Par Ibrahim Touré, ingénieur statisticien-économiste, enseignant à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Qui n’a jamais entendu parler du Jeudi « noir » du 24 Octobre 1929 pour désigner ce jour triste du Krach boursier de 1929 ? Qui n’a jamais entendu parler du Jeudi « noir » du 16 Juillet 1942 qui marque l’un des évènements les plus injustes de l’humanité, la rafle du Vel’d’Hiv, pendant la seconde guerre mondiale ? Qui n’a jamais utilisé ou remarqué le « noir » pour exprimer un fait déprimant, endeuillant ou triste de la vie quotidienne ?
Suis-je le seul à être dérangé par l’usage du «noir» lorsqu’on fait référence à une journée marquée par la folie voire même la «sauvagerie» dans la consommation, la braderie, la dévalorisation, le rabais ou encore l’agressivité dans la baisse des prix, en l’occurrence la journée du «Black Friday» ?
Suis-je le seul à être contrarié à chaque fois que j’entends le mot «noir» pour un événement financier ou économique, pensant, à tort, que les gens me regardent ? (Exemple : Scénario noir d’une économie donnée ? Tableau noir de l’économie mondiale ? etc.)Je propose au monde entier de méditer sur ces conventions et sur l’usage d’une couleur, en l’occurrence la «noire» lorsqu’on évoque de tels événements. De plus, nos langues et nos dictionnaires ne disposent-ils pas de suffisamment de mots pour qualifier ces spécificités ?
L’hypothèse centrale de ce texte est que le langage courant, dans sa tendance à associer systématiquement le «noir» à tout ce qui est mauvais et péjoratif, peut affecter les «instincts humains» et alimenter les comportements racistes de manière endogène.
Le raisonnement qui m’a conduit à cette hypothèse et à m’interroger sur le lien pouvant exister entre l’usage du «noir» dans des contextes négatifs de notre langage et le renforcement des comportements racistes (dans le conscient ou dans l’inconscient collectifs) part d’une réflexion sur certains des instincts mis en exergue par Hans Rosling dans son ouvrage célèbre «Factfulness ou Factualité». La thèse qui y est soutenue est que si les instincts humains ne sont pas suffisamment maîtrisés, ils peuvent faire émerger des biais cognitifs qui ont tendance à fausser nos jugements, à voir le mal partout, à développer des sentiments de supériorité de «nous» sur les «autres» et à avoir une vision erronée et très pessimiste du monde. Si les idées de «Factualité» n’ont pas été évoquées dans un contexte de «racisme», les conséquences de la non-maîtrise des instincts humains précédemment citées me paraissent semblables aux conditions de genèse du racisme chez les êtres humains (supériorité, méfiance, amalgame, jugements erronés, etc.). Concrètement, les instincts qui m’ont interpelé sont :
- L’instinct du fossé ou l’instinct binaire
- L’instinct de la généralisation
- Et enfin, l’instinct de la négativité
L’instinct du fossé ou l’instinct binaire est la tendance systématique des individus à voir invariablement toujours le monde en deux blocs antagonistes (noir contre blanc, riche contre pauvre, bon contre mauvais, eux contre nous, etc.). Ainsi, associer dans le langage courant la couleur «noire» à tout ce qui est mauvais ne va-t-il pas contribuer à créer naturellement un fossé, même inconsciemment, entre «blanc» et «noir», et donc à distendre les liens censés les unir pour une paix et une cohésion durables dont le monde a plus que jamais besoin ?
L’instinct de la généralisation pousse, quant à iui, de manière biaisée, à porter des jugements et des généralisations rapides. Cet instinct n’incite-t-il pas nativement les êtres humains à considérer les «noirs» (isolés par l’instinct précédent) comme un bloc unique et invariant avec toutes les mauvaises choses qui le caractérisent ? Ne serait-ce pas l’expression la plus aboutie de cet instinct qui fait émerger l’amalgame dont peuvent souffrir tous les «noirs» ?
L’instinct de la négativité, enfin, est la fâcheuse prédisposition des êtres humains à voir le mal partout. Dans le contexte du racisme, cet instinct ne provoque-t-il pas la méfiance envers la race «noire» et à rendre infréquentable, à tort, ce bloc que l’instinct précédent a unifié ?
Pour conclure, ces biais cognitifs et l’influence du langage courant sur eux, n’ont-ils pas tendance à faciliter l’identification, l’isolement, la diabolisation et l’exclusion de la race « noire » dans l’inconscient collectif ? Dès lors, se débarrasser de ces biais et donc de l’usage du « noir » dans des contextes péjoratifs ne peuvent-ils pas aider à attaquer le racisme structurellement ?
A propos de l’auteur
Ingénieur diplômé de l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Analyse de l’Information (ENSAI France), spécialisé en gestion des risques et ingénierie financière, Ibrahim Touré, 29 ans, est également détenteur d’un master en Finance de l’IGR-IAE de Rennes, de l’Université Paris-Dauphine et d’une maîtrise d’économétrie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Analyste Quantitatif Risque dans le domaine bancaire, travaillant essentiellement sur les problématiques de modélisation des risques sous les normes « Bâle 2 / Bâle 3 », le jeune financier donne également en parallèle des cours de Statistique et d’économétrie appliquée à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’Université d’Evry Val d’Essonne.