La pandémie du coronavirus aura un impact redoutable sur l’économie du continent, plongeant l’Afrique dans sa pire récession depuis un quart de siècle. Mais pas seulement. Elle aura surement un impact sociétal et civilisationnel. La crise du Covid-19 s’est révélée comme un laboratoire d’idées disruptives et un reflet de tous les possibles. Elle aura en effet permis au débat intellectuel panafricain de prendre une nouvelle inspiration et un nouveau départ.
Quelle sera l’Afrique post-Covid ? Les décideurs, les intellectuels, les économistes, les artistes ou encore les acteurs de la société civile ont tous contribué à enrichir le débat. Grâce à une prise de conscience de la nécessité de tracer son propre chemin, les fils et les filles du continent se sont démarqués durant cette crise en proposant des pistes nouvelles pour redessiner ensemble l’Afrique de demain. Revenons sur trois mois mouvementés pendant lesquels la pensée africaine s’est renouvelée avec audace.
Appel à l’unité, à la solidarité et à l’annulation de la dette parmi les décideurs africains
Chefs d’Etats ou encore haut représentants d’institutions panafricaines et financières se sont exprimés sur le besoin de repenser les priorités du continent, ses relations avec le reste du monde et l’essence de son projet panafricain. Le continent subit de plein fouet une crise qui provient de l’extérieur. Face à cette situation inédite, les décideurs africains appellent à changer de paradigme et à transformer la crise du Covid-19 en opportunité pour accélérer les nouvelles orientations du continent, notamment son intégration, sa souveraineté économique et son nouveau rôle sur la scène internationale.
“La pandémie nous cautionne profondément sur la nécessité de renforcer les chaînes de solidarité africaine et les politiques de résilience de notre continent. Nous ne pouvons plus tout attendre de l’extérieur… Le salut de l’Afrique provient d’un sursaut continental et panafricaniste, pour que nos terres arables, nos forêts, nos richesses animalières et halieutiques soient des terreaux dans lesquels nous puisions les ressources de nos besoins vitaux, de notre sécurité alimentaire, des transformations nécessaires de notre système éducatif et sanitaire, de notre rayonnement et de notre contribution à la civilisation de l’universel” a ainsi déclaré Moussa Faki Mahamat, le Président de la Commission de l’Union Africaine, à l’occasion de la Journée de l’Afrique le 25 mai dernier.
Plus tôt au mois d’avril, le Roi Mohammed VI avait appelé à une solidarité africaine renforcée en offrant un cadre opérationnel pour la gestion de la pandémie du Covid-19 parmi les pays africains. Cette initiative pragmatique orientée vers l’action lancée le 14 avril dernier en concertation avec les Présidents ivoiriens et sénégalais s’inscrit dans l’école de pensée du souverain qui a toujours prôné l’unité et l’indépendance de notre continent ainsi que la coopération interafricaine. «L’Afrique doit faire confiance à l’Afrique», crédo de Sa Majesté, n’a jamais été autant d’actualité aujourd’hui, tant les africains se sont donnés les moyens de faire valoir leur potentiel en osant s’affirmer avec des réponses 100% africaines face à cette double crise mondiale, à la fois sanitaire et économique. Plusieurs acteurs ont salué l’initiative royale, tels que le Parlement Panafricain, organe de l’Union Africaine basé en Afrique du Sud ou encore un collectif d’experts et de chercheurs africains réunis en visio-conférence le mercredi 27 mai. Le Souverain a concrétisé sa vision de la solidarité africaine en envoyant le 14 juin de l’aide médicale vers quinze pays à travers le continent, du Burkina Faso à la Tanzanie en passant par le Congo et le Malawi. Les réactions se sont multipliées à travers le continent pour saluer un geste de solidarité humaine remarquable entre frères africains.
Le Président sénégalais Macky Sall a lui aussi marqué ce réveil continental en demandant l’annulation de la dette africaine le 25 mars dernier. L’appel de Dakar lancé officiellement par le chef d’Etat sénégalais le 9 avril a ainsi trouvé un large écho parmi de nombreux dirigeants du continent, y compris les pays membres de la CEDEAO qui ont plaidé pour l’annulation de la dette le 24 avril. Cet appel a également été salué par sa Sainteté le Pape François. Pour le Président Macky Sall, l’annulation de la dette africaine est une évidence pour amorcer un nouveau départ dans un ordre économique mondial où l’Afrique aura un rôle de plus en plus influent.
Plusieurs figures emblématiques du monde de la finance se sont aussi mobilisées sur cette question, dont Ngozi Okonjo-Iweala, ex-Ministre des Finances du Nigéria et ancienne Directrice Générale de la Banque Mondiale, Donald Kaberuka, ancien Ministre des Finances du Rwanda et Président de la Banque Africaine de Développement de 2005 à 2015 ou encore Cristina Duarte, ancienne Ministre des Finances du Cap Vert. Le 11 avril dernier, ces personnalités co-signaient une tribune appelant à “un allégement immédiat de la dette des États africains” afin que les gouvernements puissent “concentrer leurs efforts sur la protection des populations les plus vulnérables et sur le renforcement des systèmes de protection sociale.”
Les intellectuels africains en quête de sens: revoir nos priorités et relever les défis sociaux
“Nous n’avons pas le choix : nous devons changer de cap. Il est plus que temps !” C’est ainsi que se clôt la lettre ouverte “Il est temps d’agir” de 88 intellectuels africains à l’attention des dirigeants du continent. Cet appel publié sur le site en ligne Mediapart le 13 avril dernier qui rassemble écrivains, chercheurs, économistes et scientifiques établis sur le continent et à travers le monde, est une première. Face au choc du Covid-19, ils demandent aux dirigeants de repenser la santé comme un bien public essentiel. Mais ils vont au-delà en questionnant les modèles de développement et de gouvernance actuels afin qu’ils soient en phase avec les réalités locales et permettent aux pays africains de retrouver leur souveraineté économique. Ces intellectuels appellent les élites africaines à un changement de direction, à abandonner leur foi en une “Afrique nouvelle frontière de l’expansion capitaliste” et à choisir une nouvelle voie, celle qui permettra à “l’Afrique de retrouver la liberté intellectuelle et la capacité de créer sans lesquelles aucune souveraineté n’est envisageable.”
Cette nouvelle génération de penseurs et de chercheurs proposent de développer des solutions qui répondent au contexte social et culturel des pays africains. Il s’agit notamment “de rompre avec la sous-traitance de nos prérogatives souveraines, de renouer avec les configurations locales, de sortir de l’imitation stérile, d’adapter la science, la technique et les programmes de recherche à nos contextes historiques et sociaux, de penser nos institutions en fonction de nos communes singularités et de ce que nous avons, de penser la gouvernance inclusive, le développement endogène, de créer de la valeur en Afrique afin de diminuer notre dépendance systémique. Surtout, il est primordial de ne pas oublier que le continent dispose de suffisamment de ressources matérielles et humaines pour bâtir une prospérité partagée sur des bases égalitaires et respectueuses de la dignité de chacun.” conclut la lettre ouverte.
Parmi les signataires, on retrouve le célèbre prix nobel de littérature, l’écrivain nigérian Wole Soyinka, pour qui la pandémie représente une opportunité de relever les défis structurels du continent : “Tirons quelque chose de positif de ce désastre universel” a-t-il ainsi déclaré appelant les dirigeants à prendre conscience des réalités sociales et à penser une nouvelle forme de gouvernance emplie de compassion.
Défier l’afro-alarmisme de l’Occident et replacer l’Afrique au centre du monde
Qu’a l’Afrique à apporter au reste du monde? C’est une question philosophique que plusieurs intellectuels se posent déjà depuis plusieurs années à l’instar de l’économiste et penseur sénégalais Felwine Sarr qui s’est exprimé sur la question dans son essai “Afrotopia”. En ces temps de Covid-19, cette question devient encore plus pertinente.
La particularité de cette crise est qu’elle vient de l’extérieur, elle n’est pas endémique au continent. Face au caractère global de la crise, l’Afrique a pu se positionner avec ses propre atouts, ses propres réponses, ses contributions sur le plan mondial et rentrer ainsi dans une concurrence saine d’égal à égal avec ses pairs en Occident ou en Asie.
Le 10 avril dernier, 50 intellectuels africains co-signaient une tribune intitulée “Coronavirus : pour en sortir plus forts ensemble” publié sur le site Jeune Afrique. Les penseurs appellent entre autres à “une véritable union des pays africains sur les plans économique et sanitaire (et) une mutualisation des réponses aux risques engendrés par le Covid-19 et au-delà” ainsi que “le partage de connaissance, de savoir-faire et de matériels médicaux” tout en utilisant “l’énorme patrimoine culturel et traditionnel d’où est issue la pharmacopée africaine.”
Ainsi, cette action collective panafricaine permettra de mettre à l’épreuve les pronostics pessimistes et alarmismistes à l’oeuvre dans les capitales occidentales. “C’est une opportunité historique pour les Africains, de mobiliser leurs intelligences réparties sur tous les continents, de rassembler leurs ressources endogènes, traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales, leur créativité pour sortir plus forts d’un désastre que certains ont déjà prédit pour eux” peut-on lire dans cette lettre ouverte.
En effet, la crise du Covid-19 aura été révélatrice d’un mal qui ronge toujours les élites occidentales, cette tendance à imaginer des scénarios catastrophes pour l’ensemble du continent, alors que celui-ci est si diverse et que sa réponse et sa gestion de la crise sanitaire ont été largement sous-estimées.
Le célèbre philosophe camerounais Achille Mbembé, signataire de cet appel, a lui-meme toujours combattu l’afro-pessisime appelant à un réveil continental pour que l’Afrique trace son propre chemin. Dans un entretien diffusé sur rfi le 22 avril dernier, il exprime sa désapprobation face aux réactions suscitées envers l’Afrique depuis le début de la crise du Covid-19 : “Chaque fois qu’il est question d’Afrique, c’est la catastrophe. Or, ce sont des catastrophes souvent annoncées qui ne se réalisent pas du tout. Les Africains en ont marre, ils n’écoutent même plus ce genre d’analyses. Si on peut traiter tout cela d’analyses. Ce sont des préjugés que l’on ressasse, peu importe les situations ou les évènements”.
La tribune des 50 intellectuels alerte par la même occasion des effets devastateurs que cette vision pourrait avoir pour l’Afrique : “Les scénarios-catastrophes, envisagés çà et là pour le continent, pourraient de facto avoir un impact négatif sur les économies et l’évaluation des risques généralement défavorables à l’Afrique d’avant Covid-19, les investisseurs étant dans un contexte d’incertitude totale.”
Cependant, il aura fallu très peu de temps pour que l’Afrique, à travers ses iniatitives citoyennes et ses foces vives, révèle au monde sa résilience, son agilité et son ingéniosité face au Covid-19. L’intellectuel ivoirien Franck Hermann Ekra à l’initiative de cette tribune le confirme dans un entretien publié dans le Monde le 26 avril : “L’Afrique d’après est déjà là : je me l’imagine créative, solidaire, résiliente, c’est-à-dire par essence africaine. L’Afrique, nous le savons, est une totalité plurielle, c’est des Afriques dont il s’agit ! Elles sont si riches de leur diversité, de leur historicité, de leurs identités narratives. Poreuses aux vents du monde, elles se situent aujourd’hui du côté du tournant de l’innovation, de la digitalisation des sociétés urbaines 3.0, mais conservent un fort attachement à la ruralité qui constitue toujours un pan essentiel de leurs cultures et de leur production de chaîne de valeurs.”
Une perspective partagée par l’intellectuel Sénégalais Souleymane Bachir Diagne, confiné à New York depuis le début de la pandémie. “L’Afrique n’est pas cette poussée démographique à laquelle la réduisent bien des prospectivistes et dans laquelle ils ne voient que des problèmes. Elle est une force d’innovation et de créativité”, a-t-il déclaré dans un entretien sur Le Point Afrique. “Je vois déjà des Africains fabriquer des masques, les élèves de l’École polytechnique de Thiès, au Sénégal, se lancer dans la fabrication d’un modèle de respirateurs qui ne coûtera pas les yeux de la tête … tout cela parle de pays qui comptent d’abord sur leurs propres forces avec la volonté de mettre l’intelligence africaine à l’œuvre. Rien à voir avec une Afrique qui attend tout de l’aide extérieure.”
Les économistes africains tels que Felwine Sarr, nous interpellent sur le besoin de réinventer l’économie et non de sauver le modèle économique actuel qui n’a pas fait ses preuves sur le continent. Un vrai mouvement est en marche selon l’économiste sénégalais qui aux côtés d’autres universitaires a proposé son aide au gouvernement travaillant sur le plan de résilience économique et sociale lancé par le président Macky Sall en avril dernier. Cet économiste de renom appelle à la réorientation et la restructuration des économies africaines, en diversifiant l’économie, en diminuant la dépendance aux matières premières et en industrialisant pour atteindre l’auto-suffisance alimentaire. Pour l’économiste, il est temps de sortir de la spirale de “la politque de la main tendue et de la compassion” pour que l’Afrique prenne son destin en main…
“Rien ne sera plus comme avant …”
Les artistes aussi se mobilisent face à cette crise et voient en celle-ci un effet catalysateur. “Dans beaucoup de domaines, rien ne sera plus comme avant. Je fais confiance au génie des créateurs culturels pour prendre part à ce nouveau départ de l’après-coronavirus. A cette Afrique nouvelle” a ainsi déclaré Youssou N’dour, la star sénégalaise qui a été à l’initiative de plusieurs projets de solidarité panafricaine pendant cette crise sanitaire.
Le réveil continental ne fait ainsi que commencer et va s’accélérer dans les mois et les années à venir. Le débat d’idées parmi les décideurs et les penseurs africains entrainera certainement des transformations politiques, économiques, sociales et culturelles durables sur le continent. Certains changements sont déjà palpables…D’autres reste à découvrir… L’Afrique post-Covid compte se renouveler et briller au centre du monde grâce au génie de ses citoyens et à un renouvellement du panafricanisme.
Isabelle Dana Bilal