Grande figure du socialisme marocain, Abderrahmane El Yousfi a tiré sa révérence, le 29 mai à l’âge de 96 ans , au terme d’une vie faite de soubresauts et d’adaptation à la mesure du socialisme arabo-africain, qui a passé par le marxisme-léninisme révolutionnaire avant d’adopter, à l’orée des années 90, sa propre Perestroïka à petits pas vers la social-démocratie de marché. Le premier ministre du gouvernement d’alternance marocain du 14 mars 1998, leader de l’Union Socialistes des Forces Populaires (USFP), est resté quatre ans aux commandes d’un gouvernement de cohabitation.
Né en 1924 à Tanger, El Youssoufi a vu l’ascension inéluctable de l’islamisme depuis le printemps algérien de 1988, à la place du socialisme, l’opium des jeunesses estudiantines maghrébines et africaines, de Tunis à Casablanca mais aussi de Dakar à Kano. Dans sa jeunesse, sous protectorat français, le rifain est d’abord militant à l’Istiqlal, parti indépendantiste marocain de Allal El Fassi, figure emblématique du Grand Maroc dont il voyait les frontières s’étendre du Détroit de Gibraltar aux rives du fleuve Sénégal. Tout comme l’auteur du Manifeste du Parti Communiste en 1848, c’est après son séjour en France où il obtint un DESS en enseignement supérieur, en 1952, que El Youssoufi développe son penchant pour la cause de la classe ouvrière. De 1953 à 1956, il s’inscrit dans la résistance comme nombre des millions de marocains révoltés par la destitution de Mohammed V, exilé à Madagascar. Trois ans après l’indépendance, il sera avec Abderrahim Bouabid et un certain Mehdi Ben Barka, à l’origine de la fondation de l’UNFP, sortie de l’aile gauche de l’Istiqlal. La même année, il est brièvement arrêté pour « offense au roi ».
Après l’assassinat de Ben Barka en 1965 dans ce qui sera un des épisodes les plus mystérieux de la guerre froide, Abdrrahmane El Youssoufi entame un long exil en France. Sur ses pas, le procureur requiert la peine de mort contre lui lors du procès de Marrakech qui démarra en 1969 et prit fin en 1975. Durant cette période, le royaume connaîtra deux tentatives de coup d’Etat qui pèseront sur la vie politique . L’USFP change de nom pour solder son passé de l’UNFP en contacts plus ou moins prouvés avec les régimes militaires arabes.
Devenu délégué extérieur du parti, El Youssoufi, gracié en 1980, rentre au Maroc. L’USFP poursuit sa structuration et sa transformation, prenant acte des mutations de son idéologie fondatrice. En 1992, il succède à Abderrahim Bouabid à la tête du parti. Une année après, El Youssoufi s’exile à Cannes en dénonçant des résultats truqués lors des législatives de 1993. Rentré en 1995 , il porte son parti à la victoire des législatives de septembre 1997 annonciatrices d’une ouverture sans précédent de l’espace politique marocain. Retiré depuis 2003 de la vie politique au terme d’une primature de quatre ans, El Youssoufi incarnait la conviction dans l’engagement et le compromis permanent, deux vertus qui font les grands hommes.
Hommages
A sa disparition, les hommages se sont multipliés. « Un serviteur exemplaire du Royaume du Maroc et du peuple marocain », a indiqué le Président de l’Institut du Monde Arabe, Jack Lang, figure haute des années Miterrand. Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a salué « un grand militant du Maghreb ». Le quotidien algérien El Watan rappelle en effet, que « feu Abderrahmane El Youssoufi était l’un des artisans de la Conférence de Tanger (Maroc) ayant jeté les bases du projet du Grand Maghreb et ayant réuni, en 1958, les partis maghrébins nationalistes de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie à laquelle avait pris part une personnalité phare du Front de libération nationale (FLN), le moudjahid Abdelhamid Mehri ». En compagnie de sa femme, Hélène, cet homme politique laisse à la postérité ses mémoires « Récits du passé » sur le ton apaisé de ceux qui ont vécu beaucoup pour dire peu.
C’est à coup sûr, « la fin d’une époque », comme le titre le quotidien marocain l’Economiste qui rappelle que ce politicien engagé, n’a pas amassé fortune et a vécu dans un modeste appartement du quartier Bourgogne à Casablanca. Une maison aussi discrète que ses funérailles au cimetière Chouhada de Casablanca. Un dernier message, sans doute, à la gauche caviar et Cadillac qui se retrouve jusque dans les rangs de l’USFP et un peu partout dans le monde arabe et en Afrique.