée, à un traitement particulier. En Afrique de l’ouest, la titrisation est pour le moment réservée aux créances : les normes sous-régionales prévoient pour l’instant uniquement la constitution de fonds communs de titrisation de créances (FCTC). Les autres actifs, hors créances, sont hors-jeu. Ce qu’il s’agira d’appréhender, pour une agence de notation à l’instar de WARA, c’est justement la trajectoire en risque de crédit des créances objets des structures de titrisation, et il est fort à parier que la qualité des actifs des cédantes se dégrade à court et moyen termes. Au demeurant, cette dimension était déjà intégrée dans notre analyse. Nos tests de stress et de sur-stress sont extrêmement conservateurs et prévoient déjà, dans une large mesure, des cas extrêmes (« worst-case scenarios ») comme la crise sanitaire du COVID19. C’est la raison pour laquelle atteindre des niveaux de notes élevés, typiquement supérieurs ou égaux à A-, suppose pour les structures de titrisation des portefeuilles de réserve et d’appui dimensionnés de manière très conservatrice, typiquement au-delà de 30% de la valeur nominale des émissions obligataires. Par conséquent, pour les transactions de titrisation que nous notons, assez rares mais très médiatisées et très discutées au moment de leur émission, les risques de défaut à proprement parler sont contenus, mais les risques d’abaissement de note (eu égard à la dégradation des portefeuilles sous-jacents, au moins temporairement) ne sont pas exclus. Sur le plan des processus, WARA avait déjà anticipé la survenance de cas de ce type, en requérant des revues semestrielles des portefeuilles de titrisation, contre des revues annuelles pour les entités sujettes à la notation fondamentales, i.e. les banques, les compagnies d’assurance, les corporates et les souverains. Nous accordons en effet à la titrisation, marquée du préfixe « t » lorsqu’il s’agit de notation, une attention quantitative toute particulière.
Enfin, WARA s’interrogera légitimement quant aux élasticités sectorielles et à certains cas particuliers. Une agence de notation est sensée produire des ratings trans-cycliques (« through the cycle » disent les Anglo-saxons) par opposition à ces ratings ponctuels (« point-in-time » en anglais). Cela signifie qu’en principe, une agence de notation doit corriger les effets du cycle économique pour capturer les risques de crédit de nature essentiellement structurelle, sans se laisser drainer par les sursauts de la conjoncture. Dans le cas contraire, nous aurions affaire à un exercice de scoring de court terme, tributaire des effets de volatilité du cycle. C’est la raison pour laquelle nous répétons que l’horizon méthodologique de nos notations se situe aux alentours de 3 ans.
A priori, la crise du COVID19 est tout autant symétrique qu’elle est conjoncturelle, comme les crises du SRAS, du MERS et d’Ebola avant elle. Certes, ce choc sanitaire est de plus grande ampleur à mesure que le rythme de la mondialisation s’accroît, mais ce n’est pas la première fois que nous sommes confrontés à un tel phénomène. Déjà la grippe espagnole (1918-1920), la grippe asiatique (1957) et la grippe de Hong Kong (1968-1970) ont-elles été classées parmi les trois plus importantes pandémies du 20ème siècle, avec respectivement 30 millions, 2 millions et 1 million de morts. C’est la réponse collective au choc sanitaire qui diffère.
Dans les épisodes précédents, soit le confinement et la décélération volontaire de l’activité économique étaient tout simplement inenvisageables, soit le confinement s’est avéré très localisé : il est vrai qu’aujourd’hui la vie humaine est bien davantage sacralisée et que la mort brutale, même causée par un virus, est de moins en moins considérée comme acceptable. Désormais, le confinement et la mise en sourdine des activités économiques non-essentielles deviennent la règle, comme tous les plans d’urgence sanitaire en attestent. Par conséquent, à court (et peut-être moyen) terme(s), des élasticités sectorielles sont à prévoir, i.e. des résonnances économiques différenciées en fonction de la primauté relative des secteurs d’activités, certains considérés comme vitaux, par opposition à d’autres considérés comme somptuaires en situation de stress sanitaire.
Au demeurant et en définitive, quelles formes peuvent prendre ces effets de polarisation sectorielle de court à moyen termes ? De toute évidence, la grande distribution, alliée à l’agriculture et à l’agro-industrie productrices de biens alimentaires, absolument vitaux, devraient renforcer leurs positions relatives. Pour ces secteurs, habituellement contraints par la compression des marges inhérentes aux effets de concurrence très intenses, leur dimension contracyclique devrait leur apporter un degré de protection important. En filigrane et en support de cette colonne vertébrale agro-industrielle soutenue par les réseaux de distribution, le secteur logistique et le transport de fret, tous très sollicités, il faut quatre composantes tout aussi vitales : l’eau, l’énergie électrique, le carburant et les télécoms.
En parallèle, pour renforcer la sécurité sanitaire des populations, l’industries pharmaceutique, le secteur générique de la santé ainsi que les détergents et les matériels et personnels de nettoyage sont à leur tour convoqués en permanence. Tout cela ne fonctionne qu’à la condition que les banques commerciales de détail restent ouvertes et que les assureurs continuent de mutualiser les risques sociaux. En appui, le e-commerce apporte une solution alternative à la fermeture des commerces physiques. Ce sont-là les rescapés du virus. Les autres sont amenés à faire le dos rond, pendant un temps forcément inconnu. En particulier, les services inessentiels et non-régulés seront irrémédiablement en chômage technique, au premier rang desquels les spectacles, le divertissement et le secteur du sport.
Parallèlement, les secteurs du luxe, du tourisme et de la restauration seront les plus durement touchés, faute de transport des personnes et de temps social. Dans la même veine, les matières premières non-alimentaires, comme le tabac par exemple ou les intrants du textile, souffriront de la pénurie de canaux de distribution. L’ameublement et la décoration subiront le contre-coup de la mise à l’arrêt du secteur du BTP. Dans l’industrie, les équipements seront tributaires du report des commandes sine die, ainsi que l’automobile et tous ses sous-traitants, notamment les équipementiers. Enfin, les services à haute valeur ajoutée, pourtant essentiels en situation normale, comme la recherche non médicale, l’enseignement (y compris supérieur), la banque d’affaire et les professions du droit, passeront au second plan. Telles sont les dynamiques de fond.
En termes de mesure du risque de crédit, dans chacun de ces secteurs, la trajectoire individuelles des entreprises dépendra de leur capacité de flexibilité, c’est-à-dire la variabilisation de leurs charges en situation de stress sur les influx de trésorerie. Celles de ces entreprises ayant gagné en agilité et en mutabilité seront à même de rebondir plus vite post-COVID19 et s’assureront un niveau de notation peu ou pas volatil ; les autres verront sans doute leurs ratings se polariser à mesure que la crise fera valoir ses effets d’hystérèse.