Par Georges Borgès Da Silva.
Ancien médecin-chef de la Compagnie sucrière sénégalaise à Richard Toll (1976 – 1986), Georges Borgès Da Silva analyse ici l’un des tweets les plus commentés du Pr Didier Raoult. Le médecin spécialiste en Santé Publique, formateur en recherches et publications scientifiques (Toulon, France), estime que son célèbre confrère de IHU Méditerranée Infection de Marseille a masqué certaines données. Eclairage.
Selon le Pr Didier Raoult (Twitter, 14 mai 2020) [1] : «Séroprévalence de 60 000 personnes en Espagne: parmi les travailleurs actifs, ceux qui exercent une profession essentielle et ont continué à sortir ont été moins contaminés par le COVID19 que ceux confinés. Cela doit amener à réfléchir sur le confinement ». [https://issuu.com/prisarevistas/docs/prevalencia/3].
Le Pr Didier Raoult a twitté [1] un résultat contre intuitif relevé dans une étude espagnole [2]. Dans cette étude sur le taux national de séropositifs à la covid-19, le groupe des travailleurs essentiels avait un taux de séropositifs (5,3 %) inférieur à de 1% à celui des travailleurs non essentiels (6,3 %). Pour analyser et comprendre les effets du confinement, il faut avoir une approche populationnelle globale de l’écosystème. Le confinement est une mesure qui a pour objectif de ralentir la circulation du virus dans la totalité de la population. La population est répartie en deux groupes : les individus confinés et ceux qui ont une activité essentielle les amenant à quitter leur foyer pour continuer à exercer leur activité professionnelle. Avec le confinement, c’est l’ensemble de la population qui bénéficie d’une réduction de l’exposition à la contamination. Chacun des deux groupes n’est pas étanche vis-à-vis de l’autre groupe. Ils sont en interaction et ne peuvent donc pas être analysés séparément par la méthode employée dans l’étude espagnole. C’est ce que nous allons montrer dans cet article.
Dans la population totale espagnole, retrouverait-on cette différence de 1% trouvée dans l’échantillon étudié ?
Les auteurs de l’étude mentionnent un intervalle de confiance pour chaque valeur trouvée. Dans un échantillon, l’intervalle de confiance d’une valeur est une fourchette de deux nombres entre lesquels on trouvera probablement la vraie valeur dans la population générale si on examinait toute la population. Par construction, le risque que la valeur soit hors de l’intervalle est inférieur à cinq fois sur 100. Pour les travailleurs essentiels, le taux de séropositifs trouvé est de 5,3 %. L’intervalle de confiance de cette valeur se situe entre 4,8 % et 5,9 %.
Pour les travailleurs non essentiels, le taux de séropositifs trouvé est de 6,3 %. L’intervalle de confiance de cette valeur se situe entre 5,7 % et 7 %. Nous constatons que ces deux intervalles se chevauchent sur des valeurs communes entre 5,7 % et 5,9 %. Même s’il y une différence significative entre ces deux taux, la conséquence de ce chevauchement ne permet pas d’affirmer de manière péremptoire qu’il y a une différence de taux de séropositivité entre les deux groupes dans la population générale.
La méthode utilisée par l’étude espagnole ne permet pas au Pr Raoult de réfléchir sur la pertinence du confinement
L’étude espagnole avait pour objectif de définir le taux national de séropositivité au Covid-19 à partir d’un échantillon de 60 889 individus, par extrapolation. Cette mesure instantanée a vocation à être renouvelée plus tard. Ainsi l’Espagne veut suivre l’évolution de la séropositivité dans le pays. Pour faire une étude, selon l’objectif que l’on choisit la méthode sera différente. Souvent les recherches sont biaisées car le chercheur utilise une méthode qui ne répond pas à son objectif. Il aboutit de ce fait à des conclusions erronées. Le Pr Raoult s’affirme comme opposant à «la méthode» [3] en semblant s’inspirer des théories «contre la méthode» du philosophe autrichien Paul Feyerabend. [4]. Nous montrerons ici que ces théories conduisent dans le réel à des conclusions erronées même si elles peuvent apporter de prime abord quelques succès d’estrade.
L’étude menée par l’Espagne a été faite avec compétence. Il s’agit d’une étude observationnelle transversale. C’est une méthode d’enquête tout à fait adaptée pour définir un taux de prévalence (c’est-à- dire la fréquence d’un élément) dans une population à un moment donné. La méthode utilisée permet de répondre à cet objectif (évaluer le taux de séropositivité de la population un jour J). Elle ne peut pas répondre à un autre objectif que celui pour lequel elle a été élaborée.
Si l’objectif avait été d’évaluer la pertinence du confinement, une autre méthode aurait dû être employée. En début de confinement il aurait fallu repérer un échantillon d’individus. Ces individus auraient été classés en deux groupes : les travailleurs essentiels et les travailleurs non essentiels. Ils auraient été suivis dès le début du confinement après une mesure du taux de séropositifs de chaque groupe au départ avec un relevé de leur différence de taux. Ensuite, ce taux aurait été mesuré à la fin de l’étude pour comparer l’évolution du taux de séropositifs entre les deux groupes et en interne dans chaque groupe. Les cas positifs aurait été relevés tout au long de l’étude. Les travailleurs essentiels qui deviennent positifs et donc mis en confinement avec exemption de leur travail essentiel, restent comptabilisés parmi les positifs dans leur groupe d’origine, même s’ils ne sont plus considérés comme travailleurs essentiels. Les positifs hospitalisés sont comptabilisés parmi les positifs de leur groupe d’origine, de même que les décédés.
À la fin de l’étude, on calcule le taux de positifs dans chacun des groupes par rapport à leur effectif respectif relevé en début d’étude. C’est-à-dire en essayant de ne pas avoir de perdus de vue (par déménagements, disparitions, hospitalisations, décès, etc.). Dans l’analyse comparée, on prend en compte la différence de taux de séropositifs entre les groupes à l’entrée en confinement. Ainsi on peut affirmer qu’un groupe a un taux de séropositivités ayant une évolution différente de l’autre groupe durant le confinement. Pour autant, on ne peut pas affirmer que le confinement est la seule cause d’une différence entre les groupes. L’affirmation d’un lien causal doit pouvoir éliminer tous les autres facteurs dont l’intensité diffère entre les groupes et pouvant intervenir dans la différence de taux de séropositivité entre les deux groupes (différence d’âges, de répartition des sexes, de taux de maladies chroniques, de situations sociales, et d’autres facteurs de risque propres à chaque individu). Cette méthode s’appelle un suivi de cohortes. C’est le suivi d’une population analysée au début de l’étude et sur une période définie. Le suivi d’une cohorte est une méthode bien différente de l’étude transversale instantanée réalisée par les chercheurs espagnols. Mais leur objectif n’était pas d’évaluer la pertinence du confinement. Pour évaluer le taux d’une séropositivité dans leur population, leur méthode était tout à fait adaptée. Pour eux l’intégration des décédés n’avait pas d’intérêt puisque leur objectif était d’évaluer le taux de séropositivité de la population vivante à un instant T. De plus, comme leur étude s’est faite aux domiciles, les hospitalisés n’ont pas dû être intégrés.
Le Pr Raoult qui veut se prononcer sur la pertinence du confinement, aurait eu à intégrer les décédés et les hospitalisés. Il est possible que le taux de décès et d’hospitalisations diffèrent entre les deux groupes. Il aurait aussi dû connaitre le taux de début de confinement de chacun des groupes alors qu’il ne le connait pas. L’étude transversale espagnole donne une vision statique alors que pour la problématique du Pr Raoult, une étude dynamique comme une cohorte aurait été nécessaire.
L’étude espagnole ne permet pas au Pr Raoult de tirer ses conclusions sur le confinement
Le Pr Raoult veut évaluer la pertinence du confinement à partir de l’étude observationnelle espagnole. En plus des réserves exprimées plus haut sur la méthode, d’autres réserves concernant la définition des groupes mettent en défaut son raisonnement.
1) Pour les deux groupes :
a. Les groupes ne sont pas étanches. Des conjoints peuvent être chacun dans un groupe différent et se contaminer mutuellement au retour dans leur foyer. Ce qui fait tendre vers une égalisation des taux sérologiques entre les deux groupes. Cette interaction entre les deux groupes a été facilitée par le mode de constitution de l’échantillon d’individus étudiés. Les chercheurs ont d’abord tiré au sort 15 000 zones géographiques, puis dans chacune des zones ils ont tiré 24 domiciles (au total 35 893 domiciles) dans lesquels ils ont étudiés l’ensemble des individus. Le domicile est une unité d’échantillonnage valide dans l’étude de prévalence des chercheurs espagnols. Par contre, le domicile étant un lieu de forte interaction entre les deux groupes (travailleurs essentiels ou non). La comparaison des deux groupes que fait le Pr Raoult est donc biaisée.
b. Les travailleurs essentiels ont souvent été mis à des postes protégés (barrières en plexiglas, masques, visières, distanciation des postes de travail, etc.) alors que les personnes confinés n’avaient pas un niveau de protection semblable en sortant (courses alimentaires, besoins de la vie, etc.) ou en restant dans leur milieu familial. Si un travailleur essentiel était mal protégé et infecté, son conjoint était ensuite exposé au risque de contamination familiale. Si ce conjoint faisait partie de l’autre groupe, cela pouvait ajouter au moins deux cas de positivité (le travailleur alors mis en confinement et son conjoint) au groupe des travailleurs non essentiels
c. On ne connait pas le taux de séropositivité de chacun des deux groupes au début du confinement. Ils pouvaient être différents, ne serait-ce que parce que les moyennes d’âges pouvaient être différentes entre les deux groupes. Le groupe des travailleurs essentiels pourrait être plus jeune. Cela a une incidence sur la propension à être plus ou moins réceptif à la contamination (selon l’étude espagnole, en population générale, les 20-39 ans ont un taux de positivité autour de 4,5 % et les 40-64 ans autour de 5,8%) ?
d. La composition des deux groupes était-elle identique en terme de facteurs de risque pouvant favoriser la contamination (l’obésité, les maladies chroniques, les conditions sociales, etc.) ? Il est possible que le groupe confiné des travailleurs non essentiels comportait des individus ayant plus de facteurs de risque. Les entreprises ont pu faire le choix de ménager leurs salariés fragilisés.
e. Le taux de participation des individus éligibles pour cette étude a été de 62,4 %. Il n’y a pas eu d’étude des non répondants visant à vérifier leur similitude avec les répondants. La perte d’information qui en découle réduit la possibilité raisonnable de commenter la différence de taux de séropositivité de 1% entre les deux groupes.
f. Dans l’échantillonnage, les régions fortement urbanisées (Madrid, Catalogne, Valence, Andalousie) sont sous représentées alors que les régions plus rurales sont sur-représentées (Castilla y Leon, Castilla La Mancha) (cf tableau I) [5]. Cela a une incidence sur le taux de séropositivité dans les deux groupes car les villes ont des taux plus élevés que les zones rurales. Cela fragilise aussi l’analyse du 1 % de différence de taux que relève le Pr Raoult.
2) Groupe des travailleurs essentiels :
a. Le confinement de sa famille permet de réduire le risque de contamination familiale du travailleur essentiel ;
b. On se demande dans quel groupe ont été placés les travailleurs essentiels devenus positifs et symptomatiques qui ont été confinés suite à leur contamination. Ont-ils bien été comptabilisés positifs dans leur groupe d’origine ?
3) Groupe des travailleurs non essentiels
a. Les éventuelles activités informelles (non déclarées) de travailleurs non essentiels exposent à plus de risque que l’activité déclarée qui est souvent protégée par les aménagements de poste réalisés par l’employeur. Les travailleurs non essentiels en activité non déclarées peuvent se trouver dans des situations à risque supérieur à celui des travailleurs essentiels
b. Les travailleurs non essentiels confinés en télétravail sont amenés à se rendre régulièrement à leur bureau pour récupérer les données de leur travail, avec des protections minimales puisqu’il n’y a pas d’aménagement de leur poste de travail.
c. Pour porter un jugement sur le confinement, il faudrait s’assurer que la population espagnole, et particulièrement les travailleurs non essentiels, ont bien respecté le confinement ce que le Pr Raoult ne nous précise pas.
Dommage que la copie du listing, dans le tweet du Pr Raoult, soit un photomontage supprimant des données opposées à réflexion qu’il nous propose !
Le lecteur pressé n’aura pas remarqué que la photo de l’étude espagnole présentée par le Pr Didier Raoul est en réalité un photomontage dans lequel des données présentées par les chercheurs ont été supprimées. Ces données supprimées présentent la répartition de l’échantillon en fonction du statut, par rapport au travail (figure 1). Elles montrent que la population confinée avait un taux de séropositivité inférieur à celui des travailleurs essentiels (qui ont 5,3 % de séropositifs). Si on globalise le taux de séropositivité des inactifs (chômeurs, étudiants, retraités, handicapés, tâches ménagères au foyer, activités bénévoles), incluant les enfants et les retraités, le taux de séropositivité est de 4,5 % (1 577 positifs/35 176 équivaut à 4,5 %). Il est de 3,7 % avec les enfants mais sans les retraités.
Les données masquées par le Pr Raoult donnent donc un éclairage différent à la réflexion qu’il demande d’avoir sur le confinement. La page sans la coupure vous est donnée dans la figure à droite (figure 1), en début de texte. Pour une comparaison plus fine entre les travailleurs essentiels et les adultes confinés (actifs et inactifs), il suffit de se reporter au tableau des taux de séropositivité selon les tranches d’âges (figure 1). Le taux des travailleurs essentiels (5,3 %) est exactement identique à celui de l’ensemble de la population en âge de travailler (20 – 64 ans) (2 011 positifs/37 975 correspond à 5,3 %). Donc la population adulte avec les inactifs inclus (personnes âgées de plus de 64 ans exclues) qui a été confinée a elle aussi un taux de 5,3 %.
Malgré le biais de sélection connu appelé « biais des travailleurs sains » qui aurait dû induire un taux inférieur en faveur des travailleurs essentiels (qui n’ont pas d’inactifs fragilisés) on trouve une stricte égalité des taux entre les deux groupes. On peut donc réfuter les conclusions du Pr Raoult : le confinement ne parait pas avoir eu un effet défavorable sur les adultes en Espagne. Comme les gens vivent en famille, les groupes ne sont pas étanches. Les taux de séropositivité des adultes confinés et des travailleurs non confinés tendent à s’égaliser. Cet article n’a pas vocation à faire l’apologie du confinement mais seulement d’éviter le sophisme par plus de rigueur dans l’analyse critique des informations.
Entre les pays qui ont confiné leur population et ceux qui ont choisi le dépistage massif associé aux quarantaines avec suivi des cas contacts, les résultats sont très hétérogènes pour chacun des deux choix. Il est évident que le contexte culturel et les moyens disponibles diffèrent d’un pays à l’autre. Chaque pays doit trouver sa voie pour adopter les mesures les plus efficaces et les plus acceptables pour sa population. L’anticipation, la transparence et l’approche consensuelle sont les meilleures attitudes à attendre des décideurs.
Reférences
1- Raoult D. Tweet du 14 mai 2020.
https://twitter.com/raoult_didier/status/126087425574
4581632
2- Estudio ene convid-19 : prima ronda. Estudio
nacional de sero-épidémiologia de la infeccion por
SARS-COV-2 en Espana. Informe preliminar 13 de
mayo de 2020.
https://www.ciencia.gob.es/stfls/MICINN/Ministerio/
FICHEROS/ENECOVID_Informe_preliminar_cierre
_primera_ronda_13Mayo2020.pdf
3- Raoult D. Contre la méthode. Les jeudis de l’IHU. 13
février 2020. Marseille: IHU Méditerranée Infection.
https://www.youtube.com/watch?v=7TI3Re57X2Y
4- Macherey P. Paul Feyerabend, contre la méthode
(esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance).
https://philolarge.hypotheses.org/files/2017/09/26-03-
2008.pdf
5- Duran A, et al. Algunos comentarios críticos al
«Estudio longitudinal sero-epidemiológico, de base
poblacional» del 13 Mayo 2020. 28 mai 2020.
https://www.easp.es/web/coronavirusysaludpublica