Fils ainé de feu Babacar Ndiaye, ancien président de la Banque Africaine de Développement (1985-1995), Alassane Ndiaye est depuis bientôt une décennie basé à Johannesburg d’où il dirige Rayon Investments PTY Ltd, un cabinet de conseil en investissement dont il est le co-fondateur, en partenariat avec un éminent juriste noir sud-africain. La clientèle du cabinet est composée de start-ups et d’entreprises en phase de croissance et toutes à capitaux africains pour des investissements en Afrique. Alassane Ndiaye est aussi un ancien cadre supérieur avec 15 ans d’expérience au sein du Groupe de la Banque Mondiale basé successivement au siège à Washington DC et ensuite à Abidjan, Douala et Johannesburg. Avant de rejoindre le continent africain il démarra sa carrière aux Etats Unis au sein de la banque d’investissement Merrill Lynch à Boston et au Trésor de la Ville de Boston. Diplômé de Northeastern University et Boston University –toutes deux aux Etats Unis– avec respectivement un Bachelor en Economie de Développement et un Master en Economie et Finance, Alassane Ndiaye est membre du comité d’éthique de l’ «Institute of Bankers in South Africa (IOBSA)» et aussi membre du conseil d’administration de Digitech Africa Ltd, une societé « insurtech » panafricaine. Cette chronique exprime le point de vue d’un haut cadre sur un l’un des sujets les plus brûlants de l’actualité financière africaine.
La tournure que prennent les choses depuis le coup de semonce tiré par le Secrétaire d’Etat du Trésor américain avec son courrier adressé à la Présidente du Conseil des Gouverneurs de la Banque Africaine de Développement le 22 mai dernier est digne d’un véritable feuilleton à suspens, suscitant commentaires et pronostics de toutes parts, et tous aussi divergents au fil des différents épisodes. Bien que la diffusion du feuilleton ait débuté depuis le mois de janvier 2020 par la plainte de membres du personnel déposée au Bureau de l’Intégrité de la BAD, suivi de l’épisode dans lequel ce même groupe, n’ayant visiblement pas eu gain de cause, passe à la vitesse supérieure par le biais, cette fois- ci, de lanceurs d’alerte agissant précautionneusement sous le sceau de l’anonymat, ce n’est que durant l’épisode du désormais fameux courrier du Secrétaire d’Etat américain que l’audimat du feuilleton bat son plein.
C’est aussi à partir de cet épisode que j’ai personnellement pris la mesure de la profondeur de la situation. En tant que jeune entrepreneur africain (jeune parmi les vieux mais vieux parmi les jeunes ) je partage mon avis sur cette crise qui suscite beaucoup de passion au sein de l’institution concernée comme en dehors et précisément parmi mes pairs.
Tout d’abord, il est important de préciser qu’il ne s’agit nullement d’être pour ou contre la bonne gouvernance, l’éthique, le népotisme, la corruption, etc. L’Afrique et ses institutions ne méritent pas moins que quiconque concernant tous ces sujets. Il s’agit plutôt de s’accorder sur les limites des mécanismes de contrôle organisationnel établis car, faudrait-il le rappeler, le Président Adesina a été blanchi en conformité avec les mécanismes, voies et recours propres à l’institution. Qu’à cela ne tienne, le groupe –anonyme– de membres du personnel, non satisfait, a réclamé et obtenu par le biais du Secrétaire d’État au Trésor américain d’aller au-delà des limites d’un système pourtant bien établi.
Accordons le bénéfice du doute quant au poids de ce groupe ou même de son existence (certains parlent d’une fiction montée de toutes pièces pour légitimer une frange du personnel qui sinon serait insignifiante) et voyons donc ce que cela donnera. Espérons que l’issue de la revue indépendante de l’enquête du Comité d’Éthique sera le dernier épisode de ce feuilleton et, donc, le terme définitif de cette crise.
Si la crise se poursuit au-delà de ce dernier épisode, la réputation de l’institution prendra inévitablement un coup qui créera une onde d’impact négatif de manière durable. C’est bien là, je pense, tout l’enjeu de cette crise. La réputation de l’institution –son actif le plus important avant même son personnel– est effectivement en jeu. Pour l’instant on peut penser que cette réputation demeure indemne compte tenu du renouvellement de la cotation AAA de l’agence de notation Standard & Poors reçue ce mois de juin, donc pendant la crise.
Ceci-dit, cette notation mesure plutôt la solvabilité de l’institution ou sa capacité à honorer ses engagements, ce qui n’est effectivement pas remis en cause à travers cette crise. Autre carte que le Etats Unis pourraient sortir si la crise perdure, c’est son joker: le retrait pur et simple de l’Institution ou brandir la menace d’un tel retrait. Mais disons que dans ce scénario catastrophe, certes peu probable, toutes les parties seront perdantes. Faut avouer cependant que le retrait des Etats Unis de l’OMS en fin mai est un précédent assez fort pour comprendre qu’on n’est pas malgré tout pas à l’abri d’une telle surprise. La loi du plus fort est malheureusement toujours applicable.
Les Etats Unis sont une nation qui suscite encore beaucoup d’admiration et de mérite de par son leadership dans de nombreux domaines tels que l’économie, la finance, l’entreprenariat, le sport, le cinéma et le show-business mais certainement pas en matière d’éthique, de bonne gouvernance ou de corruption où ils sont loin d’être les meilleurs et encore moins passibles d’être considéré comme références dans ces domaines. Il est tout de même curieux que l’administration américaine, par la voix de son plus haut responsable, se permette de traiter notre chère Afrique de «trou de cul» et par la suite veuille s’imposer en donneur de leçons en matière d’éthique auprès de cette même Afrique. Peuvent-ils nous parler de bonne gouvernance quand cette même administration octroie des marchés pèle-mêle aux membres de la famille de son premier responsable au vu et au su de tous? Il s’agit là de népotisme pur et simple pour ceux qui par pudeur ne souhaiteraient pas l’entendre ouvertement. Peuvent-ils nous parler de corruption quand, encore récemment (mai 2020), une cour d’appel des États-Unis a relancé un procès accusant le président américain d’abus de pouvoir en recevant illégalement des paiements de gouvernements étrangers et d’états américains pour son hôtel à Washington DC?
Tout ceci pour moi indique clairement que la préoccupation des Etats Unis dans le dossier de la BAD n’est pas de résoudre des questions d’éthique, de bonne gouvernance, de népotisme, de corruption ou autres, le cas échéant, ils auraient balayé devant leur propre porte en tout premier lieu. Je vois plutôt une simple question d’égo car la personnalité de l’homme incarné par le Président Adesina ne correspond pas tout à fait à celle attendue d’un dirigeant d’une institution qu’ils considèrent junior et de surcroit africaine. Le différend en début d’année, par voie de presse interposée, au sujet de la politique de prêts de la BAD jugée trop agressive, voir hasardeuse, par le Président de la Banque Mondiale sur un ton paternaliste de donneur de leçon mais n’ayant pas reçu l’assentiment escompté du Président de la BAD n’y est certainement pas étranger.
Pour dire les choses plus simplement: le Président Adesina est dans le collimateur des américains. Malgré cette évidence, il demeure curieux d’entreprendre toutes ces démarches à une échéance aussi proche des élections du poste de président de la BAD (dans moins de 2 mois maintenant). Cette échéance est pourtant toute indiquée, pour quiconque souhaiterait sortir le Président Adesina, de peser de tout son poids en ralliant autant de voix que nécessaire et le sanctionner à travers l’expression d’un suffrage qui confirmera l’adhésion d’une éventuelle majorité à un tel projet.
En 1995, le Président Babacar Ndiaye, à quelques mois de la fin de son deuxième mandat à la tête de la BAD, avait aussi subi toutes sortes de pressions venant principalement de membres du Conseil d’Administration qui réclamaient explicitement sa démission. Ils n’ont pas eu gain de cause mais non sans avoir recouru à des manœuvres peu orthodoxes, et ce, jusqu’aux toutes dernières semaines de son mandat final. C’est essentiellement la politique de prêts dans un contexte global de récession à cette époque qui avait jeté la pomme de discorde entre les différentes parties. La crise actuelle s’apparentant à plusieurs égards à celle de 1995 trouvera certainement un dénouement comme à cette époque, c’est à dire en prenant de la hauteur tout en se prêtant au jeu que commande les principes de démocratie de base en accordant plus de reconnaissance aux voix qui se considèrent inaudibles. Je citerai justement deux extraits du livre «Foi de Banquier» du Président Babacar Ndiaye paru en 1995 qui abondent dans ce sens:
- « La création de l’association des membres du personnel reste […] un acquis précieux, tant cette association est devenue […] un instrument important pour le renforcement du dialogue au sein de la Banque. […] Elle permet sans aucun doute, une meilleure communication horizontale et verticale, ferment d’une intégration et d’une solidarité renforcée pour la consolidation d’une véritable culture d’entreprise au sein de la BAD»
- « Comptable devant nos frères les hommes. Seul un esprit vaniteux peut prétendre s’affranchir du verdict de ce large jury aux dimensions, parfois, d’une foule anonyme. C’est, en effet, le lot de tout homme public, exerçant un magistère public, d’être le point de mire de tous, d’être sur la ligne de mire de tous.»
Je crois fermement à une sortie de crise imminente et sans heurts dès lors que le Conseil des Gouverneurs s’est déjà résolu à engager une revue indépendante du rapport d’enquête du Comité d’Éthique. Par ce fait, le personnel de la BAD est implicitement repositionné au centre du débat et ses préoccupations seront revisitées avec encore plus d’impartialité et de diligence. Au sortir de cet exercice louable, l’Institution en repartira grandie et suivra le cours normal de ses activités en toute quiétude. C’est tout au moins mon souhait le plus ardent.
2 commentaires
Article « Tribune de Alassane Ndiaye très intéressant.
Ce qui manque a la BAD, c’est un système de valeur qui coiffera l’ensemble des systèmes de gestion, sur lequel reposera le fardeau d’une planification stratégique, qui permettra des décisions appropriées au continent. L’élément humain est très important, les enfants de l’Afrique ne manquent pas, ce qui manque c’est la puissance financière qui dominera le Conseil des Gouverneurs, par le jeu des majorités.
Les pays ou les Associations hors Afrique font passer leurs objectifs par le biais du Conseil des Gouverneurs en usant de leur droit de vote, certainement, le pouvoir décisionnel est l’enjeu le plus important que les Africains doivent l’accaparer, et ce du fait que la conjoncture internationale laisse présager une redistribution des cartes.