Par Racine KANE, ancien cadre de la Banque africaine de développement et du Ministère de l’Economie, des Finances et du Plan du Sénégal.
Au cours des années 80, le paradigme naissant pour les pays en développement, notamment ceux situés au sud du Sahara, reposait sur deux piliers essentiels, à savoir (i) la démocratie et (ii) l’économie de marché. Cette approche, qui trouve sa source dans le consensus de Washington, a été longuement débattue lors des fora en particulier ceux animés par les agences du Système des Nations Unies. Elle a été privilégiée pour faire face aux chocs et crises subis par nos économies.
L’éclosion et le développement de ce paradigme évoqué, ci-dessus, ont été facilités par la fin de la Guerre Froide dont le point culminant a été la chute du mur de Berlin en 1989. Face à cette situation, les sirènes jonchées sur les piliers de ce paradigme ont vite fait de convaincre plusieurs intellectuels dont également ceux se réclamant des mouvements de gauche, de la pertinence de cette approche. Ce paradigme a favorisé la mise en œuvre des politiques d’ajustement, de gestion de la demande et de stimulation de l’offre de production menées au cours des années 80. Ces réformes reconnaissaient un rôle majeur au marché dans la production des biens et services marchands. L’Etat a vu son action circonscrite dans la sphère des biens et services non marchands avec un crédo : Faire moins mais mieux.
Les résultats étaient globalement mitigés mais certains pays avaient pu opérer une rationalisation des dépenses publiques, une reprise de la croissance et une relative amélioration de la Gouvernance. Ces pays avaient commencé à infléchir la courbe de la pauvreté même si on observe encore une grande paupérisation des pays en conflits et/ou confrontés à des contraintes majeures en matière de gouvernance. La croissance du PIB du Continent, estimée à 3,4 % en 2019 selon la BAD, était projetée à 3,9% et 4,1% respectivement en 2020 et 2021. Cette pandémie a entrainé un nouveau choc, d’une autre nature, qui a remis en cause les objectifs de croissance des pays et freiné les efforts d’une plus grande inclusion sociale. Elle agit négativement sur les agrégats de l’offre et de la demande de production.
Pour ma part, je ne prétends pas épuiser le débat sur la relation « cause à effet » entre l’évolution actuelle de notre Planète et l’avènement de la pandémie – la COVID 19. Cependant la tentation est forte de mettre en exergue deux causes :
– (1) la COVID 19 peut être perçue comme un appel à l’autorégulation de la Planète sur des questions majeures de son devenir telles que les changements climatiques, la protection de l’environnement et la satisfaction des besoins essentielles de nos populations,
-(2) la COVID -19 se présente comme une situation unique fournissant un précipité pour les manifestations au grand public des germes de changements, tendances lourdes et tares de nos sociétés. La tentation est également forte de se rappeler du Son de la Mystérieuse Trompette dont parlait Bob Marley, même si nous sommes convaincus qu’il y aura encore d’autres Trompettes ayant un impact sur le devenir de nos générations.
Au-delà des réponses ponctuelles des pays du Continent pour lutter contre les effets de la COVID-19, je voudrais partager, à travers les lignes qui suivent, les principaux domaines d’intérêt, qui vont demeurer en matière d’élaboration et de mise en œuvre réussie des politiques de développement dans nos pays.
Hiérarchiser nos préférences collectives doit plus que jamais demeurer au centre de nos préoccupations. Cette pandémie en constitue également une remarquable opportunité. Elle est favorable à la détermination des principales variables à considérer dans une analyse structurelle pour nos scenarii de développement. Dans cette perspective, nos pays doivent se doter de systèmes de gestion du développement articulés autour des long, moyen et court terme pour redonner les éclairages indispensables à nos programmes d’actions et d’investissement.
Protéger la biodiversité à travers la prise en compte des effets liés au changement climatique et à l’environnement, constituera le lit de nos pensées pour le bien-être de nos populations : Ces préoccupations continueront d’être des tendances lourdes pour toute étude prospective et stratégique qu’aucun pays ne pourra ignorer. Elles encouragent aussi la poursuite de la relecture du mode de calcul économique tel qu’il est pratiqué actuellement pour la quantification des inconvénients et avantages pour le choix des d’investissements.
Développer le Savoir en vue de s’approprier l’élaboration et la mise en œuvre des politiques de développement : Même si elles doivent bénéficier d’un éclairage externe, l’élaboration et la mise en œuvre de nos politiques de développement doivent être notre propre fait. Pour ce faire, le savoir des générations, fortement corrélé à l’accumulation du capital, en est une condition première de réussite. Sans une accumulation du savoir, les attitudes et aptitudes de nos populations ne permettront pas de disposer des compétences requises pour la transformation de nos sociétés. Le capital humain doit mettre l’accent sur l’adaptation de l’offre de formation aux besoins de notre système de production et nos valeurs culturelles.
Intensifier la Recherche-développement : Elle doit avoir un impact certain sur l’accroissement de la richesse, notamment là où nous disposons d’avantages comparatifs. L’émulation, lors de la pandémie, pour faire face, avec des compétences locales, au besoin d’appareils à respirer est à saluer. Cette émulation doit être une constante et concerner toutes les chaînes de valeur. Les normes et qualités des produits et l’innovation sont des préalables pour la transformation.
Renforcer la Démocratie et la Gouvernance participative, qui continueront d’être des piliers du paradigme de notre développement : Un système démocratique solide, des institutions et mécanismes permettant d’asseoir les principes de participation, de transparence et d’obligation de rendre compte doivent être clairement définis et être au cœur de la conduite des affaires de la Cité. Ce système favorise une acceptation des politiques de développement et le renouvellement des compétences et la transition politique dont nos pays ont grand besoin
Instaurer et renforcer le Dialogue social inclusif entre l’Etat, le patronat et les travailleurs sur la conception, la mise en œuvre et le suivi de la politique économique et sociale : Ce dialogue devra permettre une formulation conjointe de toute stratégie de promotion du secteur privé et de l’emploi, notamment des jeunes. L’Etat doit créer un climat favorable à ce dialogue mais également favoriser le renforcement des capacités techniques pour une participation active du secteur privé à ce dialogue. Il faudra encourager aussi la prise de participation par les travailleurs au capital des entreprises, gage d’un partenariat solide entre l’Etat et le Patronat et encourager la mise en place d’un système de Partenariat public-privé au vu des besoins de financement, du rôle de l’Etat et de l’insuffisance de ses ressources.
Poursuivre le renforcement des infrastructures de base (Routes, énergie, NTIC, Eau, assainissement, etc.) à vocation national et régional et le développement urbain : Ces infrastructures permettront de procéder au désenclavement des zones de production, d’accélérer le processus d’intégration économique et de favoriser la mise en place des unités de production dans les secteurs structurants. L’Etat devra également promouvoir le développement urbain, la décentralisation et la déconcentration.
Rechercher la compétitivité restera un mode privilégié d’accroissement de la richesse des nations : La demande mondiale continuera d’être une source de spécialisation des économies qui ont la capacité de procéder à des innovations, de maintenir et d’accroitre la compétitivité. Dans cette perspective, la compétitivité ne doit pas être perçue comme un jeu à somme nulle. La délocalisation des segments de production industrielle se poursuivra là où les facteurs de production sont les moins onéreux. Cette approche a été théorisée par plusieurs économistes dont notamment Paul Krugman qui a obtenu le Nobel d’économie en 2008 . Auparavant, l’économiste Kaname Akamatsu avait montré en 1937, en s’appuyant sur l’exemple du Japon, comment les pays (les 4 dragons : Singapour, Corée du Sud, Hong Kong, Taïwan), pour réussir leurs insertions dans l’économie mondiale, se sont engagés dans un processus d’industrialisation d’abord sur un produit à faible technicité importé (politique d’import substitution) à la production par la suite de biens destinés à l’exportation. Cette approche est connue sous le nom de la théorie du « vol d’oies sauvages ».
Sous ces éclairages, rechercher la compétitivité signifie d’abord une reconquête de nos marchés intérieurs et suppose des plans d’amélioration de la compétitivité des entreprises pour une politique d’import substitution réussie. Par la suite et de manière progressive (parfois concomitantes) nos pays devront adopter des politiques axées sur les exportations. La compétitivité n’est pas ainsi antinomique à la souveraineté et le multilatéralisme demeurera comme mode privilégié pour résoudre les problèmes entre nations. Les avantages de la globalisation pour nos populations demeurent supérieurs aux effets de la dé-globalisation qui à terme favoriserait un accroissement des prix, une inefficacité des appareils de production.
La recherche de la compétitivité ne doit pas se faire au détriment de la protection de la biodiversité et la mise en place d’un minimum requis en matière de santé et d’éducation doit être au cœur de nos politiques publiques. Les politiques dans ces domaines ne doivent pas exclurent l’apport du secteur privé, mais l’intervention de l’Etat doit être efficiente et demeurer une garantie pour la satisfaction de ce minimum requis. En d’autres termes, les lois du marché ne doivent pas être les seuls instruments de pilotage de l’économie. Par ailleurs, en tirant les leçons de la pandémie, il serait plus efficace d’asseoir une cartographie des risques et des mesures d’atténuation dans nos systèmes de gestion des secteurs clés plutôt que de prôner systématiquement la préférence nationale pour chaque type de besoins. Une telle approche ne peut être durable. Nos futurs reposent sur le développement des échanges des biens et services marchands à travers l’amélioration continue de la compétitivité et la recherche de l’innovation.
Je voudrais enfin terminer mon propos en insistant sur l’apport de la communication à travers laquelle l’image de nos pays est perçue. Elle doit être une partie intégrante de nos stratégies. La communication joue un rôle fondamental pour l’utilisation des ressources locales, la protection de nos valeurs culturelles, l’orientation et le mode de consommation de nos populations.
A propos de l’auteur
Racine KANE compte près de 30 années d’expérience dans le domaine du développement. Il a entamé sa carrière en 1986 au sein du ministère de l’Économie, des Finances et du Plan où il a occupé plusieurs postes d’experts, de chef de division de la planification générale et de Macro-économiste au sein de l’Unité de la politique économique (actuel CEPOD) dudit ministère. M Kane a contribué significativement à l’élaboration et la mise en œuvre du système national de planification actuel du Sénégal et de la stratégie du développement du secteur privé. Au cours de cette période il a également dispensé des cours dans plusieurs centres de formation du Sénégal (CESAG, IDEP, INDR, Université de Dakar).
Par la suite Mr. Racine Kane a rejoint le Groupe de la Banque africaine de développement en 2003 en qualité d’économiste supérieur. Entre 2003 et 2007, M. KANE a été l’économiste de la Banque pour le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Togo. Il avait également la responsabilité du suivi des relations entre la Bad et l’UEMOA. En 2008, il a été promu économiste-pays en chef. En 2010, il a été nommé représentant-résident de la Banque africaine de développement au Cameroun et la RCA. M. KANE a été promu en septembre 2017 comme Directeur Général adjoint de la Bad pour l’Afrique centrale et travaillera sur l’ensemble des pays membres de la CEMAC et la RDC.